De nos jours, à Paris, ce petit noyau d’une métropole moderne qui compte de l’ordre de 12 millions d’habitants, on respire un air dont la qualité moyenne n’a vraisemblablement jamais été meilleure depuis les débuts de la révolution industrielle. Évidemment, une telle affirmation heurte le sens commun, et se doit d’être empiriquement validée ce qui, faute de données, représente une tâche insurmontable. Aussi faut-il réduire la période en question à un intervalle plus restreint, mais accessible à la mesure, et qui va donc commencer à la fin des années 1950, soit au moment où cette phase d’expansion économique qualifiée de Trente glorieuses a eu comme effet, et comme condition de possibilité, une certaine négligence à l’égard de ses conséquences négatives. Ce désintérêt, pourtant, alors, n’avait rien d’unanime ; aussi, grâce à des organismes tels le CITEPA, grâce à la revue Pollution Atmosphérique, on dispose de quoi documenter cette affirmation, de quoi aussi se faire une idée plus précise du problème dans sa dimension matérielle, en évaluant les facteurs de divers ordres qui contribuent à son existence.

Un article datant de 1994 et publié dans Pollution Atmosphérique montre ainsi, en comparant près de 50 métropoles comptant chacune plus d’un million d’habitants, à quel point Paris connaît une situation privilégiée. La capitale se distingue d’abord par la précocité de son réseau de mesure de la pollution : après Londres en 1935 et New York en 1940 elle sera, en 1954, la troisième métropole de l’échantillon à s’équiper de la sorte. Elle se place par ailleurs en tête des villes les moins polluées par l’ozone et les particules fines, et en quatrième position pour le dioxyde de souffre. Avec des niveaux moyens toujours inférieurs aux normes, elle fait ainsi mieux, et parfois bien mieux, que Londres, Barcelone, Madrid, Turin, ou Berlin.

Publié au début des années 1990, au moment donc où commence la lutte contre certains des facteurs contribuant à cette pollution, l’article dresse ainsi un état des lieux. Il cartographie un point de départ, au moment précis où l’action publique commence à s’exercer. Alors naissent les réglementations limitant les rejets des véhicules à moteur thermique, réglementations qui se feront au fil du temps de plus en plus strictes puisque, pour prendre une catégorie de polluants en exemple, ces particules fines émises notamment par les moteurs diesel des véhicules légers, entre l’Euro 1 datant de 1992, et l’actuelle Euro 6, les normes imposent une réduction des émissions d’un facteur 28. En somme, avec au départ, pour le cas parisien, une situation plutôt meilleure qu’ailleurs, la prise en compte du problème par les autorités va, progressivement, apporter une amélioration aussi significative que mesurable de la qualité globale de l’air. Aussi faut-il se demander pourquoi cette réalité tangible, dans sa double dimension d’un bilan, grâce à des propriétés climatiques et géographiques par définition stables, plutôt satisfaisant, et que les contraintes qui enserrent progressivement les sources de pollution ne peuvent qu’améliorer, se situe à l’opposé de la perception d’un public dont les autorités municipales rapportent qu’il se plaint en permanence d’une pollution qui figure au premier rang de ses préoccupations en matière de santé. Et une partie de la réponse se trouve dans le rôle investi par une catégorie particulière de scientifiques relevant du domaine médical, catégorie à laquelle appartiennent les rédacteurs de l’article de Pollution Atmosphérique, les épidémiologistes.

le combat de l’épidémiologiste

Dans une contribution parue dans un ouvrage collectif publié sous la direction de Bastien François et Erik Neveu, Luc Berlivet, historien spécialiste des questions de santé publique, décrit en détail la façon dont ces scientifiques se sont lancés à la même période, soit au milieu des années 1990, dans le débat public, et autour d’une même question, les conséquences pour la santé de la pollution de l’air urbain. L’histoire, selon un processus maintes fois répété, commence par un dossier en Une du Monde. Le 7 février 1996, le chroniqueur médical du quotidien lance un cri d’alarme : citant une étude à paraître et réalisée par un groupe d’épidémiologistes, lesquels ont développé un modèle associant la pollution dite acido-particulaire, causée par le dioxyde de souffre et les particules fines, et les décès dus aux maladies respiratoires et cardiovasculaires, il dénonce les centaines de morts prématurées que la pollution atmosphérique cause dans les métropoles, Paris et Lyon en particulier. Immédiatement, la controverse démarre : le lendemain, dans un journal concurrent, Libération, un article fait intervenir des contradicteurs, cardiologue et pneumologue qui, écrit Luc Berlivet, occupent en tant que cliniciens « une position radicalement différente dans l’espace de la médecine ». L’épidémiologie, discipline qui s’implante à partir des années 1950, utilise en effet, avec son arsenal statistique, des outils sans rapport avec les diagnostics cliniques, mais qui permettent, eux, de généraliser des cas particuliers au point de rendre visible, et de désigner comme causes des décès, un spectre de plus en plus large de facteurs qui chacun atteignent ainsi une dimension particulière, celle d’un problème public.

Objet sociologique étudié en particulier par Joseph Gusfield, le problème public surgit lorsqu’une situation, jusque là généralement négligée, devient, parce que des acteurs qui la ressentent et la décrivent comme un trouble inacceptable devant impérativement trouver une solution réussissent à populariser cette impression, un problème largement accepté comme tel et qui exige alors l’intervention de la seule puissance à même de faire cesser ce trouble, l’État. Le « coup de force symbolique » des épidémiologistes dont parle Luc Berlivet associe tous les acteurs qui interviennent dans une configuration de ce genre : un public, qui voit sa santé menacée par des polluants contre lesquels il ne peut se défendre, puisqu’il les absorbe en même temps que cet air dont il pourrait difficilement se passer, des scientifiques, qui dénoncent et quantifient ce trouble, des journalistes qui le rendent public. Pour reprendre la métaphore de Joseph Gusfield, la scène où se déroulera désormais le drame de la pollution urbaine se trouve ainsi dressée, et animée par ses principaux acteurs, à l’exception de celui qui n’apparaîtra qu’au deuxième acte même s’il s’impatiente déjà dans les coulisses, la puissance publique.

Car ses armes sont prêtes. Le 30 décembre 1996, Corinne Lepage, ministre de l’Environnement du gouvernement d’Alain Juppé, fait voter sa loi sur l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie, dont le premier article reconnaît à tous le droit de respirer un air qui ne nuise pas à la santé, droit qui se révèle donc incompatible avec la configuration de l’univers tel que nous le connaissons. La qualité de l’air devient ainsi une question de santé publique, le contrôle des polluants et des pollueurs, qui n’a pas attendu cette loi pour s’exercer à l’échelon européen, se fera de plus en plus strict, et les épidémiologistes, nouveaux venus dans le champ médical, parviennent à imposer et leur lecture du problème, et les méthodes grâce auxquelles ils le décrivent et évaluent ses effets sur la santé. Deux appareils statistiques, et deux catégories de discours, cohabitent ainsi : d’une part, les mesures produites par un réseau désormais européen de stations qui relèvent les niveaux des principaux polluants, et éditent des séries qui couvrent désormais plusieurs dizaines d’années, de l’autre, les études auxquelles les épidémiologistes se consacrent, tentant de déterminer et de quantifier la relation entre cet état de l’atmosphère, et les pathologies qu’il est supposé entraîner. Or, dans cette liaison, dans les notions utilisées, dans les définitions contradictoires et confuses de celles-ci, dans les mécanismes parfois déroutants mis en œuvre, dans la validité statistique des analyses conduites, et plus encore dans la manière dont la presse et les politiques en rendent compte, bien des ombres subsistent, ombres que l’on peut tenter d’éclaircir en se lançant sur la trace de ce chiffre ultime, repris à l’envie sur le site du Ministère, lui qui proclame que, « avec près de 42 000 décès prématurés chaque année, la pollution atmosphérique est le premier sujet de préoccupation environnementale des Français».

les calculs de l’Agence

Cette piste a été suivie dès 2013 avec un soin particulier par Audrey Garric, dont l’obstination n’a guère été récompensée. Sa traque la conduit en effet jusqu’à un programme européen aujourd’hui interrompu, lequel avait recours à des estimations anciennes pour les assembler dans une optique strictement spéculative. Aussi paraît-il plus pertinent de suivre une trace différente et qui offre une actualisation bienvenue, celle de l’European Environnement Agency, le think tank de l’Union européenne en charge du problème. Chaque année, celui-ci publie un rapport sur la qualité de l’air qui offre sa propre version de ce fameux chiffre. En page 54 de l’édition 2014, il livre en effet un tableau des « morts prématurées attribuables aux particules fines de 2,5 µm et à l’ozone en 2011 dans quarante pays européens » d’où il ressort que, en France, ces particules-là ont entraîné cette année-là 46 339 décès prématurés. Reste à comprendre la méthodologie employée, ce qui expose à une frustration supplémentaire.

Ces calculs sont en effet attribués à une entité mystérieuse, l’ETC/ACM, réseau sous contrat avec l’EEA et dont on croit comprendre qu’il fournit l’agence européenne en études. Coordonné par l’institut néerlandais de santé publique, le réseau en question comprend quatorze membres, tous anonymes, qui se livrent à des tâches dont on ne sait rien en suivant des méthodologies que l’on ignore. Aussi, puisque l’accès à la méthode scientifique reste bloqué, faut-il se contenter d’une supposition, en s’aidant des éléments fournis par le tableau de l’EEA : puisque l’on associe tel niveau de concentration en particules avec tel degré de mortalité, il ne reste plus qu’à multiplier par la population totale pour obtenir nos 46 000 morts. Ce chiffre effrayant, en somme, ne serait rien d’autre que le produit d’une bête règle de trois.

Une telle légèreté semble difficilement concevable, et fait bon marché des contre-arguments dont le plus simple, exposé par Audrey Garric, met en lumière l’hypothèse implicite et par définition fausse d’un tel calcul, celle d’une répartition uniforme des particules sur le territoire national. Ce procédé simplet, cette façon d’amalgamer des chiffres sans souci de cohérence, et sans se préoccuper de leur signification, se retrouve dans des disciplines voisines telle l’accidentologie, laquelle recourt de façon intensive à un indicateur lui aussi vide de sens parce que frappé du même biais, le nombre de tués sur la route par million d’habitants. Élémentaire à calculer, ce chiffre n’indique rien d’autre qu’une même propension scolaire au classement, dénonçant les mauvais élèves, montrant le chemin qu’ils doivent suivre pour se hisser au niveau des meilleurs. Sans doute faut-il, dans ces incertitudes et ces approximations, moins voir un défaut qu’une propriété, et une propriété indispensable à l’usage politique auquel ces statistiques sont destinées. Ces 46 000 morts n’indiquent rien d’autre que ce à quoi se réduit aujourd’hui la justification politique, un mantra à faire répéter, toujours et partout, par tous et en toutes circonstances.
Ainsi, on cherchera en vain dans cette littérature épidémiologique la signification d’une notion pourtant reprise à longueur de pages, la mort prématurée. Celle-ci se trouve pourtant à l‘INSEE, lequel qualifie de mort prématurée tout décès survenant, quel qu’en soit l’âge ou la cause, avant 65 ans. On imagine que si la qualité de l’air tuait 46 000 personnes avant qu’ils n’atteignent 65 ans, cela se verrait, au moins dans les statistiques. Pourtant, toujours selon l’INSEE, aujourd’hui, en France, l’âge modal du décès s’établit à 87 ans pour les hommes et à 92 ans pour les femmes.

C’est là qu’il faut comprendre que cette mort prématurée des épidémiologistes n’a rien à voir avec le critère objectif déterminé par l’INSEE : il s’agit en fait d’une réduction estimée de l’espérance de vie, par laquelle on considère que, par rapport à un niveau jugé dépourvu de danger, une pollution plus élevée va abréger de quelques mois l’existence de ceux qui en seront victimes. Mais cette conception, et cette façon de compter, à son tour, pose divers problèmes. Le premier, d’ordre épistémologique, est exposé par les cliniciens qui apparaissent dans l’article de Luc Berlivet. Les pathologies en cause, cardio-vasculaires ou respiratoires, existent indépendamment de cette pollution, et ne peuvent lui être reliées par un lien causal : tout au plus, disent ces cliniciens, peut-elle dégrader un peu plus l’état de patients de toute façon en fin de vie et qui, dans un environnement plus sain, seraient morts quelque mois plus tard.

Le second problème, lui, est de nature politique. On conçoit volontiers que l’air que l’on respire au cœur d’une métropole de 12 millions d’habitants soit moins sain que celui qui remplit les poumons des 506 habitants de l’île de Batz, et qu’il ait des conséquences négatives sur la santé des parisiennes et des parisiens. Avec une telle concentration d’activités humaines, il pourrait difficilement en aller autrement. Mais un compte de résultat ne saurait être complet s’il se contente de faire la liste des charges : il lui faut aussi enregistrer les produits comme, par exemple, ce maillage étroit de services de santé tout autant caractéristique des grandes agglomérations et qui, par exemple, contribue fortement à diminuer un risque, celui d’une authentique mort prématurée, celle de ces adultes en bonne santé victimes de défaillances cardiaques ou vasculaires et qui, faute de secours de proximité, ne peuvent être pris en charge à temps. A défaut, il faudrait reconnaître, et mettre en application, le droit des habitants de l’île de Batz à vivre à moins de 3 km d’un CHU.

l’instrumentalisation

Les effets nocifs de la pollution urbaine, en d’autres termes, telle qu’on la rencontre dans nos villes, elle dont l’European Environnement Agency reconnaît, dans le document cité plus haut, qu’elle atteint aujourd’hui un niveau historiquement bas tandis que le même organisme la place en onzième position dans son palmarès des causes de mortalité, le tabagisme occupant la première, ne constituent un problème aigu que parce que les politiques en ont décidé ainsi, parce que, aidés en cela par les épidémiologistes, ils l’ont cadré d’une certaine façon, et parce qu’ils l’instrumentalisent à des fins bien moins avouables que la seule protection de la santé publique. Car les pouvoirs publics n’ont pas attendu les indignations récentes pour traiter cette question, avec, dans certains cas, une efficacité totale. L’historique des mesures effectuées par les organismes agréés se révèle ainsi sans ambiguïté. Le plomb, le soufre ont aujourd’hui disparu. Au niveau national, l’état des lieux le plus récent dressé par l’EEA montre, avec un point de départ en 1990, une très forte diminution de presque tous les polluants, dont les niveaux satisfont dès maintenant à des objectifs donnés pour 2020. A l’échelon local, Airparif, plus circonspect, pointe comme difficultés essentielles les oxydes d’azote, majoritairement émis par les moteurs thermiques, diesel avant tout, et les particules fines, d’origine plus variée. Et de fait, ces deux éléments fondent la justification à agir des autorités, et de la ville de Paris avant tout, dans ses tentatives constantes pour diminuer un trafic attentatoire à la santé des parisiennes et des parisiens. Difficile, pourtant, dans le cadre d’une action nécessairement fondée en droit, de s’en prendre au dioxyde d’azote.

La réglementation fournit en effet un repère en déterminant des seuils de concentration des polluants à partir desquels l’action publique peut s’exercer. Un premier niveau, qualifié d’information, ne s’adresse qu’aux catégories les plus vulnérables de la population, et se limite à émettre des recommandations. Seul le second niveau, l’alerte, autorise la mise en œuvre de mesures coercitives. Or, depuis 1999, en Île de France, pour le dioxyde d’azote, ce niveau d’alerte n’a jamais été atteint. Le dernier grand épisode du genre remonte à septembre 1997, voilà donc presque vingt ans. Mais heureusement, il reste les particules.

Les particules fines cumulent une telle quantité de propriétés physiques et sanitaires exploitables qu’elles méritent de devenir des objets politiques, et sociologiques. Elles se définissent d’abord seulement par leur taille, et pas par leur composition chimique, peuvent venir de n’importe où et contenir n’importe quoi, du sel ou du sable, du caoutchouc ou du carbone. En d’autres termes, quoi qu’on fasse, contrairement par exemple au plomb qu’un changement dans la norme appliquée aux carburants a suffi à éliminer, on peut être sûr de ne jamais en être débarrassé. Considérées comme d’autant plus dangereuses qu’elles sont fines, ce qui explique que les seuils de concentration acceptables pour les particules de 2,5 µm de diamètre, alias PM2,5, soient inférieurs à ceux des plus grossières particules de 10 µm de diamètre, les PM10, et récemment classées cancérigènes, elles s’approchent à grands pas du statut royal de l’épidémiologie, la linéarité sans seuil, statut grâce auquel il sera toujours possible, quelle que soit leur concentration, de relever un effet sur la santé. Et de fait, si l’on s’attarde sur l’historique des épisodes de pollution fourni par Airparif, ces particules, on les voit, même si les données suivent un profil curieux : ainsi, sur les 34 mois qui vont de janvier 2009 à novembre 2011, Airparif recense quinze épisodes durant lesquelles la concentration des PM10 a atteint le niveau d’information, et aucun état d’alerte. Sur les 34 mois qui suivent, on atteint 72 fois le seuil de l’information, et en 14 occasions celui de l’alerte.

Quand on a une petite expérience de l’élaboration des séries statistiques, on sait qu’un changement si brutal ne provient généralement pas d’une subite et catastrophique dégradation de la situation, mais qu’il est, plus prosaïquement, la conséquence d’une modification dans la manière de compter. Avant l’arrêté préfectoral du 27 octobre 2011, le seuil d’information pour les particules PM10 était fixé à 80 µg/m³, le seuil d’alerte à 125 µg/m3 ; à partir de novembre 2011, le seuil d’information est devenu seuil d’alerte et une nouvelle valeur, 50 µg/m³ a déterminé le niveau information. On conçoit facilement qu’une procédure d’alerte qui ne se déclenche jamais échoue à remplir sa tâche, et qu’il convienne donc de placer son seuil à un niveau plus utile. Dès lors, les commentaires éplorés, les indignations vertueuses, les réactions martiales qui accompagnent désormais, cette année comme la précédente, ces épisodes printaniers de pollution d’origine essentiellement agricole prennent un autre sens. On se demande où se trouvaient les poumons asphyxiés par cette atmosphère pékinoise le 27 janvier 2010, quand on a relevé 92 µg/m³ de PM10 sur les Champs Élysées, et ce que faisaient les correspondants de la presse internationale les 2 et 3 mars 2011, lorsque la place Victor Basch a enregistré 104 µg/m³ de PM10, niveaux qui, dans un cas comme dans l’autre, n’ont pas déclenché d’alerte, et ne semblent guère avoir marqué les mémoires. Le 20 mars dernier, Airparif a relevé un niveau maximal de 101 µg, le 18 mars, de 93 µg ; les stations ne sont pas précisées. Sans doute s’agit-il des suspects habituels, le périphérique porte d’Auteuil, l’autoroute A1 à Saint-Denis, au plus près du trafic et de ses émissions, là où l’on ne trouvera que des pollueurs, et de malheureuses victimes au guidon de leur deux-roues.

l’incertain recyclage par la politique municipale

À Paris, dans la plus petite des grandes capitales européennes, donc sur un territoire peuplé de deux millions d’habitants et gouverné par une entité représentative unique, la pollution de l’air permet à l’action publique de s’exercer suivant des modalités assez larges, même si certaines voies, celle de l’inaction par exemple, celle d’une modestie qui avouerait à la fois son impuissance face à un problème d’ampleur continentale et son incapacité à le traiter mieux qu’il ne l’a été jusqu’à présent, ont été condamnées, par la réglementation européenne en particulier, laquelle exige que l’on fasse quelque chose. Relativement minimale, puisqu’elle demande simplement la création, sur le modèle londonien, d’une low emission zone qui restreint l’usage des seuls véhicules lourds, tous propulsés par des diesel, cette requête n’a toujours pas été appliquée en France. Répandu un peu partout, pas très compliqué à mettre en œuvre, ce type d’aménagement ne fait pas vraiment de mal, même s’il ne rapporte guère : ainsi, à Stockholm, où la LEZ se double de plus d’un péage urbain, selon un récent document de l’ADEME, ces contraintes ont entraîné une réduction des émissions locales de PM10 de 40 %. Mais la baisse de leur concentration dans l’air, le facteur qui, après tout, intéresse les poumons, n’est estimée qu’à 3 %. Il y avait pourtant là de quoi satisfaire tout le monde, l’Europe, et l’écolo. À la place, la mairie de Paris s’est lancée dans une vaste entreprise d’édification de la pureté, laquelle repose sur un plan quinquennal détaillé, qui, à première vue, n’oublie rien ni personne, et représente un magnifique compendium de toutes les impasses auxquelles conduit le fait de gérer une capitale comme s’il s’agissait d’une île lointaine, isolée en plein océan, et sur laquelle on règne en maître.

Des diverses étapes de ce plan, seule la première, qui prévoit d’interdire dans un délai de trois mois la circulation des autobus et poids-lourds entrés en service jusqu’en 2001 se situe en territoire connu, puisque les low emissions zones concernent essentiellement les véhicules lourds les plus anciens ; tout au plus fera-t-on remarquer que, dans une capitale libérale, Londres par exemple, on préfère taxer plutôt qu’interdire. Personne ne s’étonnera qu’à Paris, il ne soit question d’autre chose que de prohibition. Mais le reste et sans équivalent, en particulier dans la manière dont est traité un type de véhicule dont, mutatis mutandis, l’exemple londonien montre bien à quel point il contribue de façon quasi-nulle à la pollution de l’air, le deux-roues motorisé. Tel qu’il se présente, le plan parisien prévoit en effet que, d’ici 2020 au plus tard, seuls seront autorisés à fréquenter les rues parisiennes des cyclomoteurs et motocycles qui, aujourd’hui, n’existent pas encore. Le Conseil de Paris, en d’autres termes exige que, en moins de cinq ans, le parc de ces véhicules soit entièrement renouvelé. Les automobilistes, eux, pourront alors continuer à circuler avec des véhicules datant de 2006.

Évidemment, on se trouve ici dans le domaine de la pure fiction, ne serait-ce que parce que le soubassement légal indispensable à cette prohibition n’existe pas encore. Pourtant, dans ce qu’il révèle du fonctionnement de la municipalité parisienne, ce plan se doit d’être pris au sérieux, quand bien même il a peu de chance de jamais être appliqué, et en particulier à cause de l’ignorance et du mépris dont il témoigne à l’égard des habitants des communes avoisinantes. Parisiennes et parisiens, ces citoyens disposaient du privilège d’externaliser leurs nuisances à Clichy-la-Garenne, où débouchent leurs égouts, à Saint-Ouen, Ivry, Issy-les-Moulineaux, où l’on brûle leurs ordures, à Créteil, où l’on traite leurs déchets hospitaliers, à Nanterre et, de nouveau, à Saint-Ouen, où l’on consume le charbon qui les chauffe. Et la Mairie de Paris, cette ville qui ne peut rien sans sa banlieue, après avoir multiplié les obstacles physiques à la circulation motorisée, rêve maintenant de simplement interdire qu’on circule dans ses rues, et d’appliquer cette prohibition à tous les véhicules mais, comme on l’a vu, de manière encore plus brutale aux deux-roues. Pourtant, aujourd’hui, à Paris, sans deux-roues motorisés, plus rien ne bouge. Le succès, sans équivalent ailleurs en Europe, du tricycle de chez Piaggio forme l’élément le plus visible de cette réponse pragmatique apportée par tous ceux, avocats, médecins, kinésithérapeutes, hauts fonctionnaires, experts-comptables, journalistes, qui gardent un besoin impératif de se déplacer en ville de façon autonome, et déjouent ainsi les obstacles édifiés patiemment depuis dix ans par la municipalité et à cause desquels il leur est désormais impossible de circuler en voiture. Si, en dehors du cas particulier de Rome, aucune capitale ne contrarie cet usage, si Londres ou Madrid l’encouragent même, c’est bien parce que le deux-roues motorisé représente un substitut efficace et durable à l’automobile, qui répond presque aux mêmes besoins à des coûts spatiaux et environnementaux bien inférieurs.

Que, dans la plus totale hypocrisie, la Mairie de Paris préfère afficher son dédain à l’égard d’une population qui, plus qu’aucune autre, fait pourtant vivre sa ville, qu’elle néglige tout autant les propriétaires de ces commerces alimentaires de proximité qui animent son Paris-village, et se lèvent à point d’heure pour aller chercher à Rungis et dans leur vieux fourgon diesel de quoi nourrir sa population, qu’elle prévoie à l’inverse, et avec minutie, en déclinant tout le dictionnaire des notions à la mode, de convertir sa ville à l’immobilité, de faire en sorte que chacun reste dans son quartier piéton, laisse la place qui leur revient aux touristes et, surtout, rejette comme s’ils étaient toxiques ces allogènes qui habitent alentours et viennent à la capitale pour y travailler, y acheter et, parfois, s’y divertir, ne doit pas être pris seulement comme une bravade, un effet de manche destiné à satisfaire sa clientèle écologiste. Car la lutte contre la pollution atmosphérique n’est pas le seul axe de sa politique d’assainissement. Philippe Zittoun a bien montré comment l’élaboration de la carte du bruit à Paris, qui n’est pas une carte puisqu’elle ne reprend pas des relevés topographiques mais découle d’une modélisation, et qu’elle n’illustre pas le bruit puisqu’il n’y est question que des automobiles, et pas du bruit des trains ni de celui du métro aérien, sert à la fois à révéler et à quantifier un problème jusque-là ignoré. Il ne manquait plus qu’une étude de l’EEA pour dénombrer les morts prématurées dues à la pollution sonore, et l’appareillage scientifique servant à justifier l’impérieuse et urgente nécessité d’une action municipale coercitive se trouve au complet. Bruit ou pollution, le combat est le même : il s’agit bien, dans la mégalopole la moins adaptée à cet usage, en balayant toutes les oppositions, en ignorant les contraintes de tous ordres, légal, économique, financier, technique, en méprisant les droits des gens ordinaires parce qu’on a réussi à instrumentaliser la justification ultime, celle de la santé publique, et quand bien même celle-ci impliquerait de sacrifier les vivants au profit des bientôt morts, de bâtir ce fantasme aristocratique, cette ville sans défaut qui rencontre bien peu de critiques et dans laquelle, par une étrange amnésie, on se refuse à voir l’incarnation d’une itération supplémentaire de la grandiose perspective de l’avenir radieux.