L’histoire des Grands Prix moto, depuis cette cassure fondamentale que fut, au tout début des années soixante, l’arrivée des usines japonaises, fournit un bon exemple de la façon dont le risque d’un accident toujours potentiellement mortel a pu, en quarante ans, évoluer dans sa prise en compte tant par les pilotes en tant que groupe que par les instances organisatrices de ces compétitions. Souvent courues sur des circuits d’occasion parfois bordés d’arbres, la dangerosité de ces épreuves se paya pendant longtemps par une mortalité significative, laquelle entraîna, dès 1953 comme le précise Glenn Le Santo dans son histoire des Grands Prix moto, une réaction des pilotes sous la forme du plus classique des conflits du travail : une grève qui, dit-il, : « marqua le début d’un long combat contre l’instance dirigeante, la FIM, au sujet de la sécurité et des conditions de travail ».
Pourtant, l’arrivée des équipes japonaises officielles en 1959 devait se traduire, sans doute parce que leurs moyens financiers leur permettaient de construire des machines plus fiables, mieux préparées et, notamment pour ce qui concerne les pneumatiques, mieux équipées, une baisse sensible du nombre des accidents mortels. Fort logiquement, leur retrait de la compétition produisit l’effet inverse, et ce dès 1969, l’année qui suivit le départ de Honda, avec le décès de Bill Ivy, consécutif à une chute en cours d’essais provoquée par le serrage de sa Jawa. La grande époque du Continental Circus et de ses pilotes privés fut aussi celle de la mortalité la plus forte, avec comme point d’orgue l’accident du grand prix d’Italie 250 à Monza, qui provoqua la mort de Renzo Pasolini et du champion du monde en titre, Jarno Saarinen ; la même année vit les pilotes officiels boycotter l’épreuve la plus dangereuse, la manche britannique du championnat courue lors du Tourist Trophy de l’île de Man, puis l’épreuve allemande au Nürburgring. Aussi, en 1977, le grand prix britannique délaissa l’île de Man au profit du circuit de Silverstone ; ce premier succès n’empêcha pas la poursuite de cet affrontement tripartite entre les pilotes, les organisateurs et la FIM, lequel dura jusqu’en 1982, avec des grèves affectant les grands prix de France et de Tchécoslovaquie. Depuis lors, l’abandon des circuits les plus dangereux, en particulier les tracés routiers de Brno ou d’Imatra en Finlande, ou le trop long Nürburgring, et les investissements réalisés pour la sécurité des pilotes, ont entraîné une baisse extrêmement significative de la fréquence des accidents mortels : le dernier en date, le décès du très prometteur Daijiro Kato, en 2003, survient après dix ans sans accident grave, puisque la chute dans laquelle Wayne Rainey, champion du monde en titre, perdit l’usage de ses jambes, se produisit en 1993 à Misano. En d’autre termes, et en fonction des kilomètres parcourus, les grands prix moto sont sans doute aujourd’hui devenus moins dangereux que la simple circulation routière.

les conflits du travail sur le Continental Circus

Si les enjeux n’en avaient pas été vitaux, on pourrait ne voir là que le développement, sur une période longue de trente ans, d’un banal conflit du travail, dont l’issue dépend entièrement de la capacité qu’ont eu les salariés d’exercer une pression suffisante pour voir leurs revendications satisfaites. Durant les années soixante-dix, la moto, presque disparue des rues dix ans plus tôt alors qu’elle n’était plus guère utilisée que par une population résiduelle de blousons noirs et de rockers, la fraction dangereuse de la classe dangereuse, en somme, connaît un fort développement qui à la fois élargit, quantitativement et socialement, la population qui l’utilise, et en fait un enjeu commercial de plus en plus significatif, lequel permet à son tour à des grands prix dont l’audience croît d’accueillir des pilotes dont la notoriété, à l’image d’un Barry Sheene ou d’un Kenny Roberts, dépasse le cercle des amateurs pour toucher le grand public. Comme le remarque Glenn le Santo, l’arrivée des pilotes américains, et de Kenny Roberts en particulier, marquera le développement d’une professionnalisation de la pratique, avec un accroissement du poids financier des épreuves, et une montée des exigences en matière de sécurité et de conditions de travail. A cet égard, la lutte pour l’abandon du Tourist Trophy, l’épreuve la plus dangereuse, reste fortement significative : les pilotes les plus prestigieux devaient, dès 1972 pour Giacomo Agostini, Angel Nieto ou Barry Sheene, refuser de participer à l’épreuve, eux qui, à la différence des pilotes privés, disposaient d’une position sociale suffisamment solide pour imposer à leurs employeurs comme aux organisateurs une telle décision, tout en souffrant moins que d’autres des points perdus en participant à une épreuve de moins. Et, d’une manière générale, les grèves de pilotes ne seront jamais suivies que par ceux qui disposaient d’une place dans une écurie officielle, les grands prix auxquels ils refusaient de participer n’étant jamais annulés, mais courus seulement par des pilotes privés. La notoriét&eacute des principaux pilotes, leur capital symbolique, leur permit de peser sur les détenteurs du capital physique, FIM et organisateurs des compétitions, notamment,comme le rappelle Glenn le Santo, par la menace d’une scission avec, à la fin des annés 70, et sous l’impulsion de Kenny Roberts, le projet des World Series, une compétition parallèle qui aurait privé l’épreuve officielle de ses pilotes les plus connus, ceux, donc, qui faisaient la popularité de ce sport, et les entrées payantes sur les circuits. La simple menace suffit et, comme on l’a vu, ce conflit qui traînait depuis plus de vingt-cinq ans fut rapidement résolu et, à ce jour, globalement, en dehors de conflits épisodiques portant sur des circuits précis, l’accord trouvé tient toujours. Et c’est le fait, pour la moto, et pour ses pilotes, de sortir de la marginalité sociale, qui a permis d’en finir avec un risque imposé à ceux qui étaient, au fond, trop pauvres et trop peu nombreux pour le refuser.

fous du guidon

On peut, on le constate, difficilement se retrouver plus éloigné du stéréotype de la tête brûlée qui semble n’avoir d’autre but dans l’existence que de mourir ailleurs que dans son lit. Tout sport dont l’exercice est potentiellement mortel – alpinisme, parachutisme, plongée sous-marine – connaît sa pratique extrême, celle où l’erreur est fatale, les sauts depuis un point fixe, falaise, pont ou tour, par exemple, pour le parachutisme, ou l’apnée à grande profondeur pour la plongée, mais le développement de ces pratiques est généralement récent, très postérieur aux débuts de la pratique elle-même, et toujours marginal, voire combattu par les instances dirigeantes du sport en question. Le sport motocycliste, à l’inverse, a évolué, contre ses instances dirigeantes, en direction d’une réduction progressive du risque, et cela à cause de sa professionnalisation et des enjeux commerciaux qui l’accompagnent, et qui fait que les spécialistes des circuits routiers ne se recrutent désormais plus que dans les camps des amateurs ou des anciens professionnels. Ils sont, en d’autres termes, et contrairement aux pilotes des années soixante-dix, exclusivement volontaires : chez eux, le risque extrême est un choix, et pas un inconvénient inévitable du métier qu’ils exercent. Car, pour l’heure, les épreuves excessivement dangereuses telles le Tourist Trophy existent toujours, sont courues chaque année en provoquant systématiquement un ou plusieurs accidents mortels, et attirent toujours des participants qui n’ont aucun moyen de prétendre ignorer que, à la fin des compétitions, ils seront définitivement moins nombreux qu’au début.
Mais, évoluant en sens inverse, ces différentes disciplines se retrouvent aujourd’hui au même point, avec une dichotomie entre la pratique globale, officielle et encadrée, où tout est désormais fait, et avec succès comme on vient de le voir pour la moto, pour maintenir le risque au plus faible niveau possible, et une pratique marginale, et parfois illégale, qui, au mieux, s’accommode d’un risque bien plus élevé, et, au pire, le recherche. Pourtant, aujourd’hui, la différence, portant notamment sur la légitimité du risque, entre ces sports tous objectivement dangereux, existe plus que jamais et est, plus que jamais, socialement constituée, au point de tracer une frontière entre, par exemple, l’alpinisme ou la plongée, sports dont la pratique populaire est reconnue et encouragée, et dont les expressions extrêmes, au minimum, ne sont pas décriées, et la moto, ignorée en tant que sport, dévalorisée dans son expression quotidenne.