En multipliant les obstacles à la circulation automobile, l’actuelle municipalité parisienne instaurait des contraintes physiques dont nombre des conséquences étaient prévisibles – augmentation du temps de trajet des véhicules individuels, diminution de leur vitesse moyenne, très forte croissance de l’utilisation des deux-roues à moteur de faible cylindrée accessibles aux titulaires du permis B – et d’autres moins. La prolifération des embarras a ainsi entraîné l’essor d’un mode de transport original et qui, au moins par le nombre des sociétés qui le pratiquent et dont quelques-unes sont répertoriées chez Motoservices, connaît aujourd’hui un fort développement alors même que cette activé cumule les paradoxes jusque dans l’intitulé qui leur est communément attribué, moto-taxi. En étudiant les sites web où ces entreprises se présentent, elles, leurs flottes et leurs prestations, on découvre en effet qu’il ne s’agit pas pour elles d’exercer une activité de taxi traditionnelle, laquelle implique des autorisations administratives dont ces sociétés disposent d’autant moins que rien, a priori, ne permet de penser que les autorités de tutelle prévoient que l’on puisse utiliser autre chose qu’une automobile pour rendre ce type de service. Ces entreprises se présentent donc comme pratiquant le transport de personnes, lequel s’effectue seulement sur réservation, ce qui leur permet de se rattacher à la catégorie déjà existante des locations de véhicules avec chauffeur. Si ce premier élément est largement mis en évidence sur leurs sites, aucune ne précise la conséquence légale de leur principal argument de vente, la durée garantie d’une prestation qui, pour l’essentiel, permet de relier Paris à ses deux principaux aéroports, Orly et Roissy ; car assurer en un temps défini et très inférieur à celui d’un taxi ordinaire ce type de course quel que soit l’état du trafic implique le recours systématique à la circulation entre les files, laquelle reste officiellement interdite.

Mais le coeur de l’argumentaire des compagnies de moto-taxis, celui qu’il est intéressant d’analyser, se développe de manière minutieuse dans une stratégie qui leur permet, un point après l’autre, de gommer toutes les limitations objectives que présente un deux-roues à moteur employé dans un tel usage, aussi bien que tous les présupposés négatifs relatifs à l’objet et que l’on imagine présents dans l’esprit des clients, lesquels sont, par définition, des profanes. Et il est intéressant de constater, à la lecture de quelques-unes des réactions de ceux-ci, que cette stratégie de désamorçage n’est ni nécessairement utile, ni forcément efficace.

cachez cet objet

Il suffit de dresser la liste des besoins et des attentes que peuvent avoir les clients d’un taxi, d’établir en somme un cahier des charges, pour se rendre compte à quel point le deux-roues à moteur ne remplit à peu près aucune des conditions ainsi requises. Impossible, par exemple, de partir à trois en moto en emportant les bagages de ses vacances annuelles. Inutile d’en attendre les avantages de la carrosserie, la protection contre le froid et les intempéries, la relative sécurité en cas de collision. Difficile d’assurer cette si précieuse communication avec le chauffeur ou, à défaut, l’écoute d’une radio. Illusoire, enfin, d’espérer une quelconque certitude d’échapper à l’aléa irréductible du deux-roues – la chute. L’argumentaire des compagnies de moto-taxi consistera donc à reprendre chacune de ces limitations, et à démontrer à quel point, à cause des précautions qu’ils prennent, et du soin qu’ils mettent à assurer leurs prestations, elles se trouvent privées de pertinence.

En matière de véhicules, deux écoles coexistent : la plus immédiate privilégie le confort et la capacité d’emport grâce à des engins comme la Honda Goldwing ou la BMW K1200LT, extrêmement lourds puisque leur poids à sec dépasse 350 Kg, et fort encombrants, donc assez peu adaptés au passage entre les files de voitures. A contrario, d’autres préfèrent ces deux-roues plus petits, plus maniables et moins chers que sont les gros scooters tels le Suzuki 650 Burgman. Dans un cas comme dans l’autre, l’argumentaire sera identique et visera, en décrétant la monture « au niveau des productions automobiles les plus évoluées », en précisant que « des ailerons de protection sont disposés de part et d’autre du moteur et forment un arceau de sécurité », en insistant sur le fait que « la Goldwing est équipée de suspensions réglables à distance afin d’optimiser ses qualités de tenue de route, du très moderne système de freinage ABS/DCBS permettant des arrêts rapides et efficaces », à tout faire pour éloigner les véhicules utilisés du domaine inquiétant de la moto et les faire rentrer dans celui de la technologie sûr et sécurisante qui caractérise l’automobile. De la même manière, on ne se contentera pas d’insister sur la fiabilité du personnel, son expérience, son professionnalisme parfois acquis sur les routes du Tour de France ; on va, le plus souvent, éliminer sa désignation habituelle dans le monde motard, pilote, à cause de ses connotations de risque et de performance, pour la remplacer par le vocable d’usage dans l’univers des taxis : chauffeur, lequel implique une relation de subordination à l’opposé de l’image du motard rebelle, relation que l’on va confirmer en précisant que ceux-ci s’acquitteront de leur tâche « avec une courtoisie qui a fait notre réputation ».
Là où les motards assurent leur protection contre le froid, la pluie et les chutes à l’aide d’une palette d’équipements spécifiques, le client occasionnel se présentera, inévitablement, en tenue de ville, son bagage à la main ; il faudra donc lui fournir à la fois l’obligatoire – casque dans une dimension adaptée – le nécessaire – vestes, pantalons pluie, gants, surbottes, tabliers fixés sur les véhicules et protégeant du froid et des intempéries – et le superflu – corolle de papier jetable qui assurera l’hygiène du casque, intercom qui permettra de communiquer avec le chauffeur, de téléphoner et, dans certains cas, d’écouter la radio. Pour les bagages, les capacités sont précisément définies : une sacoche d’ordinateur, une petite valise, éventuellement un sac a dos, tout le nécessaire, en somme, pour un déplacement professionnel de quelques jours en avion, nécessaire qui correspond exactement aux besoins de la clientèle visée. Et pour convaincre les pessimistes, les derniers récacitrants, même la prise en charge du pire est prévue, avec la souscription d’assurances couvrant spécifiquement le transport de personnes et qui permettent, de plus, de se distinguer d’une concurrence qui ne prendrait pas des précautions similaires, se rendant ainsi coupable d’amateurisme.

Ainsi, en traitant soigneusement une question après l’autre, en proposant, avec minutie, soit une solution matérielle, soit un argumentaire rassurant, les sociétés de moto-taxi visent à annuler le handicap inséparablement lié à ce véhicule qui justifie seul leur activité, au point de ne plus laisser subsister qu’une irréductible différence : une moto emporte un passager et un seul même si, pour l’animal de compagnie, on peut éventuellement s’arranger.

l’avis de la clientèle

Pourtant, rien ne prouve qu’une telle débauche d’arguments soit nécessaire, ni qu’elle soit efficace. Sur le blog de Deedee, on trouve ainsi quelques avis informés sur la question, en particulier celui de Laure :

Moi j’ai déjà essayé. Je devais me rendre de porte de St Cloud, à Orly. Avion à prendre. Impossible de le louper, rdv pro important à la clé. Périph saturé, autoroute bloquée. Un type de mon bureau me dit « mais attends, tu connais pas les taxis 2 roues? y’a scooter et moto ». Et là, je tombe de l’armoire, je ne savais même pas que ce service existait. Me voilà en train de reserver le deux roues (j’avais juste un tout petit bagage à main, je devais rentrer le lendemain matin). Tout de suite, vite, j’ai un avion. Le type se pointe, en retard, s’excuse, me tend un casque et me dit « vous avez combien de temps devant vous? » et moi, à mon grand malheur je réponds « euh…bin…c’est à dire que…mon avion décolle dans une heure… ». Et là, le gars (pas du tout celui de la photo) me rétorque « pas de problème ma p’tite dame, c’est comme si on y était ». Tout ça pour vous dire qu’on a filé tel l’éclair, que j’ai cru mourir 50 fois, je suis arrivée à temps mais dans un état…………………………………..faillis vômir.
Mais c’est certain, pour les gens pressés et rock’n roll, ça le fait quand même.

Même si, pour le cas de Laure, la question de l’efficacité d’arguments dont elle n’avait pas connaissance ne se pose pas, rien ne dit qu’ils seront plus utiles dans une situation plus banale, à la fois parce qu’on attend d’une prestation de ce type qu’elle rende un minimum de services qu’il est donc inutile de vanter – arriver en vie à destination, avec ses bagages et dans un état présentable – faute de quoi on peut fort de s’en passer, et parce que, pour le profane, la force de ses représentations négatives liées à la moto a toutes les chances de prendre le pas sur un simple argumentaire commercial, par définition biaisé.

Il faut alors tracer quelques hypothèses quant aux caractéristiques sociales de cette clientèle particulière, par lesquelles elle peut s’opposer aux clients qui, pour effectuer les mêmes trajets dans des situations professionnelles comparables, ont exclusivement recours aux taxis traditionnels .
Car la justification de l’urgence et de l’agenda surchargé ne sauraient suffire, puisqu’elles s’appliqueront a fortiori à des cadres plus âgés et encore plus accablés de responsabilités mais qui, à en juger par les quelques portraits d’utilisateurs que propose l’une de ces sociétés, ne comptent pas au nombre de leurs clients. Très probablement, ceux-ci se recruteront plutôt dans les tranches d’âge et dans les milieux où, notamment par le développement des scooters, lesquels, stationnant en nombre sur les trottoirs devant la société, permettent de repérer à coup sûr l’agence de publicité, l’entreprise de presse ou d’édition, ou le prestataire de service en matière de communication, l’usage du deux-roues à moteur paraîtra bien moins exotique que dans des secteurs plus traditionnels, et cela parce que la distinction que procure ce moyen de transport compte au nombre des raisons d’être de leur activité. Le moto-taxi, au fond, offre une raison socialement acceptable de participer très occasionnellement à la prise de risque du monde motard, et de capitaliser le prestige que procure ce risque pris au nom de l’efficacité de l’entreprise, toutes raisons auprès desquelles l’argumentaire de ces prestataires passe pour ce qu’il est : une justification rationnellement opposable de cet emprunt des traits propres au monde motard que partagent le temps d’un trajet ces motards d’occasion. En somme, seuls les acteurs dont les dispositions sociales s’accordent aux exigences de l’objet, dispositions où l’on touvera à la fois l’importance d’un certain prestige social attaché à l’originalité, et un rapport particulier au risque, prendront celui de s’assoir à l’arrière d’une moto-taxi.