Entrée en vigueur en 1986 et selon des modalités que l’on n’a pas encore pu déterminer, au moment de l’apparition des grosses sportives comme la GSX-R 1100, au point qu’on aurait presque l’impression que Suzuki en revendique la responsabilité, la disposition législative généralement et improprement connue sous l’appelation « loi des 100 cv » se réduit, en fait, à un simple alinéa de l’article R311-1 du code de la route, lequel définit une motocyclette comme un « véhicule à deux roues à moteur ne répondant pas à la définition du cyclomoteur et dont la puissance n’excède pas 73,6 kilowatts (100 ch) ». Cette disposition extrêmement discrète et, sûrement, totalement ignorée du législateur comme du politique, influence pourtant de façon absolument déterminante les pratiques d’une bonne partie des motards français, dans la mesure où elle les conduira si besoin est à opter pour une situation illégale qui se trouve, en particulier depuis la loi Sécurité et développement des transports de janvier 2006, très fortement réprimée.

une exception française

Il ne s’agit pourtant pas de la seule mesure restreignant la puissance des deux-roues à moteur, seuls types de véhicules, avec les tricycles et quadricycles qui leurs sont assimilés, à souffrir de ce genre de contrainte, puisqu’on sait que les cyclomoteurs sont limités en puissance et en vitesse, et les motocyclettes légères, alias 125 cm³, ainsi que les MTT 1, les motos accessibles aux moins de 21 ans, en puissance seule. Mais toutes ces limites comportent deux éléments communs : d’abord, elles se justifient par un manque de capacité du conducteur, inexpérimenté dans le cas de la MTT 1, non formé pour les utilisateurs de cyclomoteurs ou les automobilistes accédant à la 125 par équivalence avec le permis B, et peuvent valoir à titre provisoire, puisque, une fois l’âge légal atteint, un motard peut réglementairement débrider sa MTT1. D’autre part, ces contraintes se retrouvent à peu près à l’identique au niveau européen, avec les deux-roues de classes A, B, C et D, qui correspondent aux catégories françaises. Et la même rationalité qui pousse à accepter la règle commune, au motif qu’elle est partout la même, conduit à rejeter celle qui n’existe nulle part ailleurs. La définition de l’article R311-1 possède donc la double caractéristique de poser une restriction absolument unique en Europe, et d’interdire à tous les motards français, quels que soient leur expertise comme leur expérience, de conduire ces véhicules, ce qui signifie qu’un pilote professionnel se voit ainsi dénier par l’Etat la capacité d’utiliser sur route une moto dont la puissance peut être de moitié inférieure à celle de la moto de compétition avec laquelle il a fait ses preuves sur piste.
Dans les faits, et en raison de la tolérance admise lors des mesures, toutes les motos qui, partout ailleurs en Europe, dépassent la limite réglementaire, sont commercialisées en France avec une puissance de 78 kW, soit 106 CV. Or, si l’on compare une CBR600RR, dont la puissance de 86 kW se trouve assez proche de ces 78 kW, et lui permet d’atteindre une vitesse maximale de l’ordre de 240 km/h, et une Fireblade, ses 1000 cm³, ses 126 kW/172 cv et sa vitesse de 280 km/h, on se trouve totalement incapable de relever la moindre pertinence au fait d’autoriser la première, et d’interdire la seconde. En d’autres termes cette limitation, purement nationale, incohérente, rationnellement injustifiable, ne vise nullement à assurer la sécurité de qui que ce soit : elle vise à désigner un engin particulier comme intrinsèquement dangereux, à un point tel que, au même titre qu’une drogue, ou une arme de guerre, sa commercialisation ne saurait être autorisée.
On pourrait rapprocher cette situation de celle qu’étudie Baptiste Coulmont à propos de la loi du 30 jullet 1987, contemporaine donc de la mesure frappant les motos, qui interdit l’implantation de sex-shops à proximité des écoles, au nom de la protection des mineurs contre la tentation à laquelle, en raison de leur jeune âge, ils risqueraient de succomber, et donc, en fait, contre eux-mêmes et leurs tendances malsaines. De la même façon, on va protéger les motards, quels que soient leur âge et leur expérience, contre l’irresponsabilité qui leur est consubstantielle, irresponsabilit&eacute dont le fait qu’ils aient choisi pour leurs déplacements un véhicule qui n’offre pas toute la sécurité disponible par ailleurs, et qui échange une sécurité responsable contre un plaisir coupable, constitue une preuve nécessaire et suffisante. Tautologique, puisqu’il interdit un engin en raison de sa dangerosité, laquelle dangerosité découle du fait qu’il est interdit, l’article R311-1 se résume, en réalité, à une pure mesure de stigmatisation, stigmatisation qui, de plus en plus, crée des délinquants.

Car son impact sur le marché de la moto, très marginal au moment de son introduction dans les années 80 où seules les grosses sportives comme la GSX-R ou la Kawasaki ZX-10 dépassaient la limite, n’a fait, avec l’augmentation des puissances spécifiques comme des cylindrées, que s’étendre au point que, si l’on prend en compte les ventes de motos au sens administratif, réservées aux détenteurs du permis A, donc d’une cylindrée supérieure à 125 cm³ mais en incluant les scooters, et que l’on retient tous les modèles vendus à plus de mille exemplaire en 2005, les véhicules bridés représentent aujourd’hui 35 % du marché, donc plus d’une moto sur trois. Et plus la cylindrée est importante et son caractère sportif affirmé, plus l’écart entre ce qui est permis en France, et ce qui est autorisé partout ailleurs en Europe, grandit : ainsi BMW, dont même les routières paisibles dépassent aujourd’hui les 80 kW, commercialise depuis l’an dernier un quatre-cylindres de 1200 cm³ dont la puissance, suivant les modèles, varie de 112kW pour la routière à 123kW pour la sportive. L’écart de 67 % entre puissance disponible en France et en Europe entraîne deux conséquences inévitables, l’une technique, l’autre sociale. Techniquement, plus l’écart entre ces deux valeurs sera important, plus l’effet en sera sensible pour l’utilisateur. Car une adaptation subtile aux seules spécificités nationales impliquerait de concevoir deux moteurs entièrement différents, l’un pour la France, l’autre pour le reste du monde ; les constructeurs n’ayant pas l’habitude d’une telle philantropie, ils se contententeront plutôt d’une limitation brutale qui handicape sévèrement l’agrément d’utilisation. Et socialement un acheteur potentiel, conscient du caractère doublement arbitraire d’une contrainte qui n’existe nulle part ailleurs en Europe, et qui touchera la tranquille BMW R1200RT, mais pas la Honda CBF1000 pourtant plus rapide, sera fortement tenté, s’il considère que le jeu en vaut la chandelle, d’entrer dans la clandestinité. Et si certains modèles, comme la Kawaski Z750, la plus grosse vente, dépassent la limite d’une façon suffisamment marginale pour rendre peu rentable l’arbitrage entre agrément et risque qui découle de l’opération illégale du débridage, on peut tenir pour acquis que l’essentiel des utilisateurs de certaines machines, les grosses sportives, eux, n’hésitent pas.

la norme contre la loi

C’est que, pour les motards, l’illégalité dans leur pratique quotidenne s’analyse d’une façon totalement différente de celle qu’évoque Jean-Marie Renouard dans son travail consacré aux automobilistes condamnés pour des infractions au code de la route, où celle-ci est occasionnelle, et dépend de normes produites individuellement, même si l’on constate qu’elles sont d’application fréquente. Comme tous les usagers minoritaires de la route, les motards évoluent dans un milieu physique, une voirie exclusivement concue pour l’automobile avec ses aménagements dont certains, comme les glissières de sécurité simples, sont mortels en cas de chute, et dans un cadre réglementaire qui prend peu, ou pas du tout, en compte leur spécificité, comme dans le cas d’un stationnement sur les trottoirs, sanctionné pour tous les véhicules, y compris les vélos, au même titre que pour une automobile, ce qui revient à considérer qu’un deux-roues occupe la même quantité d’espace qu’un véhicule d’une surface cinq fois supérieure. Sans même évoquer les déterminants historiques et sociaux qui suffisent à faire des motards un univers à part, on conçoit qu’une telle situation incite fortement à se doter de ses propres normes, connues de, sinon communes à, l’ensemble des motards, et qui seront d’autant plus répandues, ou d’autant plus rares, qu’elle s’éloigneront de pratiques quotidiennes, formellement illégales mais universellement employées, comme la circulation entre les files de voitures, pour lesquelles les associations de motards revendiquent une tolérance, pour toucher des questions beaucoup plus contestées, comme la pratique consciente et fréquente des hautes vitesses, ou le débridage.
Il n’en demeure pas moins qu’une fraction non négligeable des motards français roulent sur des véhicules dont l’usage est interdit en dehors des circuits ; ils sont, en d’autres termes, en permanence, dans une illégalité revendiquée, qui s’apparente à ce que, dans certains milieux pourtant fort peu adeptes de la moto, on qualifie de désobéissance civile. Ce qui pose deux questions : comment faire, et comment assumer.

Suivant les marques, le débridage peut se révéler assez simple, au point que, de même que pour la bombe atomique, on en trouve la recette sur Internet, ou redoutablement complexe, ce qui implique un ensemble de manoeuvres dont Pierre, dans son entretien, fournit un bon exemple :

En fait, le concessionnaire chez qui je l’ai achetée vend des motos bridées, conformément à la loi. En revanche, quand il en a vendues deux, trois ou quatre, il propose à leurs propriétaires de les lui ramener, il les met sur un camion, il les emmène en Belgique, il les fait débrider en Belgique et il les ramène ensuite. Coût de l’opération : 70 euros pour le propriétaire.

Bien d’autres pratiques, comme l’envoi des boîtiers électroniques, que l’on peut programmer pour limiter, ou pas, la puissance, en Suisse, existent, et qui permettent de contourner la restriction sans risque pour le concessionnaire, puisque l’opération n’est pas effectuée par lui, et a lieu dans un pays où elle est légale. De la même façon, l’acquisition d’une licence de pilote donne la possibilité de faire débrider légalement son engin, qui sera alors réglementairement limité à un usage sur circuit, et de rendre légale, sinon son utilisation sur route, du moins sa possession. Enfin, des situations particulières peuvent fournir des occasions à saisir, comme pour le cas de Pierre :

Moi, pour faire débrider la moto, je téléphone au concessionnaire, il me dit : « vous venez quand vous voulez ». Bon, et après, comment ça se passe, il me dit : «  c’est moi qui vais la débrider », parce que, je reviens un peu en arrière, le bridage sur cette moto c’est un programme informatique qu’il faut enlever sur le calculateur. En revanche, le fait d’enlever ce programme informatique laisse la trace de qui l’a enlevé. C’est pour ça que les concessionnaires renâclent au débridage. Alors, le type me dit : « je vais vous la débrider moi-même ». Je lui dit : « mais ça va laisser la trace », il me dit : « oui, mais c’est pas gênant parce que je dois faire un crash informatique pour remettre mon système informatique à plat, donc c’est pour ça que je peux me permettre de le faire ». Je dis bon, d’accord. Je vais chez lui, il me débride la moto, et je lui dis : « bon, alors il n’y a pas de traces sur vos ordinateurs que vous m’avez débridé la moto ». Il me dit non, et je lui dis : « et sur mon calculateur il n’y a pas de trace non plus », il me répond : « normalement, il n’y a pas de trace ».

On commettrait une erreur fondamentale en voyant dans cette pratique une marque d’irresponsabilité juvénile : d’origine sociale élevée, Pierre a plus de quarante ans et possède avec un associé sa petite entreprise ; pour lui comme pour ses amis, acheteurs du même modèle de moto, d’une même tranche d’âge et d’un milieu social proche, utilisant lors de leurs sorties dominicales un véhicule illégal à des vitesses prohibées, il s’agit bien, en toute conscience, de revendiquer sa propre norme contre la contrainte réglementaire, et d’assumer les risques, essentiellement juridiques, et éventuellement physiques, que cela comporte. Il ne se distinguent, au fond, des parapentistes ou des plongeurs sous-marins dont on a déjà parl&eacute que dans la mesure où, pris dans les mailles du filet de la délinquance routière, l’Etat a prohibé leur pratique.