Il n’existe sans doute pas de position intellectuelle plus confortable que celles qu’adoptent les historiens amateurs, quand ils se permettent de juger les erreurs commises bien des années plus tôt par des acteurs coupables de s’être trompés. L’illusion rétrospective à laquelle ils succombent ainsi, et que définissaient en 1976 Luc Boltanski et Pierre Bourdieu, attribue à une position particulière, au moment où celle-ci se construit, des propriétés qui n’apparaîtront que bien plus tard, et seront pour partie les conséquences des décisions qui avaient alors été prises. Lorsque l’incertitude qui domine au moment du choix cède la place à un déterminisme rétrospectif et presque intégral, il devient facile de relever des erreurs devenues évidentes avec le temps, et d’oublier que cette évidence ne s’impose que progressivement, et a posteriori. Mais cette remarque générale ne doit pas interdire d’analyser les processus qui conduisent à prendre des décisions qui se révèleront erronées, en particulier lorsque le jeu était ouvert, les options concurrentes aussi viables que celle qui s’est imposée, et que le choix victorieux a rencontré des opposants actifs et légitimes qu’il a fallu écarter alors même que l’histoire, depuis, a démontré qu’ils avaient vu juste.
La réforme des catégories de motocycles et des permis permettant d’y accéder qui entra en vigueur en mars 1980 représente un exemple captivant d’une situation de cet ordre. Combattue par un mouvement motard alors en cours d’organisation, abandonnée après l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 seulement cinq ans après sa mise en œuvre, cette réforme aura aussi dû surmonter de vives et tenaces oppositions internes, que les Archives Nationales, ouvertes pour cette période, permettent de reconstituer avec un certain détail. Elle se présente, en fait, comme le fruit des décisions d’un homme, Christian Gérondeau, premier Délégué interministériel à la sécurité routière en poste de juillet 1972 à avril 1982. Fort des appuis qu’il saura trouver en particulier auprès du Premier Ministre, et de ses relais dans la presse, il réussira à imposer ses vues contre celle de l’administration centrale en charge des questions techniques des routes, du trafic et des permis de conduire, mais sur laquelle le Délégué ne disposait alors pas de pouvoir hiérarchique, la Direction des routes et de la circulation routière au ministère de l’Équipement et son directeur, lui aussi polytechnicien et ingénieur des Ponts, et en place de 1971 à 1982, Michel Fève.

Les déterminants du choix

L’opposition de circonstance entre ces deux hauts fonctionnaires pourvus du même capital scolaire et tous les deux nés dans la décennie 1930 recouvre sans doute des tensions bien plus fondamentales. D’un côté, on trouve en effet un nouveau venu chargé d’un problème public tout neuf, celui de la sécurité routière, dont l’urgence et l’importance impliquent de le traiter grâce à une procédure particulière, la création d’un comité interministériel dont le responsable permanent, directement rattaché au Premier Ministre, contourne la structure administrative existante. Il représente, en cela, un prototype des réformes qui toucheront la haute administration, en particulier durant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, dans le cadre de l’idéologie modernisatrice d’alors, celle de la rationalisation des choix budgétaires. En face de lui se dresse un directeur d’une administration centrale, celle des routes, qui contrôle donc le cœur de l’activité du ministère de l’Équipement, une activité qui se déploie jusqu’à un échelon très local, celui des subdivisions des DDE, les directions départementales de l’Équipement. Il occupe donc la position centrale dans une administration puissante, dont le maillage couvre le territoire national et qui construit et contrôle une des infrastructures les plus vitales, la route. Comme on s’en rendra progressivement compte, deux conceptions antagonistes de la manière dont l’État doit réguler les pratiques des citoyens lorsqu’elle représentent un risque de santé publique s’affrontent avec eux.

Très tôt détaché de la question globale de la sécurité routière, le problème dont il est question ici naît de la hausse de l’accidentalité des motocyclistes, laquelle progresse très fortement durant les années 1970, et jusqu’en 1980. Totalement disparue durant les années 1960, au point que, en 1967, les motocyclistes ne représentaient plus que 1,4 % de la mortalité routière, la moto connaît alors une croissance explosive, avec à la fois de nouveaux et jeunes utilisateurs, et de nouvelles machines japonaises dont la cylindrée comme les performances croissent sans cesse. Assez vite, dès 1973, la puissance publique va s’intéresser à cette question, et prendre un certain nombre de mesures, s’occupant en priorité des motards. Dans le domaine de la formation, elle va d’abord rehausser de 16 à 18 ans l’âge d’accès au permis A, puis introduire, en 1975, une épreuve de maniabilité sur piste qui viendra compléter l’épreuve de conduite en circulation. Se posera alors le problème de la catégorie inférieure, les vélomoteurs de 125 cm³ qui restaient accessibles dès 16 ans avec le permis A1, obtenu au prix d’une simple épreuve théorique. Deux clans vont alors se former dans la haute administration, d’un côté l’Équipement, avec Michel Fève, partisan d’un renforcement de l’épreuve donnant accès au permis A1 sur le modèle du permis A, et d’un passage automatique du permis A1 au A après l’acquisition de quelques années d’expérience, de l’autre le ministère de l’Intérieur, aux positions plus restrictives. Pour arriver à ses fins, le directeur des routes va user au début de l’année 1977 d’un stratagème commun, en jouant de la hiérarchie des normes. Il va ainsi tenter de subordonner sa réforme à la prise d’un simple arrêté, qui ne nécessite d’autre accord que celui de son ministre de tutelle, et pas d’un décret qui aura besoin d’être signé par le Premier ministre. En cela, comme l’écrit Pierre Favre dans Sida et politique, il suit la stratégie habituelle de la haute administration qui, lorsqu’elle est confrontée à l’apparition d’un nouveau problème public, « tente généralement de le résoudre seule, hors de l’intervention du champ politique. Les gestionnaires ou les experts dans l’Administration se défient des interventions changeantes des cabinets ministériels et cultivent une vision de l’Administration comme lieu d’une compétence technique qui doit être à l’écart des initiatives inopportunes et souvent suspectes des hommes politiques. » (Pierre Favre, Sida et politique les premiers affrontements, p. 75, L’Harmattan 1992).
La réforme voulue par Michel Fève ne verra pourtant pas le jour puisque, avec l’appui du Premier ministre, le Délégué à la sécurité routière, resté en dehors du jeu et prenant par surprise les autres acteurs, va s’emparer du problème, et imposer des choix qui toucheront deux catégories de véhicules, les vélomoteurs et les motos, et répondront à deux logiques distinctes. Dans un courrier adressé en juillet 1977 au ministre de l’Industrie, le président de la chambre syndicale du motocycle s’inquiète d’avoir été tenu à l’écart d’une réunion organisée par le Délégué, lequel souhaitait la création d’une nouvelle catégorie de vélomoteurs dont la cylindrée serait réduite à 80 cm³ et la vitesse limitée à 75 km/h, catégorie à laquelle seuls les titulaires d’un permis A1 remodelé à l’image du permis A auraient accès. Et si la définition du nouveau vélomoteur convenait d’autant mieux aux fabricants français qu’elles répondait à leurs demandes insistantes, et notamment à celles du président de Peugeot Motocycles, Bertrand Peugeot, le fait que leur accès soit réservé aux seuls titulaires d’un permis spécifique, supprimant donc l’équivalence jusque là offerte aux automobilistes avec leur permis B, les privait d’un marché potentiel considérable. En réponse, dès le 8 août, le ministre de l’Industrie écrira à son collègue de l’Équipement pour appuyer la demande des industriels. Prise au nom du danger représenté par les 125 cm³ devenues de « petites motos », le caractère protectionniste d’une réforme des petites cylindrées destinée à soutenir l’industrie nationale du cyclomoteur face à ses concurrents japonais en taillant un véhicule à la mesure de ses capacités techniques ne trompera personne, et surtout pas les japonais. Dans une note à Michel Fève datée du 26 août 1977, Axel Sinding, administrateur civil, en charge de l’éducation routière, écrit ainsi : « sur le plan industriel, les japonais ont assez de ressort et de ressources pour submerger en peu de temps le marché français du A1 quelle que soit sa définition technique. Nos craintes sur ce dernier point sont confirmées par l’entretien téléphonique que j’ai eu avec M. Uno, vice-président de la Honda France. Je lui au donné les raisons officielles (vélomoteur de 125 cm³ = motocyclette) de cette définition technique, en le renvoyant à l’Industrie pour plus ample information. Mais manifestement ils ont compris la manœuvre, dont « Tokyo » est tenu informé jour par jour et dans le détail ; il m’a signalé « incidemment » que Honda, qui a une quarantaine d’usines eu Japon, et quatre en Europe, fabrique déjà à tout hasard 20 000 engins de 75 cm³ par an. Il leur suffira de « très peu de temps » pour en faire des 80 cm³ et tripler, quadrupler la production. »
Essayer de protéger une industrie déclinante et purement nationale contre des concurrents bien plus puissants, puisque appuyés sur un marché mondial en pleine croissance, en jouant d’un astuce règlementaire purement technique ne peut que conduire au résultat très bien anticipé par Axel Sinding. L’invention du 80 cm³ causera d’autant moins de tort aux constructeurs japonais qu’ils seront capables de répondre à la demande bien plus vite, et de manière bien plus large, que les Peugeot et autres Motobécane. Du fait que, là comme ailleurs, il négligera de tenir compte des anticipations, et des capacités d’adaptation des acteurs touchés par sa réforme, le Délégué à la sécurité routière mettra en place un dispositif qui, très vite, se révèlera un échec complet, puisque, par exemple, les ventes de 125 cm³ dépasseront toujours celle des 80 cm³, alors même que cette cylindrée était désormais réservée aux seuls titulaires du permis A, et sanglant.

Pourtant, la réforme de la catégorie des vélomoteurs, désormais appelés « motocyclettes légères », procèdera sur cette base jusqu’à son entrée en vigueur en mars 1980. Mais, parallèlement, un élément totalement inattendu, fruit de la seule pensée de Christian Gérondeau l’accompagnera ; en effet, là où, après la réforme de 1975 qui avait remodelé les épreuves du permis A, rendant la formation plus exigeante et l’obtention plus difficile, la haute administration considérait la question comme close, le Délégué, fort de ses appuis politiques, va bouleverser le statu quo en imposant une réforme de son cru.

Le cheminement du Délégué

Il reste assez difficile de comprendre les raisons qui ont poussé le Délégué à imaginer cette réforme que personne ne lui demandait, tant ses motivations semblent de prime abord éloignées de la rationalité. Certes, à la fin des années 1970, l’augmentation de la pratique a inévitablement conduit à une forte hausse de la mortalité, passée de 306 tués en 1970 à 970 dix ans plus tard ; le fait que, faute d’anciens, et faute de femmes, la moto était alors pour l’essentiel une pratique d’homme jeunes, âgés de moins de trente ans, le fait aussi que les 125 cm³ accessibles dès 16 ans ont représenté en 1979 48 % de la mortalité des motocyclistes expliquent ce souci paternaliste de trouver un moyen de prévenir les risques qui accompagnent ce « symbole de l’accession à l’âge adulte et de la virilité » comme l’écrit Christian Gérondeau dans le livre-programme qu’il publie en 1979, La mort inutile.
Mais on ne peut douter de la sincérité du Délégué, lui qui a poussé le scrupule jusqu’à passer son permis moto, en juillet 1974, et qui, selon ses propos recueillis en entretien, en est « revenu terrifié. Terrifié parce que j’ai passé mon permis moto, j’ai tout fait bien, j’ai été absolument terrifié. Pour des raisons d’ailleurs que, peut-être, la plupart des motards ne connaissent pas (…) ce que j’ai retenu et ce qu’à l’époque, bon maintenant on l’enseigne peut-être mais tout le monde l’ignorait, c’est que c’est un engin diabolique. Quand vous arriviez… vous prenez une route, vous voulez tourner à droite. Quand vous êtes à bicyclette qu’est-ce que vous faites, vous prenez votre guidon, vous tournez à droite, vous allez à droite. Quand vous êtes à moto si vous faites ça, vous partez à gauche. Et c’est comme ça que tous les gamins se tuent dans le premier virage parce que c’est contre nature de dire que si on veut aller à droite il faut faire comme si on voulait aller à gauche, et à ce moment-là on va à droite. Parce que il y a l’effet gyroscopique, mais c’est diabolique, par nature, et j’en suis revenu absolument effaré. Mais le plus effarant c’est que, quand vous interrogiez les motards, vous disiez : «mais c’est pas possible, comment tu fais pour aller à droite ?» «mais je balance». Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que, quand ils sont en situation d’urgence, ils continuent tout droit, ils vont se tuer. Qu’est-ce que vous voulez, moi je l’ai constaté, c’est comme ça, j’étais révolté, en me disant mais ils vont se tuer. » Son effarement sera tel qu’il retranscrira dans La mort inutile cette expérience en des termes similaires, établissant un lien entre « les réactions très particulières » des motos avec leurs « deux roues (qui) se transforment en gyroscopes » au-delà de 40 Km/h, l’ignorance face à ce fait des motards « qui ne peuvent expliquer comment ils prennent un virage, sauf en répétant qu’ils « balancent » leur machine » et les pertes de contrôle suivies de sorties de route aux conséquences dramatiques qui soldent cette ignorance.
Grâce à ces informations, grâce aussi à ses déclarations dans la presse, on peut reconstituer le cheminement mental, compréhensif au sens sociologique du terme, du Délégué. Raisonnant à partir de ce qu’il connaît, la bicyclette, l’automobile, machines dont il ne conteste jamais la légitimité de leur usage, il aborde le domaine pour lui inconnu de la moto, en cherchant à comprendre cet univers de l’intérieur, le permis qu’il passe à trente-six ans à cette seule fin lui apportant des données de première main, non seulement sur l’engin et la façon de le conduire, mais aussi sur l’univers qui l’entoure et qu’il décrit avec une certaine pertinence dans La mort inutile. Pourtant, la rationalité de façade de sa méthode ne l’empêche pas de se tromper, puisqu’elle ne sert en fait qu’à renforcer ses préventions, lesquelles, le test du permis ayant confirmé ses préjugés, se sont désormais muées en certitudes inaltérables. Il est maintenant au service d’une cause, la protection de la jeunesse contre des dangers dont elle n’a même pas conscience, et à la recherche d’un processus technique qui lui permettra de mettre fin à l’hécatombe, processus qu’il importera du Japon.

Le Délégué décrit, dans La mort inutile, son admiration pour ce « fascinant Japon qui, dans ce domaine (de la sécurité routière) comme dans bien d’autres, fait mieux que le reste du monde ». Ses voyages lui fourniront un catalogue de mesures pragmatiques et un enseignement qu’il tentera de reproduire. « Devant le nombre des accidents de moto, » écrit-il, « l’usage de celle-ci a été considérablement restreint, malgré les protestations des producteurs qui, faute de marché local, exportent maintenant ce qui ne peut être vendu au Japon » ; en conséquence, « seul le Japon, paradoxalement, a résolu le problème ». Là, en plus de la démarche des « fabricants japonais (qui) ont tout d’abord accepté, à la demande de leur gouvernement, de ne plus mettre en vente d’engins de plus de 750 cm³ de cylindrée », « des permis très élaborés ont été instaurés pour s’assurer que les futurs utilisateurs de motos de forte cylindrée possédaient bien les aptitudes requises, et orienter les autres vers des engins de cylindrée plus réduite, présentant donc moins de risques ». Ainsi, selon le Délégué, « on a compté en 1977 7 % de reçus » parmi les candidats au permis donnant accès aux plus fortes cylindrées. Tout son raisonnement repose donc sur le postulat selon lequel le risque d’accident serait proportionnel à la cylindrée, et donc aux performances, de la machine, et varierait quasiment de manière linéaire avec elle. Et comme « (les) motos de très forte cylindrée, tous les spécialistes sont unanimes, (…) nécessitent des aptitudes et un entraînement tout à fait spéciaux, en raison de leur puissance et de leur poids qui contribuent à la fréquence des accidents », il faut donc introduire une stricte dichotomie entre les motos moyennes et les grosses, dichotomie qui impliquera la scission du permis A en deux épreuves distinctes, le A2, similaire au précédent permis A, et le A3, qui contraint à réussir des épreuves plus exigeantes. La charnière entre les deux catégories s’articulera autour d’une cylindrée pivot fixée à 400 cm³. Le diable étant toujours caché dans les détails, le choix de cette cylindrée inconnue en Europe puisqu’elle existait alors, et existe toujours, seulement au Japon, le caractère intangible de la frontière, puisque, même pourvu d’années d’expérience, un titulaire du permis A2 désireux d’accéder à des cylindrées supérieures se voyait contraint de passer en totalité le permis A3, cristalliseront une vive opposition qui, malgré l’entrée en vigueur du nouveau permis en mars 1980, aboutira dès 1985 à l’abandon de cette mesure.

La diversité des opposants

Le monde de la moto, à partir de 1977, était en effet entré en ébullition. Les causes immédiates de celle-ci, la très forte hausse des tarifs d’assurance, l’extension aux motocyclistes de la vignette fiscale jusque-là acquittée par les seuls automobilistes, le nouveau permis, les 80 cm³, éléments distincts mais survenant simultanément et qui vaudront comme autant d’indices d’une politique publique devenue brutalement hostile aux motocyclistes, ont largement été décrites par ailleurs. Et si la contestation s’appuyait sur un noyau homogène, celui de ces jeunes militants politiques et syndicaux originaires de milieux modestes et proches du PCF et de l’extrême-gauche qui allaient bientôt fonder la FFMC, les manifestations, comme le montrait la presse spécialisée ou les articles de Gérard Petitjean dans le Nouvel Observateur, rassemblaient des participants de tout âge et de toutes origines, à l’image de la diversité du monde motard. Lors de la séance du 29 octobre 1979, consacrée à l’examen à l’Assemblée Nationale du projet de loi de finances qui introduira la vignette moto, Gilbert Gantier, député du XVIème arrondissement parisien entre 1975 et 2004 appartenant à l’UDF, le parti créé par Valéry Giscard d’Estaing, déclarait ainsi : « Je ne suis pas persuadé que tous les motards soient des loubards, encore que certaines manifestations qui ont eu lieu dans les rues de Paris ces dernières semaines tendent à montrer qu’un certain nombre de loubards se comptent parmi eux. J’admire et j’apprécie le sport motocycliste et les belles mécaniques que sont pour la plupart les motos de prix élevé (…) ». Les propos du député peuvent parfaitement être compris de manière littérale, avec à la fois sa stigmatisation de la moto populaire, jeune et contestataire qui, en raison de la distance sociale et politique, n’a aucun moyen de faire valoir auprès d’un élu de droite ses revendications comme légitimes, et sa reconnaissance de l’existence d’un monde motard qui déborde ces catégories sociales dévaluées, et comprend donc des individus dont les propriétés sociales devraient leur permettre d’être entendus de la haute administration comme du pouvoir politique, individus qui vont, en effet, ailleurs que dans la rue, s’exprimer.

Les Archives Nationales conservent ainsi un certain nombre de lettres dont les auteurs disposent à la fois, en tant que praticiens, d’une connaissance de la moto et de son environnement et, en tant que hauts fonctionnaires, d’un capital social grâce auquel ils peuvent espérer que leurs remarques seront prises en compte. Pierre Borvo, ENA, administrateur civil et président d’un moto-club agréé par la Jeunesse et les Sports écrit ainsi en septembre 1978 au ministre de l’Intérieur une lettre dans laquelle il combat la nouvelle définition du vélomoteur par un argumentaire serré et plein de bon sens, insistant sur le danger du passage « de la conduite de machines qui ne seraient en fait que de gros cyclomoteurs à celle de motocyclettes sans la formation que constitue le vélomoteur actuel », démontrant que « la limitation de vitesse à 75 km/h serait contraire à la sécurité » puisqu’elle introduirait un flux supplémentaire dans une circulation limitée à 90 ou 110 km/h, rappelant enfin que « quatre accidents de vélomoteurs sur cinq se produisent en ville où la vitesse est limitée à 60 km/h et quelquefois à moins. » Jean-Paul Gilli, professeur de droit public, président de l’université Paris Dauphine et de l’Association nationale pour la pratique motocycliste écrit au même ministre exactement un an plus tard, s’inquiétant des « frais qu’auront à engager les jeunes, obligés de passer successivement plusieurs permis », plaidant donc pour que « le passage d’un premier permis à un permis de catégorie supérieure ne comporte que la vérification des aptitudes à contrôler une machine de plus forte cylindrée » et prévenant que « tout autre mesure qui imposerait aux conducteurs de deux-roues des frais supplémentaires ne pourrait être ressentie par eux que comme une brimade. »
Au même moment, au ministère de l’Équipement, Bernard Urcel écrit une « note sur les problèmes moto à la suite de l’annonce du nouveau permis et de la vignette » qui sera transmise au Directeur des routes, Michel Fève. Polytechnicien, ingénieur des Ponts depuis 1973, il avait passé son permis moto en 1970 et acheté en 1972 la Moto Guzzi 850 qu’il gardera des années, sa connaissance du milieu lui permettant, alors qu’il était en poste à Roanne, de faire fonction au ministère de conseiller technique occasionnel en matière de moto. À ce titre, en quatre pages, il va démonter point par point les justifications de la réforme en cours, qui a « un arrière goût très net de protectionnisme suranné ». Contre le 80 cm³, il développe des arguments similaires à ceux de Pierre Borvo, insistant à la fois sur les conséquences néfastes de la limitation de vitesse à 75 km/h, dégradation de la sécurité et restriction des usages. S’il reconnaît l’intérêt de la progressivité qui découle de la distinction entre permis A2 et A3, il plaide pour un passage « à l’ancienneté » de l’un à l’autre. Il insiste enfin sur les bénéfices politiques à attendre d’une suppression de la vignette. En ingénieur des Ponts, il aborde ensuite un certain nombre de points purement techniques, avant de se faire le porte-parole des motocyclistes : « (ils) sont une minorité. Ils l’ont voulu ainsi. Ils sont heureux ainsi mais ressentent très mal tout ce qu’ils peuvent considérer comme agression », ce pourquoi il faut leur « faire sentir qu’ils sont reconnus comme entité existante et estimable ». Légitimer une pratique qui souffre précisément de ne pas l’être peut se faire à un coût modique, par de petits gestes ; mais le catalogue qu’il propose, technique, amélioration des freins et des pneumatiques, ou symbolique, diffusion de publications présentant de bonnes pratiques, reste modeste.
Son intervention sera donc portée à la connaissance de Michel Fève, et sans doute aussi du ministre des Transports, Joël Le Theule. Transmis à Claude Guéant, conseiller technique du ministre de l’Intérieur, le courrier de Jean-Paul Gilli lui vaudra un court accusé de réception du ministre, Christian Bonnet, qui : « fait procéder à l’examen de (sa) suggestion par les différents services intéressés ». La lettre de Pierre Borvo suivra le même chemin, sans qu’il soit possible de déterminer son destin. Rien ne prouve que Christian Gérondeau ait eu connaissance de l’un de ces écrits ; et quand bien même, sa position n’en aurait vraisemblablement pas été modifiée.

A la différence des loubards qui manifestaient dans les rues de Paris en réclamant sa démission, chose qui, selon ses propos recueillis en entretien, « faisait partie de mon job. Ça me faisait rien, hein, ça m’a jamais fait changer d’avis », les rédacteurs de lettres, de notes, de tribunes comme celle que Georges Laurent, chef de la division deux roues à la Prévention Routière publiera en novembre 1978 dans la revue de l’association, défendaient à la fois des positions plein plus conciliantes, se contentant de réclamer de légères adaptations sans remettre en cause les fondements de ses réformes, et disposaient de tout le nécessaire en matière de capital social, de leur appartenance à la haute fonction publique aux relations directes que certains entretenaient avec des ministres, pour espérer faire valoir leurs demandes. Mais ces facteurs, déjà présents dans les propositions de Michel Fève récusées par Christian Gérondeau, ne risquaient pas non plus de le faire changer d’avis, d’autant que leur pondération même, le fait par exemple de prévoir un accès facile au permis A3 pour les titulaires du A2, contredisait totalement sa volonté d’imposer une réforme radicale, qui passait en l’occurrence par une stricte dichotomie entre ces deux permis.
C’est que la réforme de Christian Gérondeau épouse un cadre bien plus large, celui de la modernisation administrative de l’époque giscardienne, qui cherche des solutions techniques aux problèmes publics, et parcourt le monde à la recherche de formules mises en œuvre ailleurs, sans forcément se préoccuper de leur efficience. Si la rationalisation des choix budgétaires se veut, comme l’écrit Bernard Perret dans la Revue française d’administration publique, une « importation du PPBS (Planning Programing Budgeting System) américain, au moment même où celui-ci était abandonné », la réforme des permis moto découle d’un mécanisme identique bien que singulier et nettement plus exotique, qui voit un haut fonctionnaire en voyage au pays de la moto découvrir une solution au problème qui le hante depuis qu’il a acquis la conviction d’avoir, avec la moto, affaire à un « engin diabolique », solution qu’il va imposer, telle qu’elle, et dans les pires conditions. Les Archives Nationales conservent en effet la trace de la recherche effrénée de terrains permettant de passer le permis A3 à laquelle se livrent les fonctionnaires de l’Équipement, Michel Fève, dans une note datée du 20 mars 1980, ne recensant que 43 départements où il sera possible de passer ce permis, alors même que la réforme était entrée en vigueur au 1er mars.

En ne prêtant aucune attention à la très grande quantité d’obstacles techniques, économiques, sociaux, politiques, ou même simplement administratifs qui se dressaient devant sa réforme, Christian Gérondeau va assurer l’échec de celle-ci. Mais ces considérations pragmatiques ne pouvaient de toutes façons guère infléchir sa position : pourvu de l’appui du Premier ministre qui lui permettait d’imposer ses vues à l’administration, certain de l’efficacité de sa réforme puisqu’elle représentait la meilleure des pratiques de la rationalité technocratique d’alors, convaincu de la nécessité d’agir, et de la justesse de son action, par les enseignements qu’il retirait de son expérience du permis moto, le Délégué se plaçait ainsi en propriétaire de cause, défenseur d’une jeunesse mise en péril par le goût du risque inhérent à son apprentissage de la vie en société. Et cette cause imposait à la fois de prendre des mesures radicales, donc inévitablement impopulaires, et contestées dans la rue, et de les imposer à une administration rétive et passive, qui jusque là ne s’était guère souciée du problème, et donc de ne tenir aucun compte de ses objections.
Finalement, une des meilleures analyses de cette dispute se trouve dès 1978 sous la plume de Georges Laurent, qui écrit : « Il semble bien en fait que deux conceptions de la sécurité routière, sous-jacentes à ce débat, s’affirment à nouveau. L’une plus dirigiste, tendant parfois à réduire les accidents dans lesquels sont impliquées certaines catégories de véhicules, en créant des obstacles administratifs et réglementaires à leur utilisation. L’autre, plus libérale, consistant à prendre acte de l’évolution des besoins en matière de transport et à agir sur leur qualité technique, leurs conditions d’utilisation et sur la formation de leurs conducteurs (…) Les « dirigistes » doivent quand même savoir qu’on ne résoud pas les problèmes de sécurité routière par la seule réglementation : si les résistances sont trop fortes elle sera immanquablement tournée le plus légalement du monde. Chassez les grosses motos, elles reviendront au galop sous forme de cylindrées moyennes « super pointues » leur ressemblant comme des sœurs. Cette constatation ne signifie pas l’inutilité de la réglementation mais elle en montre les limites. Un règlement applicable est celui qui obtient une large approbation parce que reconnu nécessaire par la majorité de ceux qu’il concerne ». (Georges Laurent, La Prévention Routière n°49 p. 12, novembre 1978). Avec son excellente connaissance de la technique et du milieu motard, il décrit ainsi deux ans avant son apparition sur le marché le cahier des charges de la 350 RDLC, cette moto forcément raisonnable puisque pourvue d’une cylindrée bien inférieure aux 400 cm³ dont devaient se contenter les titulaires du permis A2, et qui fera tant de dégâts.