Sociomotards.net a vu le jour en 2005, comme une sorte de complément à un projet universitaire qui inaugurait un retour de plus vers cette université de vieille connaissance, Paris VIII. Il s’agissait alors de reprendre des études de sociologie interrompues sept ans plus tôt, avec une maîtrise abandonnée pour des raisons diverses, au même niveau, celui donc d’un second cycle devenu entre temps master, mais avec un objectif autrement plus solide : documenter un groupe social totalement délaissé, puisqu’il n’est, en France, illustré que par deux articles ethnologiques de François Portet, et plus encore les activités politiques auxquelles s’adonnent certains de ses membres.
Ce deuxième point formait l’intérêt véritable du sujet. Car si, doublant les spécificités qui découlent inévitablement du véhicule qu’ils utilisent d’un certain nombre de propriétés, une histoire connue et partagée, une communauté de pratiques, la connaissance de signes inaccessibles au commun des mortels mais qui permettent d’identifier, et de cataloguer, tel ou tel, les motards forment indiscutablement un groupe social, celui-ci ne présente ni plus, ni moins d’intérêt sociologique que ces centaines de groupes similaires, souvent constitués en clubs, les amateurs de metal, les colombophiles, les reproducteurs de batailles historiques, groupes dont seuls quelque-uns ont, parfois, au détour d’une publication, et parce que l’auteur de celle-ci partage leur destin, l’honneur de se voir institués en objet sociologique.

Mais une propriété fondamentale distingue les motocyclistes des amateurs de vieux gréements ou des cyclo-touristes. Si, comme ces derniers, ils se déplacent dans l’espace public, et se trouvent ainsi nécessairement soumis à des règles définies par l’État, les plus déterminés d’entre eux ont aussi, à un moment historique précis, affronté celui-ci, réagissant à une politique qui naissait alors mais traitait un problème public fort ancien, la sécurité de la circulation routière, politique qu’ils considéraient comme répressive, discriminatoire, et inadaptée à leurs besoins.
L’organisation alors créée, la Fédération Française des Motards en Colère, le développement qu’elle a connu, dont certains éléments restent sans équivalent dans l’histoire sociale française, le rôle national et européen qui est aujourd’hui le sien valent largement que l’on s’y intéresse. Là encore, pourtant, le mouvement motard ne connaît d’autre publication sociologique que les quelques pages que Pierre Lefébure consacre à sa dimension européenne.

Autant dire que, en poursuivant l’analyse, en cherchant, cette fois-ci dans le cadre d’une thèse, à décrire comment, et à comprendre pourquoi, a été élaborée cette politique si décriée par ceux qui en sont l’objet, le parcours se poursuit en territoire inconnu. Ce travail a donc comme première propriété d’être totalement inédit. Ainsi, les quelques 7000 pages d’archives photographiées pour celui-ci, et provenant en quasi-totalité des fonds déposés aux Archives Nationales, voient sans doute pour la première fois la lumière du jour depuis qu’ils ont été rangés dans leurs cartons. Si la sécurité routière a été l’objet d’un certains nombre de travaux, articles, thèses comme celles de Jean Orselli ou de Matthieu Grossetête, si elle a été traitée par des chercheurs renommés tels Claude Gilbert, personne ne l’avait encore prise en compte du point de vue des motocyclistes.
Cette entrée inédite se double d’un processus d’analyse classique, mais relativement inusité. Avec Joseph Gusfield et Howard Becker en particulier, les problèmes publics ont retenu l’attention de sociologues que les amoureux de l’ordre rangent dans le tiroir « seconde école de Chicago ». Situation d’abord considérée comme banale, un problème public voit le jour lorsque des acteurs potentiellement très divers, des groupes d’individus engagés dans une croisade morale, des victimes d’atteintes ou de traumatismes objectivables ou supposés, mais aussi les pouvoirs publics, présentent la situation en question comme intolérable, et exigent qu’il soit rapidement mis un terme au problème ainsi constitué. Tel est bien le cas avec la politique de sécurité routière, qui s’institutionnalise lorsque, en Europe à la fin des années 1960, un risque pourtant vieux comme la roue devient inacceptable. Plus encore, tel est le cas avec le rôle particulier que commencent à jouer les motocyclistes au moment où, durant les années 1970, leur pratique connaît une croissance explosive. En France, il feront alors l’objet d’un traitement particulier, moralisateur et paternaliste, d’un genre que l’on réserve en général aux débordements d’une jeunesse incontrôlable tels qu’un autre sociologue anglophone les a décrits, Stanley Cohen.

Le jeu consiste donc à se lancer dans l’exploration d’un territoire absolument neuf à l’aide d’outils peu employés et étrangers à la tradition locale, puisque l’axe explicatif principal de cette thèse s’appuie sur un corpus cohérent de travaux britanniques ou américains assez rarement traduits en français. Choisir une démarche de ce genre ne procède d’aucune intention mauvaise : il s’agit simplement, de façon aussi simple et pragmatique de possible, et en liaison avec la grounded theory élaborée par un américain de plus, Anselm Strauss, de trouver les éléments les plus adaptés à la compréhension d’une politique qui, souvent, sort du domaine immédiatement accessible au scientifique, celui de la rationalité dans les diverses acceptions du terme. Mais sans le vouloir, on a ainsi réuni les conditions d’une manière d’expérience naturelle originale quoique bien friable, puisque limitée à un cas unique et très particulier. Et, autant être clair, celle-ci s’est mal déroulée.

l’épreuve du réel universitaire

Maintenant que l’on connaît tout de l’histoire et de son dénouement, les erreurs deviennent évidentes, en particulier celle, stratégique, d’avoir enchaîné immédiatement master recherche et doctorat, et de l’avoir fait en montant une manip qui a échoué. Laisser passer une année entre master et thèse aurait permis de chercher un directeur vraiment intéressé, tout en donnant l’occasion de publier un ou deux articles, et de faire ainsi entrer le monde motard et ses agitateurs dans le champ des études sociologiques. C’est que j’aurais bien continué avec Claudette, qui, en plus d’être une rare spécialiste de sociologie politique à Paris VIII, a été une directrice de master attentive et efficace. Hélas, Claudette n’a pas d’habilitation à diriger des recherches ; d’où l’idée d’une co-direction avec Jean-François, professeur, amateur d’expériences inédites et lecteur compulsif de Michel Foucault. Avec un directeur et une co-directrice, on pouvait naïvement s’attendre à être fort bien encadré. Or, sans raison évidente, l’inverse s’est produit puisque cette thèse a bénéficié de bien moins d’attention que le master qui l’a précédé. Ce n’est pas forcément gênant puisque, au moins dans ce domaine des sciences sociales où laboratoire et collectif relèvent de la fiction, on conduit en solitaire un travail supposé se dérouler de manière autonome. De plus, le contrat tacite, quand, de sa propre initiative, on s’engage dans une recherche qui ne répond à aucune espèce de commande et explore un terrain inédit, implique de se débrouiller seul, sans pouvoir bénéficier de l’appui d’un réseau.

Il n’y a là rien de critiquable et, si cette thèse démontre quelque chose, avec la quantité de documents recueillis, avec ces entretiens conduits au sommet de l’État auprès de hauts fonctionnaires, conseiller d’État, inspecteur des finances, premier avocat à la Cour de cassation, mais aussi avec une grosse poignée de X-Ponts, et un X-Mines, contactés par des voies diverses et selon des détours singuliers mais qui, presque tous, ont répondu positivement à la requête d’un doctorant inconnu, c’est bien qu’un tel contrat, pour peu que l’on y consacre du temps, reste parfaitement réalisable.
Mais, quand même, on a beau être autonome, on aurait bien aimé malgré tout, ici ou là, être un peu guidé. Se retrouver le jour de la soutenance, au début du mois d’avril 2015, avec une co-directrice qui s’excuse d’avoir oublié d’envoyer en janvier un message qui suggérait d’apporter au texte des modifications significatives, lesquelles nécessitaient bien un mois de travail supplémentaire, ne console guère. Car j’écris lentement. Cette rédaction a donc commencé deux ans avant la soutenance, et les premiers éléments provisoirement définitifs, les cinq premiers chapitres d’un travail qui, hors introduction et conclusion, en comprendra dix, ont été envoyés en janvier 2014. En d’autres termes, la relecture critique du texte aurait pu débuter un an plus tôt.
La seconde erreur, plus tactique, tient au fait d’avoir accepté une date de soutenance prématurée, qui n’a pas permis de terminer convenablement la rédaction de cette thèse, laquelle souffre en particulier d’une introduction et d’une conclusion bâclées. Les lourdes difficultés rencontrées lors de la constitution tardive d’un jury minimal puisque seulement composé de quatre personnes dont un unique spécialiste des mouvements sociaux, Lilian Mathieu, le temps insuffisant dont ses membres ont pu disposer pour lire un manuscrit qui, manquant de finition, pèse malgré tout ses 1 250 000 caractères, expliquent sans doute en partie les incompréhensions et les critiques infondées qui ont parsemé la soutenance. La composition de ce jury explique aussi pourquoi certains aspects importants de ce travail, en particulier le rôle de plus en plus déterminant que joue le processus de décision européen, un sujet qui, en France, n’intéresse guère au-delà de l’université de Strasbourg, n’ont tout simplement pas été évoqués.

De quelle manière un sociologue, professeur ou directeur de recherches, peut-il aborder un travail qui ne relève pas de sa spécialité, dont le contenu lui est totalement étranger, dont la problématique, classique, reste peu répandue, et qu’il a sans doute accepté de juger moins parce que la question abordée l’intéressait que pour rendre service à un collègue ? Sans doute va-t-il s’appuyer sur ce qu’il connaît nécessairement, au moins par un jugement de sens commun, et prendre alors cette thèse pour ce qu’elle n’est pas, un travail sur la sécurité routière. Il s’étonnera alors de ne pas y rencontrer les acteurs dont il a l’habitude, à commencer par cette très active association de victimes, invitée obligée de tous les débats télévisés consacrés au sujet. Cette absence, pourtant, se justifie pleinement puisque, au-delà du cas d’espèce des motocyclistes, l’influence de cette association, telle qu’elle transparaît dans des archives qui couvrent essentiellement une période qui va de 1972 à 2002, sur l’élaboration de la politique de sécurité routière reste, au mieux, minime. Relever cette absence comme une insuffisance, voire un oubli, revient à accorder plus de crédit aux journaux télévisés qu’au chercheur quant à la manière dont il rend compte de l’objet de sa recherche.
Il en va de même avec d’autres acteurs réputés jouer un rôle en matière de sécurité routière, tels les industriels, dont un des rapporteurs s’étonnera que ma thèse ne les évoque pas. Qu’il s’agisse de la manière dont le plus actif d’entre eux, Peugeot, a influencé avec succès la politique publique, de la façon dont, durant les années 1980, le ministère de l’Industrie a cherché à ressusciter une industrie locale de la moto définitivement morte, ou, enfin, du rôle que joue aujourd’hui à Bruxelles l’association des constructeurs, l’importance qui est la leur, dans le seul grand pays européen qui ne possède pas d’industrie de la moto, a pourtant été évoquée à plusieurs reprises et, à mon sens, à sa juste valeur. Aussi, un tel reproche n’est pas seulement, objectivement, faux : il tend à substituer à la réalité spécifique décrite dans une thèse qui montre, en matière d’industrie comme dans bien d’autres secteurs, à quel point, dans ce domaine précis, la situation française se singularise, la fiction de sens commun d’une rassurante normalité. Si ce que vous avez trouvé s’écarte de cette ligne c’est, simplement, parce que vous n’avez pas assez cherché.

Au fond, juger une thèse comme celle-ci vous enferme dans une alternative unique : accepter sans restriction son contenu aussi bien que l’analyse qui en est faite, ou contester l’un et l’autre. Si l’on choisit la seconde option, et on voit mal un jury de thèse se comporter autrement, il faut alors construire ses arguments, ce qui implique d’aller au-delà de la lecture visiblement rapide d’un manuscrit déjà copieux. Il faut alors aller chercher des éléments de comparaison, et rattacher en l’espèce la politique qui fait l’objet de ma thèse à un monde connu, comme celui de la santé publique.
Pourtant, si un tel rapprochement n’est pas dépourvu de sens, il ne s’applique ni à la manière dont l’État tente de restreindre l’usage de la moto, ni à ses justifications. D’un point de vue général la politique de santé publique, celle par exemple de la lutte anti-tabac, elle qui vise, entre autres, à protéger les mineurs et les non-fumeurs victimes du tabagisme passif, tout en cherchant à diminuer un coût sanitaire supporté par la collectivité, ne permet pas d’échafauder une comparaison valide. Car, par définition, les motards sont adultes, et même plus puisque l’accès direct aux grosses cylindrées n’est aujourd’hui plus possible avant l’âge de 24 ans ; sans même évoquer la question des responsabilités, ils sont, lorsqu’ils ont un accident, quasiment les seules victimes, accident dont les conséquences ne sont pas à la charge de la collectivité, mais de leurs assurances, et en particulier de celle qu’ils ont créée voilà plus de trente ans. Ne vouloir voir dans la façon particulière dont la sécurité routière traite les motards qu’une politique de santé publique comme une autre revient à nier ces spécificités qui justifient précisément d’y consacrer une thèse et, donc, à remettre en cause les fondements de celle-ci.

les conséquences

Dans ce monde de happy few et d’auto-congratulation, soutenir une thèse ne conditionne pas l’attribution du titre de docteur puisque, de toute façon, celui-ci est acquis du seul fait d’être autorisé à soutenir. L’incertitude ne porte que sur la mention qui sera alors délivrée. Et comme l’ont montré en partie les travaux d’Olivier Godechot ou de Charles Soulié, avec de l’ordre de 70 % de mentions très honorable avec félicitations, le pouvoir discriminant de cette procédure reste faible, puisqu’elle ne sert qu’à éliminer les 30 % restants, le marais du très honorable, la honte du tout juste honorable. L’absence des félicitations entraîne en effet une conséquence matérielle puisque, de facto, on perd ainsi toute chance d’accéder à une carrière universitaire.
Cette thèse m’a permis d’obtenir le grade de docteur avec la mention très honorable. Qu’il soit, à l’approche de la soixantaine, un peu trop tard pour entamer quelque carrière que ce soit, que, en d’autres termes, cette sanction soit dépourvue d’effets physiques ce qui, peut être, a aidé le jury à se déterminer ainsi, ne la prive pas de sa valeur symbolique.

En étudiant avec soin un cas d’espèce, ce qui, en principe, est bien le but du doctorat, cette thèse avait une ambition, montrer, à partir de cette situation certes spécifique mais stable sur une durée de plus de trente ans, comment, en France, les pouvoirs publics et la haute administration ont inventé un traitement particulier et sans équivalent ailleurs en Europe pour une population composée d’individus ordinaires mais qui partagent une même propriété, celle d’avoir choisi de se déplacer avec un véhicule qui les expose bien plus que d’autres aux dangers de la route. Elle avait aussi un objectif, faire entrer les motocyclistes, leur mouvement et leurs problèmes, dans le champ d’une analyse sociologique qui les avait jusque-là dédaignés. Les réticences que certains membres du jury ont exprimées lors de la soutenance, l’attribution d’une note inférieure à la norme montrent que, dans le monde académique, ces intentions n’ont pas été reconnues comme légitimes, et, donc, que ce travail se termine sur un échec.
Il était sans doute bien audacieux, loin des chemins balisés de réverbères où se bousculent ethnologues, sociologues et politistes, de se lancer dans une aventure solitaire sur un terrain nouveau, tant une telle attitude revenait à chercher les ennuis. Et bien tentant, pour ceux qui avaient à le faire, de juger tout cela de la manière la plus simple, comme l’aimable lubie d’un quinquagénaire assez désœuvré, de ceux qui, tardivement, se découvrent une passion pour l’étude des cerambycidae. L’expérience, sur le plan universitaire, a donc échoué. Reste le terrain politique. Cette thèse et les master qui l’ont précédée permettent au moins de documenter les pratiques des motocyclistes, et leurs revendications en particulier. À ma connaissance, à la seule exception des articles et du livre de Suzanne McDonald-Walker, rien d’équivalent n’existe en Europe. Pourtant, parce que l’université n’a accordé à cette thèse qu’une attention polie, et parce que l’état actuel du mouvement motard français fait douter de sa capacité à employer des arguments de caractère scientifique, rien ne dit que cette connaissance sera utile à ceux qui en sont l’objet. Alors ce travail, que l’on peut lire ici, aura été entrepris en vain.