On peut parfois interpréter des données statistiques à la manière d’un anthropologue physique, reconstituant, grâce au savoir préalablement accumulé à force de désosser les squelettes, une histoire et une lignée à partir d’un bout d’omoplate. Et cet exercice s’impose lorsque, comme avec la moto, ces données existent en petite quantité, et rendent d’autant moins compte des pratiques des motards qu’elles ne les concernent pas directement. Inutile, par exemple, on le sait déjà, de trouver un dénombrement du nombre de pratiquants : il faudra, en son absence, se contenter de deux indicateurs, pertinents au moins dans l’évolution qu’ils montrent : les immatriculations annuelles de motos neuves, et le nombre de permis A délivrés chaque année.

motos pour tous

S’agissant dans un cas comme dans l’autre de catégories administratives définissant des objets dont l’existence est attestée par la délivrance d’un certificat, permis de conduire ou carte grise, on peut au moins supposer que les chiffres sont exacts, et étudier des séries longues et stables, comme dans ce graphique qui retrace le nombre de permis délivrés chaque année et les immatriculations de MTL et de MTT entre 1987 et 2005, chiffres extraits du numéro spécial statistiques de l’Officiel du cycle, de la moto et du quad.

permis A delivres, immatriculations de MTL et de MTT entre 1987 et 2005

Ces trois courbes, évoluant de concert, montrent une relation aussi évidente que triviale entre le succès au permis A et l’achat d’une moto. Pourtant, un accident significatif attire l’oeil : après une brusque hausse, puisque l’on est passé de 107706 permis délivrés en 1995 à 125343 en 1996, leur nombre s’effondre l’année suivante, avec seulement 82566 délivrances en 1997. L’explosion simultanée des immatriculations de 125, qui bondit de 24931 véhicules en 1995 à 68938 deux ans plus tard, suggère à l’évidence l’existence d’un lien, alors même que la brutalité de la rupture ne peut, pour l’observateur averti, que découler d’une évolution réglementaire.

En effet, le 1er juillet 1996, le dernier en date des changements de périmètres du permis moto est entré en vigueur : jusque là cantonnés à des deux-roues de 80 cc dont la vitesse maximale ne dépassait pas 75 km/h, les automobilistes ont alors retrouvé le droit de conduire des 125 cc qui ne souffrent que d’une limitation, dans les faits peu pénalisante si l’on tient compte de la cylindrée, de leur puissance maximale. Les titulaires du permis B peuvent ainsi conduire des deux-roues qui, contrairement aux 80 cc, restent utilisables sur les voies rapides, voire sur les autoroutes. Dès lors, les candidats au permis A qui n’avaient d’objectif qu’utilitaire l’ont abandonné en masse, et ont tout aussi massivement acheté des 125.
En d’autres termes, les usages se sont segmentés : puisqu’ils étaient déjà titulaires d’un permis grâce auquel ils ont accès à des deux-roues qui correspondaient à leurs besoins, les automobilistes ont laissé aux seuls motards le monopole du permis qui les caractérise. A partir de 1997, les permis A ne concernent plus guère que des motards au sens strict ; et ceux-ci achètent une quantité toujours croissante de motos, au point de laisser apparaître un phénomène intéressant.

Longtemps assez bonne, la corrélation entre nouveau permis et achat d’une moto se dégrade en effet à partir de 1999 : les ventes continuent à progresser, alors que la quantité de nouveaux permis stagne, puis décroît. Si la simple lecture d’une courbe ne permet que de formuler des hypothèses, celles-ci se réduisent à une alternative : ou bien l’on achète plus de motos parce que la situation personnelle des motards s’améliore, et qu’ils peuvent par exemple se payer du neuf et plus seulement de l’occasion, ou alors changer plus souvent de moto, ou bien l’on assiste là à un phénomène qui fait l’objet d’une passionante étude de l’Université de Leeds, The Older Motorcyclist, le retour à la moto après une interruption plus ou moins longue de motards qui retrouvent ainsi, parfois à la veille de la retraite, la passion de leur jeunesse.

permis pour professionnels

Il faudrait, pour aller plus loin dans l’analyse, disposer de séries plus détaillées, permettant de connaître la répartition par âge et par sexe des candidats ; or, si l’on connaît le taux de candidates, faible mais non négligeable puisque les femmes, dans une proportion assez stable quoique légèrement en hausse, représentent de l’ordre de 11,5 % des permis délivrés, l’âge ne paraît pas pris en compte. Impossible, à tout le moins, d’en trouver trace au milieu des rares chiffres mis en ligne par la Sécurité Routière, laquelle s’intéresse à tout autre chose. Or, le document en question, le Bilan des examens 2004, fournit une autre parcelle d’information qui, bien qu’elle se résume en un unique tableau, ouvre de fort intéressantes perspectives :

Catégorie de permis A B C D EC
Examinés 113 277 1 326 575 40 213 9 951 31 660
Reçus 99 056 684 155 30 414 7 031 26 643
Taux de réussite 87,45 % 51,57 % 75,63 % 70,66 % 84,15 %

On trouve donc ici deux permis pour tous, le A et le B, et les trois permis professionnels du groupe dit lourd – C pour les poids-lourds, D pour les autobus, EC pour les semi-remorques. Mais, on s’en aperçoit tout de suite, l’intérêt du tableau découle précisément du fait que la répartition des taux de réussite ne suit absolument pas cette classification administrative puisque l’on trouve d’un côté des permis, en quelle que sorte, professionnels, associés à des formations longues et complexes avec, peut-être, un taux d’abandon significatif en cours de formation et, de l’autre, seul de son type, l’ordinaire permis B avec un taux de réussite extrêmement bas puisque, avec 51,6 %, il se situe presque vingt points en dessous des autres, lesquels varient entre 70,7 % et 87,4 %.

On peut, pour les permis du groupe lourd, poser comme hypothèse l’existence d’un mécanisme de sélection préalable : relevant d’un parcours de formation professionnelle, résultats d’une formation longue qui, d’une part, requiert comme préalable la détention du permis B et, d’autre part, comprend, comme pour les motards, un entraînement sur piste, représentant un investissement financier significatif, les permis de ce groupe ont tout pour produire un ajustement préalable des candidats aux exigences de l’épreuve.
Naturellement, ces critères ne s’appliquent pas aux formations destinées au commun des mortels, à une nuance près : il n’est pas rare que les candidats au permis A soient déjà titulaires du B, l’inscription à une seconde formation dans un délai inférieur à cinq ans permettant de ne pas repasser l’épreuve théorique du code, et soient donc à la fois plus âgés et plus expérimentés que les jeunes candidats au permis B. A l’inverse, on peut écarter d’autres hypothèses, comme par exemple un a priori favorable de l’examinateur ; le principal risque d’échec au permis moto dépend en effet de l’épreuve sur plateau, notée suivant un barème défini et où les fautes, comme le fait de mettre un pied à terrre ou de renverser un cône, sont visibles de tous et appréciées sans ambiguïté. Mais expliquer l’énorme écart entre les chances de succès à deux épreuves qui restent, après tout, comparables tant par les populations qui s’y essayent, que par les bénéfices qu’elles en retirent, une autonomie dans leurs déplacements motorisés, s’explique sans doute beaucoup mieux en formulant quelques idées sur leurs significations sociales.

Le permis auto relève en effet d’une obligation sociale, en tant, par exemple, que condition préalable à bien des emplois, et se range au nombre des savoirs dont l’acquisition est nécessaire, à peu près au même titre que la lecture et l’écriture ; il concernera, en d’autres termes, sauf handicap rédhibitoire, la totalité d’une classe d’âge ; à l’opposé, le permis moto reste non seulement optionnel, mais même objet d’un certain discrédit social, et s’adresse donc à une population autosélectionnée par le seul fait qu’une fraction très minoritaire, puisqu’elle représente par exemple, pour 2004, 8,5 % du nombre des candidats au permis B, de cette même classe d’âge le tentera. On peut alors fort bien supposer, en comparant la complexité des épreuves qui attendent les candidats au permis moto comme au permis lourd à la simplicité immuable d’un permis B qui se limite à l’apprentissage de la conduite en ville, l’existence d’une pression sociale qui maintient cette dernière épreuve dans une fictive simplicité, avec comme conséquence une formation insuffisante qui se traduit par un énorme taux d’échec, les examinateurs se substituant ainsi, dans le contrôle social, au législateur incapable de définir un mode de formation par lui-même suffisamment sélectif.
Et cette hypothèse se trouve confortée par la comparaison entre les chances de succès découlant des deux modes d’accès à l’examen du permis B : les candidats qui ont pu profiter de l’Apprentissage Anticipé de la Conduite, donc d’heures de formation pratique supplémentaires, connaissent un taux de succès qui, bien qu’en diminution constante, atteint en 2004 67,6 % ; à l’inverse, ceux de la filière ordinaire se contentent de 47,3 %. On imagine bien quelles distorsions sociales supplémentaires cet apprentissage anticipé, dispensé par exemple par des parents par définition automobilistes et qui disposent du temps nécessaire à investir au profit de leurs enfants et qui, pour filer la métaphore éducative, peut se comparer aux cours complémentaires financés par ces mêmes parents, peut introduire.

Que ce soit le déroulement de l’épreuve elle-même, le taux de succès, ou sa diffusion dans le corps social, tout oppose, une fois de plus, et alors que l’obtention du permis de conduire concerne, d’un point de vue sociométrique, une même population jeune, indifférenciée, et qui ne cherche pas à acquérir ainsi une qualification professionnelle, permis A et permis B. Point de passage obligé, début d’une carrière de motard, le permis moto, en tant que tel, avec ses propriétés, marque déjà une situation déviante.