sociomotards

sociologie des bandits casqués

travail d’experts

L’immense bibliothèque des rapports officiels rassemble des ouvrages de toutes tailles, de toutes couleurs – livres verts ou blancs de la Commission européenne, beige book de la Federal Reserve américaine, notes bleues du Ministère des Finances – faisant appel à tous les savoirs, mais qui peuvent, très sommairement, être partitionnés en deux : d’un côté, on classera les documents qui répondent à une obligation réglementaire, étroite et récurrente, comme par exemple le rapport d’une commission d’enquête consécutive à un accident, l’étude d’impact préalable à l’implantation d’une infrastructure, ou le recensement de la population française. De l’autre, on trouvera des travaux rédigés à la demande, commandés par telle autorité politique, administrative ou judiciaire, qui viseront à lui apporter une information sur un point précis et, souvent, contiendront un programme d’action. Par définition, ces travaux s’inscriront donc dans un cadre peu codifié, défini seulement par la lettre de mission qui donnera à telle commission mandat de traiter à telle fin tel problème, et connaîtront un usage unique. Mais dans un cas comme dans l’autre, ces écrits auront toujours comme propriété commune d’être produits par des experts, mandatés pour occuper cette fonction soit parce qu’il s’agit de leur métier et que, avant de pouvoir l’exercer, ils auront donc satisfait à des critères de sélection institutionnalisés, soit parce qu’ils ont été désignés à cet effet par une autorité. Quelle que soit leur situation, ces experts auront tout pouvoir de produire l’information que l’autorité attend d’eux : mais, dans le second cas, leur position devra tout à l’autorité qui les a choisis pour lui soumettre un programme supposé répondre à un problème défini par la même autorité. On peut alors poser un certain nombre d’hypothèses.  Vraisemblablement, les raisons qui ont conduit à charger de telle tâche telle personnalité sont loin de se limiter aux seules compétences de la personnalité en question, même si, nécessairement, ces compétences existent. De plus, si l’autorité dispose toujours d’une assez large autonomie pour décider à la fois du contenu de la tâche en question, et de son calendrier, cette autonomie, lorsqu’il s’agit de nommer des personnes en dehors de toute contrainte réglementaire, sera encore plus large. Mais les raisons qui la conduisent à choisir tel expert tout en écartant tel autre ne pourront être pleinement comprises que d’un étroit cercle d’initiés. Le temps faisant son œuvre, ce cercle se réduira progressivement, rendant ces motivations encore plus obscures, et ouvrant la porte à des interprétations naïves qui ne parviendraient plus à dissocier la présence de telle personne dans telle commission de la qualité officielle, seule rendue publique, qui justifie sa présence à ce poste. Pourtant, le travail de décodage ici nécessaire, et qui présuppose une bonne connaissance des enjeux, des rapports de force, et des trajectoires des acteurs qui déterminent la configuration d’un champ particulier à un moment donné, permet seul de pleinement comprendre ce dont traite un rapport, dont la pertinence et la portée sont profondément enfouies, et bien peu discernables, sous la mécanique aussi ordinaire que dépréciée de la production d’un rapport public par une commission nommée pour l’occasion.

C’est donc dans cette littérature du second rayon que l’on trouvera le document dont il sera question ici, et qui appartient à l’espèce des livres blancs, ces programmes politiques maquillés en rapports d’experts. Fruit du travail d’une Commision de la sécurité routière créée pour l’occasion, le Livre Blanc sur la sécurité routière répondra à une commande passée par Georges Sarre, Secrétaire d’État chargé des transports, à Pierre Giraudet, Président de la Fondation de France. Publié en 1989 par La Documentation Française, ses 160 pages se répartissent en deux tomes, le premier consacré aux analyses et aux prescriptions, le second essentiellement formé d’annexes statistiques ; grâce au précieux travail de numérisation du centre de documentation du Ministère des Transports, ces deux tomes sont disponibles en ligne.

la Commission au travail

Ce document singulier relève pourtant d’un processus si formel et si répétitif qu’il prête le flanc aux sarcasmes, tant il est réputé produire des rapports qui n’ont d’autre utilité que d’être archivés : une autorité, ici un Secrétaire d’État, charge une personnalité, en coopération avec un comité d’experts, d’étudier un problème public et de proposer au pouvoir politique des mesures, que l’on supposera nouvelles, dans le but de contribuer à résoudre les conséquences sociales négatives du problème en question. Mais, si le champ de réflexion de la commission est libre, quelques thèmes, assez particuliers, très délimités, sont imposés par le ministre : « les dispositions à prendre envers les alcooliques chroniques titulaires d’un permis de conduire, le rôle des compagnies d’assurances dans le comportement infractionniste des usagers, la conciliation entre la pratique de vitesses limitées et les possibilités offertes par la technique (…) ». A voir une liste aussi restrictive, on jurerait que quelqu’un s’est chargé de porter à l’oreille du ministre les questions qui lui sont chères. Transmise à Pierre Giraudet le 16 novembre 1988, la lettre de mission recevra une réponse en date du 25 avril 1989 : le président détaille le travail de sa commission, entre séminaires journaliers et auditions de « personnalités compétentes ». Il rend hommage au travail du rapporteur, Pierre Graff, X-Ponts, Délégué interministériel à la sécurité routière entre 1987 et 1990, et à ce jour dernier membre d’un corps technique à occuper ce poste, et de ses adjoints, et rend son rapport en insistant sur sa volonté de tenir à la fois compte de « l’indiscutable valeur de l’automobile comme instrument de liberté et de progrès » et du « caractère inacceptable du niveau des accidents de la route dans notre pays ». On ne prendra vraisemblablement guère de risques en voyant dans ce parallèle, présenté en des termes aujourd’hui inconcevables, puisque plus personne n’ose désormais invoquer la simple notion de progrès, une opposition entre deux doctrines, celle de l’automobile comme vecteur de progrès, et, à l’opposé, comme outil de tragédies individuelles, opposition significative de la transition de la première vers la seconde qui prendra corps durant cette seconde moitié des années 1980.

En dehors de la place significative, et neuve, qu’y occupent les associations de victimes, puisque Christiane Cellier, présidente de la Fondation Anne Cellier, et Geneviève Jurgensen, présidente de la Ligue contre la violence routière, en font partie, la composition de la commission n’a rien pour surprendre le profane. On y retrouve en effet le Délégué général de la Prévention Routière, association créée dès 1949 par les sociétés d’assurances et qui dispose par là-même d’un siège permanent dans toutes les concertations publiques relatives à la sécurité routière. Participent également aux travaux, et d’une manière en apparence équilibrée, des experts qui représentent les compétences variées, administratives, médicales ou techniques, qui forment l’ordinaire de ce domaine interministériel qu’est la sécurité routière. La Commission comprend ainsi un magistrat et un représentant de la haute administration, en l’espèce Bernard Stirn, IEP Paris, ENA, maître des requêtes au Conseil d’État, alors que la préfectorale s’incarne en la personne du préfet de la région Haute Normandie. On remarque également la présence d’un chef de service à l’hôpital Ambroise Paré, ainsi que de Pierre Sudreau, résistant, ancien ministre, et dont la fonction de président de la Fédération des industries ferroviaires explique assez mal la présence ici. On trouve aussi un psychologue, Albert Mallet, et un psychanalyste, Gérard Miller, lequel aura d’autres occasions de se préoccuper de sécurité routière, et pour finir, deux techniciens : Pierre Mayet, en tant que vice-président du Conseil général des Ponts et Christian Gérondeau, président d’une Association pour la diffusion des techniques de sécurité routière. En somme, une commission à l’effectif restreint puisque, outre son président et son rapporteur, elle comprend douze personnes, mais qui parvient malgré tout à la fois à rassembler l’ensemble des compétences nécessaires, tout en assurant une représentation des citoyens à travers des associations légitimes, celles des victimes de la route, étant entendu que celles qui se contentent de représenter des usagers, la FFMC par exemple, ne le sont pas.

Mais une connaissance plus fine des parcours des différents membres de la commission permet de tracer un tout autre tableau. Pierre Giraudet, ainsi, alors âgé de 69 ans, préside certes une noble organisation à l’objet caritatif : mais cet ingénieur des Ponts termine à ce poste une brillante carrière qui l’a notamment conduit à la tête de la RATP, puis d’Air France, société qu’il présidera entre 1974 et 1984. Au même titre qu’un Pierre Sudreau, au profil bien plus politique, et centriste, il appartient à la catégorie des « grands commis de l’État », artisans de la reconstruction d’après 1945, à la légitimité irréprochable, à l’indépendance affirmée, et auxquels un ministre socialiste peut donc faire appel en toute confiance. D’autres, comme Gérard Miller, ou Marc Dreyfus, procureur général à la Cour d’appel de Besançon et un temps président du Syndicat de la Magistrature, doivent sans doute leur nomination à des raisons plus directement politiciennes. Mais tous ont un point commun, celui de ne pas entretenir de rapport direct avec la question qui justifie la création de la commission dont ils sont membres, ce qui laisse supposer que leur participation à l’élaboration du Livre Blanc restera faible, et donc que celui-ci sera en fait rédigé par d’autres.

A première vue, et à l’exception du Délégué interministériel en titre, la commission ne comprend pas d’autres spécialistes de la sécurité routière que ceux qui proviennent du secteur associatif, Prévention Routière ou associations de victimes. En réalité, on y retrouve des individus qui, parfois dès 1979, ont joué, jouent aujourd’hui encore, ou cherchent à jouer un rôle prédominant dans l’élaboration des orientations et du contenu de cette politique. Tel est le cas de Claude Got, chef de service à l’hôpital Ambroise Paré, mais aussi ardent propagateur de ses propres conceptions de la bonne politique de sécurité routière. Tel est également celui de Christian Gérondeau, ici présenté comme un simple responsable associatif  alors que, X-Ponts, il sera, entre 1971 et 1981, le premier Délégué interministériel à la sécurité routière, auteur en tant que tel d’un ouvrage, La Mort Inutile, dans lequel il développera un cadre d’analyse, et un éventail de solutions, qui feront date. Lui succédera à ce poste un autre ingénieur, ENTPE puis Ponts, Pierre Mayet, dont la politique bien plus ouverte tranchera avec celle de son prédécesseur, et qui quittera son poste en 1985 pour devenir vice-président du Conseil général des Ponts et Chaussées. En somme, avec lui et Christian Gérondeau, mais aussi Pierre Graff et Pierre Giraudet, le corps des Ponts, d’une manière discrète et sous des étiquettes variées, place quatre de ses membres dans cette commission de quatorze personnes.

Le simple décodage de cette liste de personnalités se révèle donc être un exercice fort instructif. En apparence, on a ici affaire à un collège de personnes qualifiées, collège dans lequel, à la seule exception des forces de l’ordre, on n’a oublié aucun des métiers qui ont à s’occuper de sécurité routière : administration territoriale et Grands Corps, traumatologie et psychologie, magistrats et techniciens. On n’a pas oublié non plus, avec les associations de victimes, de recueillir l’avis de ce qu’il est convenu d’appeler la société civile. Pourtant, les compétences réelles des acteurs, entre le psychanalyste bien en cour et les trois délégués ou anciens Délégués à la sécurité routière, varient dans des proportions considérables. De même, le degré d’implication, avec d’un côté le militantisme hygiéniste d’un Claude Got, ou le moralisme des associations de victimes, et de l’autre des grands commis de l’État en retraite qui, au cours de leur longue carrière, auront affronté bien d’autres problèmes, laisse supposer que la participation de chacun à la rédaction du rapport sera bien inégale. Et comme on va le voir, le programme d’action, en principe issu des travaux de la commission, porte en réalité un certaine nombre de marques qui, parce qu’on les retrouve à l’identique ailleurs, permettent d’identifier sans erreur possible, derrière une proposition précise, un auteur unique, pour lequel ce Livre Blanc ne constitue qu’une occasion de plus d’imposer des analyses et des recommandations déjà formulées au préalable. Tel est en particulier le cas d’un objet secondaire, auquel le rapport ne consacre que quelques pages, mais qui constitue ici l’objet de recherche central, la motocyclette.

brider les grosses

Le Livre Blanc n’abordera pas cette question avant sa cinquième et dernière partie, qui s’attaque à l’harmonisation de la législation routière au niveau européen, avec un adversaire désigné : la RFA, ses autoroutes sans limitation de vitesse qui demeurent « le seul argument des constructeurs spécialisés dans le « haut de gamme » pour promouvoir des modèles atteignant des vitesses vertigineuses » et, donc, ses constructeurs automobiles et leur dépendance aux grosses berlines. L’argumentaire, stricte déclinaison de celui que Claude Got développe dans son Apivir, conduit à préconiser une norme « limitant la vitesse par construction », vitesse qui pourrait se situer « aux environs de 160 km/h ». Mais après avoir résolu la question centrale, la même page du rapport aborde le cas particulier des « véhicules à deux roues (qui) par les risques exceptionnels qu’ils engendrent, posent un problème spécifique ». En effet, « les plus puissants de ces engins sont particulièrement dangereux : 4,84 tués pour 1000 impliqués dans un accident pour les utilisateurs de motocyclettes de plus de 400 cm³, contre 2,80 pour les plus petites motocyclettes et 2,1 pour les cyclomoteurs. (…) Globalement, les motocyclettes sont dix fois plus dangereuses que les voitures particulières ; en outre, les motocyclettes de grosse cylindrée sont six fois plus dangereuses que les cyclomoteurs. C’est pourquoi, pour aborder le problème des « deux-roues », on distingue deux catégories :

– les cyclomoteurs et motocyclettes de petite cylindrée ;

– les motocyclettes de grosse cylindrée (…)

Les cyclomoteurs et motocyclettes de petite cylindrée, bien moins dangereuses en moyenne que les grosses motocylettes, constituent un moyen de transport souvent irremplaçable pour bien des gens à ressources modestes, notamment les jeunes.

Les motocyclettes de grosse cylindrée, au contraire, peuvent atteindre des prix très élevés sans présenter une utilité sociale et économique véritable : comme moyen de liberté et pour assurer les transports de la vie courante elles peuvent, dans tous les cas, être avantageusement remplacées par des voitures particulières plus sûres. L’attrait qu’elles exercent est de nature purement hédonique : c’est le goût du risque permanent, maîtrisé à tout instant par une adresse qui doit être sans faille.

Sans aller jusqu’à la proscription de fait des « grosses cylindrées » que pratique le Japon et qui serait difficilement acceptée en Europe, la société a l’impérieux devoir d’user des moyens les plus énergiques pour limiter les risques inacceptables (pour l’essentiel une autodestruction de jeunes) qu’elles entraînent sans aucune nécessité.

C’est pourquoi la Commission propose l’application, spécialement adaptée à la moto, des deux principes généraux qu’elle a proposés plus haut pour les automobiles :

la limitation de vitesse par construction : compte tenu du caractère particulièrement dangereux de ce type de véhicule, cette norme ne devrait pas excéder 130 km/h.

comme pour les voitures, mais d’une manière spécialement adaptée aux caractéristiques très particulières des deux-roues, l’instauration d’une période d’apprentissage contrôlé de deux ans après la réussite à l’examen du permis de conduire, comportant notamment l’interdiction de piloter les véhicules les plus dangereux. » (Livre Blanc sur la sécurité routière, 1989, p 51-52)

En très peu de lignes, sans détour, et avec cette formidable naïveté que donne la certitude, non seulement d’avoir raison, mais plus encore de présenter une position unanime qui exclut la possibilité même qu’une opinion dissidente puisse exister, ce qui permet de faire l’économie de stratégies de camouflage dont on présentera un exemple plus bas et qui à la fois obscurcissent le discours en le chargeant de périphrases et de sous-entendus, et rendent son interprétation moins univoque, tout est dit. La Commission développe une position purement normative, établissant une dichotomie entre bons et méchants qui distingue usage légitime et illégitime du deux-roues motorisé, articulé autour d’une cylindrée-pivot fixée à 400 cm³. En dessous, on se trouve dans le purgatoire du cyclomoteur et de la petite cylindrée, véhicules certes dangereux mais indispensables, à la condition d’un usage purement utilitaire, pour les populations à faible ressources, qui ne peuvent se permettre d’acheter ni d’entretenir une automobile. À l’inverse, en franchissant la limite, on accède à l’enfer de la grosse cylindrée, machines, ou plutôt « engins » triplement condamnables du fait de leur coût élevé, de leur absence « d’utilité sociale et économique », et de leur dangerosité extrême, à cause de laquelle on doit non pas les conduire comme tout véhicule ordinaire, mais bien les « piloter ». On aura souvent l’occasion de retrouver cette notion dans les argumentaires de ce genre, parce qu’elle renforce la dichotomie et permet de creuser l’écart, en plaçant les « gros cubes », à cause de l’habileté, de la science, des capacités, physiques comme mentales, du don en somme, nécessaires à leur maîtrise, hors de la portée du commun des mortels, les réservant aux seuls pilotes, c’est à dire aux professionnels. Si, dans une démarche suicidaire dont l’explicitation relève de la science du seul psychiatre, des « jeunes » choisissent ce mode de transport, ce n’est justement pas en tant que mode de transport, mais par pur « hédonisme ». Hédonisme, le gros mot est lâché : il témoigne d’une migration complète de l’argumentaire vers un espace purement moral, et moralisateur, migration qui nécessite, pour dénier à des adultes titulaires d’une autorisation préalablement délivrée par la puissance publique au terme d’un long apprentissage leur pleine capacité à exercer un choix, en l’espèce de rouler à moto, à la fois de les réduire à un état, celui de « jeune », intermédiaire entre le mineur et l’adulte pleinement responsable, et de stigmatiser ce choix en le portant, non pas au compte de l’utilité sociale et de la raison, mais du plaisir associal, purement égoïste, et d’une tendance pathologique à la prise de risque. Mais de telles justifications ne peuvent être exposées à l’intérieur du cadre, sinon axiologiquement neutre, du moins relativement délimité et contraint par le droit, de l’action publique. Impossible, par exemple, de recourir à la « proscription des grosses cylindrées que pratique le Japon », quand bien même elle découlerait d’un état de « fait », c’est à dire d’une disposition légale suffisamment restrictive pour équivaloir à une prohibition sans pour autant, dans les textes, en être une. Pour faire sauter cette barrière, et malgré tout proposer des mesures prohibitionnistes, donc directement attentatoires à la liberté individuelle, il faut donc se déplacer sur un terrain plus élevé, et plus noble, celui du moraliste à même de condamner une pratique qui, à l’opposé d’une conduite automobile à l’objet purement utilitaire, relève du seul plaisir donc, en l’espèce, d’un détournement à des fins ludiques de machines, et d’un réseau routier, construits sans autre objectif qu’utilitaire. Mais ce déplacement à la fois change la nature du travail de la Commission, qui sort de son rôle de simple prescripteur de mesures réglementaires pour endosser l’armure du croisé défendant une cause, et met à jour une faiblesse irrémédiable dans la justification de ces mesures restrictives.

Car les motards, et les jeunes, ne sont pas les seules catégories à risque dont se soucie la Commission, et qui elles aussi procèdent au même détournement des machines et des infrastructures : elle dénonce en effet les « gros rouleurs », euphémisme par lequel elle entend des membres des « catégories sociales supérieures » définis en annexe comme  » hommes, âgés de 30 à 40 ans, ménages multimotorisés, cadres ou assimilés, professions libérales » et qui, « en s’appuyant sur une désinformation bien orchestrée (…) rejettent les constats des effets de la vitesse et ne se laissent pas intimider par une répression dont la probabilité est actuellement trop faible. (…) Défenseurs d’une vision purement individualiste de l’automobile, niant (au mépris des lois de la physique) le danger des vitesses élevées, ces conducteurs, même s’ils sont souvent adroits, représentent deux fois plus de risque que la moyenne et font courir des dangers à la société en s’opposant aux règles collectives nécessaires à la sécurité d’une circulation de masse. » (Livre Blanc, p. 21). Avec ces « gros rouleurs », clients privilégiés des berlines allemandes, on trouve, dans la littérature officielle de la sécurité routière, l’occurrence à peu près unique d’un comportement répréhensible associé non pas à une classe d’âge où à un type de véhicule, mais bien à une catégorie sociale au sens sociologique ou économique du terme. A l’hérésie individualiste, presque aussi blâmable que l’hédonisme du motard, celle-ci ajoute une capacité de nuire, conséquence de son capital social, qui lui permet d’user de « désinformation » pour combattre les thèses défendues par la Commission ou, plus précisément, par Claude Got, tant l’obsession de la vitesse excessive comme le recours à l’argument imparable et indépassable des « lois de la physique » sont caractéristiques de sa rhétorique. Mais le danger du « gros rouleur » n’est pas seulement moral, mais aussi, bel et bien, physique : contre lui, et pour protéger les innocents qu’il risque de tuer, la Commission propose un durcissement de la répression, avec « la création (…) d’un délit de mise en danger délibéré d’autrui » ainsi que « la pratique plus systématique de la confiscation du véhicule, (saisie avec vente) qui est un moyen souvent efficace de mettre un conducteur délinquant récidiviste hors d’état de nuire » (Livre Blanc, p. 35). Contre lui également, cette proposition d’une norme limitant la vitesse par construction, qui pourrait « sans doute » être fixée « aux environs de 160 km/h ». Le mode hypothétique, la vitesse proposée, bien supérieure à la limite supérieure des vitesses autorisées en France, tranchent avec les préconisations brutales appliquées aux motards. C’est que, à cause de l’Allemagne en particulier, l’animal a les moyens de se défendre : aussi convient-il d’avancer prudemment, et d’adoucir la préconisation restrictive d’un soupçon d’incertitude. Mais rien de tel avec les motards : ils ont, certes, le défaut de ne mettre en danger personne d’autre qu’eux-mêmes. Mais ils sont peu nombreux, isolés dans un univers distinct de celui des autres usagers de la route, et considérés comme jeunes et peu fortunés ; aussi, avec eux, les précautions et les périphrases sont inutiles. On limitera donc strictement la vitesse de leurs machines à plaisir et, alors que, contre les excès des « gros rouleurs », on cherchera à défendre la société, c’est d’eux-mêmes qu’il faudra les protéger, quitte à procéder à ces manipulations rhétoriques qui leur enlèveront leur qualité pourtant incontestable d’adultes pour en faire une déclinaison particulière de la catégorie de l’enfance en danger.

généalogie d’un prohibitionniste

Alors que la référence aux berlines allemandes relève de la thématique propre à Claude Got, les quelques paragraphes consacrés à la motocyclette portent clairement la marque de Christian Gérondeau. Celle-ci est d’autant plus visible qu’il ne fait que reprendre ici des arguments, des références, et des justifications, apparus dès 1979 lorsqu’il écrivait La Mort Inutile. Le développement qu’il consacre dans son livre à la moto, plaidant pour une nouvelle classification qui distinguerait « les motos « moyennes » (jusqu’à 400 cm³ de cylindrée environ) » des « grosses motos » qui « nécessitent des aptitudes et un entraînement tout à fait spéciaux, en raison de leur puissance et de leur poids qui contribuent à la fréquence des accidents » puisque « la vitesse de 90 km/h peut être atteinte… en première. C’est dire que le respect des règlements en vigueur en matière de limitation de vitesse nécessite alors une force d’âme exceptionnelle, pour ne pas dire qu’il est impossible », prenant exemple sur le Japon où les fabricants ont accepté « de ne plus mettre en vente d’engins de plus de 750 cm³ de cylindrée » lesquels ne trouveraient d’ailleurs guère d’acheteurs puisque « des permis très approfondis ont été instaurés », de sorte que l’on « a compté en 1977 7 % de reçus parmi les candidats à la conduite de motos de 350 à 750 cm³ », tout en excluant l’adoption en France, « compte tenu du contexte qui est le nôtre » de « mesures radicales » (Gérondeau, La mort inutile, 1979, p. 127-131), se retrouvera intégralement, sous une forme à peine condensée et dans des termes à peine différents, dans le Livre Blanc élaboré dix ans plus tard. Pourtant, si l’analyse comme les recommandations sont identiques, le ton, entre le livre grand public, et le rapport rédigé dix ans plus tard, a bien changé. Dans un ouvrage qui entremêle sans cesse rationalisme technique et sentiments, Christian Gérondeau adopte à l’égard de cette même jeunesse une approche bien plus compréhensive, et paternaliste, reconnaissant que : « À chaque époque, certes, la jeunesse a choisi le risque, et il serait vain de vouloir le lui interdire » et limitant donc son objet à « ramener à des proportions moins dramatiques les dangers que présente l’usage de ces engins, de façon à concilier au mieux l’appétit de liberté dont est éprise la jeunesse et la sécurité dont elle a besoin ». (Gérondeau, La Mort inutile, 1979, p. 124). Aussi, le catalogue de solutions qu’il propose alors va-t-il bien au delà de celles qu’il reprendra dans le Livre Blanc, postulant que « C’est d’abord par l’amélioration de la formation de conducteurs qu’il est possible d’espérer une réduction des accidents », évoquant « Des mesures d’une toute autre nature, qui concernent l’amélioration de l’infrastructure routière (..) l’abandon du rainurage longitudinal des chaussées d’autoroutes (…) la modification de certaines glissières de sécurité, dont les supports sont très dangereux pour les motocyclistes tombés à terre, et (…) l’amélioration de l’adhérence des marquages du sol sur lequel dérapent trop souvent les motards », avant de se faire l’écho d’une « dernière mesure réclamée depuis longtemps par les associations de motards : il s’agit de l’ouverture de circuits spécialisés où il serait possible d’exploiter sans danger excessif les capacités des motos modernes », ce pourquoi « l’on ne peut que se réjouir de l’ouverture en 1979 à Tremblay-les-Gonesse du premier circuit véritablement conçu pour les motards en région parisienne » (Gérondeau, 1979, p. 132-133).

Si bref soit-il, ce catalogue présente un double intérêt. Il élargit d’abord sensiblement, et bien au delà de la faute volontaire du conducteur seule évoquée dans le Livre Blanc, les raisons de l’accidentalité des motocyclistes, et, en conséquence, propose des solutions positives, l’amélioration de la formation, l’adaptation de l’infrastructure routière aux particularités des motocycles, ou l’accès à une pratique sportive sans risques grâce à un circuit réservé aux motards. Mais ces propositions ne doivent rien à la fonction qui était alors celle de Christian Gérondeau, en tant que Délégué à la sécurité routière : il se contente en effet de reprendre à son compte les revendications les plus acceptables d’un mouvement motard tout juste né et en voie d’organisation, dont on a vu par ailleurs comment il trouvait alors des avocats jusque sur les bancs de l’Assemblée Nationale. Ainsi, la radicalisation de sa position, telle qu’elle apparaît dans le Livre Blanc, découle-t-elle peut-être, en partie, à la fois de la cristallisation d’un mouvement alors constitué de plusieurs groupes concurrents mais qui s’incarnera finalement dans la seule FFMC, organisation activiste et proche d’une gauche qui arrivera bientôt au pouvoir, et de son destin personnel une fois la nouvelle administration en place, puisqu’il perdra en 1982 au profit de Pierre Mayet son poste à la sécurité routière pour se retrouver en charge de la planification aux Charbonnages de France. Dans le contexte de l’époque, il semblerait bien hasardeux de voir là une promotion.

Quittant dès 1984 cette voie de garage pour retrouver des occupations plus conformes à son statut, d’abord vice-président des hôtels Méridien, puis président de la filiale tourisme de la Caisse des Dépôts et Consignations, Christian Gérondeau reviendra en 1991 au Ministère de l’Équipement. Entre temps, il aura présidé à Bruxelles un « Groupe d’experts à haut niveau sur la sécurité routière » et, à ce titre, remis un rapport reprenant, à un niveau désormais européen, la thématique du Livre Blanc. On y apprend ainsi, dans les deux courtes pages consacrées aux motocycles : « (qu’il) y a d’ailleurs lieu de constater à cet égard que le Japon, qui exerce un quasi monopole sur la production mondiale de motos, a pratiquement rendu impossible la vente sur son territoire des engins les plus puissants (plus de 750 cm³) et mis des conditions si draconiennes à l’obtention du permis de conduire des autres que le taux d’échec dépasse parfois 90 %. Il faut souligner que sur certaines motos, la vitesse de 90 km/h peut être atteinte en première, et que leur puissance, excédant largement celle de la plupart des automobiles, est telle qu’il est presque impossible de respecter avec elles les limitations de vitesse en vigueur. » (Rapport du groupe d’experts à haut niveau, p. 61). De La Mort inutile au Livre Blanc, du Livre Blanc au Rapport du groupe de travail, la rhétorique du prohibitionniste recycle des arguments, des références et des justifications identiques jusque dans la manière de les formuler. Et, parce qu’ils en disent long sur les représentations qu’un haut fonctionnaire peut entretenir sur une catégorie d’usagers dont il préfère tout ignorer, quand bien même il aurait comme fonction de veiller à leur sécurité, et parce qu’ils produisent des effets, ces arguments méritent d’être analysés en détail.

portrait du motard en surhomme

D’une manière assez habituelle, l’argumentaire de Christian Gérondeau s’appuie sur la lecture de données statistiques censées démontrer l’existence d’un problème particulier auquel la puissance publique tentera d’apporter une réponse. En l’espèce, dans le Livre Blanc, un ratio atteste de la dangerosité des motocyclettes de forte cylindrée : 4,84 tués « pour 1000 impliqués dans un accident », chiffre qui tombe à 2,1 pour les cyclomoteurs, et justifie donc d’imposer des restrictions visant les seuls motards. On imagine dès lors qu’un tel ratio, pour les autres catégories d’usagers et en particulier les automobilistes, ne pourra être que sensiblement inférieur ; or, il n’en est rien. Disponible en ligne sur le site de la Documentation Française depuis 2000, le bilan annuel de la sécurité routière donne bien, pour l’année 1999, un ratio de 2,26 tués pour cent, et non pas mille, victimes chez les cyclomotoristes, et de 4,5 tués chez les motocyclistes. Mais pour les automobilistes, ce chiffre monte à 5,05. Au fil du temps, ces données évoluent peu puisque, en 2007, les chiffres pour chaque catégorie étaient respectivement de 2,04, 4,45 et 5,05. L’argument, en somme, ne démontre rien d’autre que la volonté de son auteur de ne rendre publics que les chiffres qui viendront appuyer sa position. Et cette attention sélective fonctionne à l’identique ailleurs, en particulier avec cette présentation du pays modèle, le Japon, modèle d’autant plus utile que son éloignement géographique et culturel rend la contestation des arguments avancés bien plus délicate. Pourtant, même si les données restent peu détaillées, les statistiques de la JAMA montrent une croissance continue du parc des grosses cylindrées, ici définies comme supérieures à 250 cm³, et une baisse symétrique, à partir de 1990, du parc des cyclomoteurs, situation qui n’est pas sans rapport avec celle de la France. Par ailleurs, au Japon, la partition entre motocyclettes moyennes et grosses se retrouve à l’identique dans le monde de l’automobile, avec les voitures compactes d’une cylindrée inférieure à 600 cm³ réservées aux marché local, et n’a donc pas la vertu stigmatisante que lui prête Christian Gérondeau. Importé tel quel alors qu’il était Délégué à la sécurité routière, avec ses deux options, A2 pour les cylindrées moyennes, A3 pour les grosses, le permis moto japonais, réduit à une unique catégorie A en 1985 tout en conservant les lourdes épreuves du modèle d’origine, sera loin de donner les résultats attendus par son initiateur puisque, en dépit de sa complexité, et sans doute à cause de l’auto-sélection qu’il entraîne, il reste celui qui connaît le taux de réussite le plus élevé.

Mais l’appareil justificatif de l’ingénieur des Ponts déborde largement du cadre que sa profession maîtrise, celui des statistiques et de la réglementation, pour s’aventurer sur un terrain bien moins solide, celui d’une explication relevant d’une psychologie grossière et étroitement déterministe. Les quelques lignes qui justifient sa politique prohibitionniste ne montrent pas seulement à quel point il ignore tout de l’univers des motards : elle présentent, de façon bien plus globale, un habitus en action, celui d’un haut fonctionnaire et ingénieur des Ponts. Parce qu’il ne conçoit pas l’usage d’un véhicule en dehors d’une étroite rationalité utilitariste, il lui faut trouver un moyen de mettre en accord cette certitude avec une réalité qu’il ne peut nier, celle du développement continu de la pratique de la moto. L’utilitarisme peut expliquer pourquoi, faute de mieux, certaines catégories défavorisées emploient des deux-roues légers, au faible coût d’achat et d’entretien, aux performances limitées. Mais « les motocyclettes de grosse cylindrée, au contraire, peuvent atteindre des prix très élevés sans présenter une utilité sociale et économique véritable » : expliquer pourquoi, malgré tout, elles connaissent un succès commercial grandissant le contraint à s’aventurer sur le terrain d’une explication essentialiste et psychologisante. Puisque le seul argument rationnel qui justifie encore l’achat de ces « engins » tient à leurs performances sans équivalent, en vitesse comme en accélération, c’est donc qu’ils seront en permanence exploités au maximum de leurs possibilités. Alors leurs « pilotes », jeunes, donc inconscients, seront victimes de leur irrépressible propension au risque et, puisque bien peu d’entre eux possèdent « l’habileté », les « aptitudes et un entraînement tout à fait spéciaux », voire la « force d’âme exceptionnelle » sans laquelle, avec ces machines sur lesquelles « la vitesse de 90 km/h peut être atteinte… en première », « le respect des règlements en vigueur en matière de limitation de vitesse (…) est impossible », ils seront victimes de cette mortelle passion qui les dévore, et rejoindront inévitablement les statistiques d’accidents mortels. Cette démonstration particulièrement sommaire, on le voit, doit tout à une méconnaissance profonde des pratiques des motards, et à la position sociale de son auteur, laquelle lui permet à la fois de faire l’économie de cette connaissance préalable d’un univers étranger tout en élaborant une politique restrictive que quelques banalités de sens commun suffisent à justifier, et de tenter de l’imposer, effectivement, alors qu’il était Délégué à la sécurité routière,  symboliquement, maintenant qu’il ne possède d’autre pouvoir que de préconisation. On est, cependant, pleinement en mesure de rassurer Christian Gérondeau : à moto, pour respecter les règlements, nul besoin d’être un surhomme : il suffit juste de vouloir le faire.

On retrouve là une forme rudimentaire de ce « bavardage bourgeois » caractéristique d’une « nouvelle idéologie de l’automobile » dont Luc Boltanski donnait quelques exemples en 1975 dans Les usages sociaux de l’automobile : concurrence pour l’espace et accidents : « S’accordant un individu générique, donc abstrait, dont les comportements sont le produit de la rencontre entre des propriétés ou des propensions anthropologiques et les caractéristiques de l’objet technique, elle imagine » écrit-il « des conducteurs uniformisés par l’usage d’un même instrument qui les dépouille de la plupart des attributs que leur confère l’appartenance à des groupes sociaux. (…) La naturalisation du conducteur automobile esclave de ses « pulsions » ou de ses « instincts » trouve une caution scientifique dans l’utilisation de la psychanalyse ou de l’éthologie qui, au moins en leur forme vulgaire, permettent d’évacuer les différences sociales et particulièrement les différences de classes au profit des différences purement psychologiques ou biologiques » (Boltanski, 1975, ARSS vol. 1 n°2 p.28). Si, quinze ans plus tard, le discours de sécurité routière n’a presque fait aucun progrès dans la prise en compte des distinctions sociales entre les conducteurs ni dans le rôle que ces distinctions jouent dans les accidents, la référence rapide aux « gros rouleurs » mentionnés plus haut constituant une rare exception, la banalisation d’une automobile désormais répandue dans toutes les classes sociales, et également répartie entre les sexes, aura du moins comme effet d’entraîner la disparition de ces discours pseudo-savants qui, postulant l’existence d’un homme-machine possédé par une voiture dont il deviendrait esclave et qui lui dicterait ses actes, ne peuvent résister à l’évidence chaque jour plus tangible qu’un tel homme n’existe pas. Alors, si Christian Gérondeau peut encore se permettre de reprendre à son compte ce type d’arguments, c’est parce que les motards sont suffisamment peu nombreux, suffisamment distincts des usagers majoritaires de la route, et suffisamment méconnus, pour à la fois constituer une population susceptible d’être ainsi cataloguée, et nécessiter une explication de cet ordre qui permet seule de comprendre leur comportement déviant, étant entendu qu’il a par avance récusé la conception qui verrait là des citoyens ordinaires exerçant librement, à l’intérieur du cadre réglementaire qui leur est imposé, leur choix du moyen de transport qui leur convient, puisque cette conception va à la fois ruiner sa théorie de l’irréductible altérité des motards, et invalider la justification de son interventionnisme.

Le Livre Blanc livre donc un programme d’action, avec un catalogue de mesures systématiquement résumées dans un encadré à la fin de chaque chapitre. En conclusion, il sera d’autant plus pertinent de s’intéresser au destin de ces préconisations que, en 2002, celles-ci ont fait l’objet d’un rapide et fort diplomatique état d’avancement ; entre le vieux serpent de mer de la création d’une police de la route, la mise en place d’un contrôle technique, non pas des véhicules, mais des aménagements routiers eux-mêmes, ou la fondation d’un centre d’études indépendant consacré à la sécurité routière, celui-ci doit pourtant bien constater que, pour l’essentiel, les mesures proposées par la Commission n’ont connu aucune application. Dès lors, le cadre d’analyse développé par Pierre Lascoumes, qui distingue trois échecs possibles des politiques publiques, l’inefficience – les mesures sont mises en œuvre, mais à un coût sans commune mesure avec leur utilité – l’inefficacité – les mesures sont appliquées mais leur effet est nul, ou dérisoire – et l’ineffectivité – les mesures ne sont même pas mises en œuvre – se révèle fort pertinent. Car, sauf exception, la question de l’efficience ne se pose pas, puisque, pour l’essentiel, le coût des préconisations est soit nul, dans le cas du renforcement de l’action pénale, soit faible, avec la réorganisation d’un certain nombre de services administratifs, soit supporté par d’autres, les usagers ou les constructeurs de véhicules, lorsque l’on aborde la généralisation des dispositifs de retenue pour les passagers ou la limitation de vitesse par construction. L’efficacité des mesures appliquées reste, comme toujours, à démontrer. Quant à leur effectivité, elle varie en proportion inverse des difficultés de mise en œuvre, et des résistances qu’elles pourraient susciter. Ainsi, malgré l’opposition des auto-écoles, l’apprentissage anticipé de la conduite se généralisera ; sans même qu’une forte mobilisation des constructeurs soit nécessaire, et largement à cause de son évidente inutilité, la limitation par construction de la vitesse des automobiles appartient, sans doute encore pour longtemps, au catalogue des mesures systématiquement évoquées et jamais appliquées.

Ainsi en est-il des deux seules mesures que la Commission préconise pour la moto. Avec la très ferme opposition qu’il rencontrerait, et a rencontré en Suisse, de la part des mouvement motards, le bridage des performances des motocyclettes n’a aucune chance d’aboutir. A l’inverse, l’instauration d’une période d’apprentissage de deux ans après l’obtention du permis de conduire, durant laquelle le jeune motard n’aura accès qu’à des motocyclettes de faible puissance, sera bien intégré à la nouvelle formule du permis moto français, entrée en vigueur le 1er juillet 1996. Prévue pour s’appliquer à l’identique aux jeunes automobilistes, cette proposition restera lettre morte : le Livre Blanc, pour une bonne part, aura bel et bien fini oublié sur une étagère.

la manif en images

Principal moyen, sinon de populariser un désaccord, du moins de le rendre public, la manifestation constitue une composante essentielle, et déclinable en de multiples sous-catégories, du répertorie de l’action collective. On a déjà eu l’occasion de décrire le processus tout à fait particulier selon lequel, à l’appel de la FFMC, les motards et motocyclistes manifestent. Mais l’écrit à lui seul ne saurait rendre justice à un mode de protestation qui, contraint à une communication non verbale, s’exprime par le nombre, le bruit, la disposition spatiale des participants, et l’organisation d’une action symbolique particulière, pas plus qu’il ne permet de bien comprendre le dispositif mis en oeuvre par la FFMC pour accueillir des manifestants qui sont très loin de tous être des militants, leur transmettre consignes et objectifs, ou assurer leur sécurité, étant entendu que les forces de l’ordre se désintéressent de cette fonction qui relève pourtant de leurs seules prérogatives.

Cette manifestation reste un objet rare : en fait, celle qui sera décrite ici en images, et en son, qui a eu lieu le samedi 13 mars 2010, marque le retour sur ce terrain d’une organisation qui, pour des raisons diverses, s’en était un peu éloignée depuis 2007. Comme en avril 2007, il s’agit d’une manifestation nationale, avec plusieurs dizaines de cortèges prévus dans toute la France. Et tout comme en avril 2007, son objectif, faire reconnaître l’existence et la spécificité des deux-roues motorisés, en particulier à l’intérieur des zones urbaines, pose une question de légitimité, et lance donc aux pouvoirs publics un défi, celui de tenir enfin compte de l’ampleur d’une pratique dont Pierre Kopp, en particulier, a bien montré la place considérable qu’elle a acquise dans les villes, et à Paris, en très peu d’années. Le mode d’opération retenu rappelle le principe de la grève du zèle, puisqu’il s’agit ici d’appliquer strictement le code de la route, et, au lieu de circuler entre les files, procédé qui a aujourd’hui valeur de norme, d’occuper autant d’espace qu’une automobile. Comme en 2007, à Paris, le boulevard périphérique, lieu de démonstration idéal, sera mis à contribution. La manifestation, partant du château de Vincennes, empruntera donc le périphérique à la porte de Charenton et jusqu’á la porte de Choisy, avant de remonter par l’avenue d’Italie et le boulevard de l’Hôpital jusqu’à la place de la Bastille, et s’achèvera rue Saint-Antoine et rue de Rivoli, où se produira l’action qui précèdera la dispersion. Pour la FFMC, à Paris, manifester un samedi reste quelque chose d’exceptionnel : si le premier tour des élections régionales, qui aura lieu le lendemain, explique en partie le choix de cette date, celle-ci découle aussi de la tenue, la veille, d’une séance plénière de la concertation sur les deux-roues motorisés qui se déroule depuis quelques mois au Ministère des Transports. La période, par ailleurs, fait courir à la manifestation le risque d’une météorologie défavorable : de fait, si le temps sera couvert, il sera aussi calme et sans pluie, avec une température acceptable, permettant ainsi aux nombreux participants provinciaux, venus par exemple de Rouen, Troyes, ou Auxerre, de rejoindre la capitale sans grosses difficultés. Toutes ces propriétés ont contribué au succès exceptionnel de la démonstration, avec une participation bien supérieure à celle qu’attendaient les organisateurs. Ne manque plus, pour compléter la description, que l’odeur du burn-out que de rares écervelés s’obstinent à pratiquer ; d’un certain point de vue, ce n’est pas nécessairement un mal. En piste.

13h24, l'esplanade est d&eeacute;serte

12h24

Arrivée sur les lieux vers 12h30. Le lieu de rassemblement, l’esplanade Saint Louis, située au sud du château de Vincennes, au débouché de l’avenue Dausmenil et de la route de la Pyramide, est encore déserte. Normalement utilisée comme parking, elle est toujours encombrée par quelques véhicules. On remarque la présence, tout à fait exceptionnelle, d’une poignée de policiers appartenant aux brigades d’intervention de la Police Nationale. Le travail des premiers militants arrivés sur place le matin sur consiste à dissuader poliment les automobilistes de garer ici leur véhicule ; évidemment, ils n’ont aucun moyen d’enlever les voitures déjà présentes.

12h26

Les préparatifs commencent : à gauche du fourgon de la FFMC, avec son casque au côté, Éric, le délégué général du mouvement.

13h02

Les manifestants sont accueillis en un point unique, à l’est de l’esplanade, au débouché de la route de la Pyramide.

13h00

En charge de cette fonction, Chacal indique aux manifestants où se placer tout en leur distribuant un tract.

13h30

De dos, au milieu des policiers motocyclistes, Marie-Jo, la responsable du service d’ordre de la FFMC, discute avec ceux-ci du déroulement des opérations. A droite, avec son gilet orange, un volant, membre du service d’ordre qui a comme fonction de bloquer le premier les carrefours.

13h30

Pour encadrer le défilé, et en particulier interdire aux automobilistes de forcer le passage et de compromettre la sécurité et l’intégrité du cortège, la Préfecture de Police a délégué onze motocyclistes chargés d’accompagner les manifestants. Il représentent à eux seuls, si l’on excepte les quelques policiers des brigades d’intervention présents en fin de parcours pour surveiller la dispersion, l’ensemble des effectifs affectés à cette tâche. Si l’on retient les chiffres fournis par la FFMC, le taux d’encadrement s’élève donc à un policier pour 900 manifestants. Évidemment, selon la police, c’est un peu plus.

13h54

Le rendez-vous étant donné pour 14h00, les participants commencent à arriver en nombre. Chacal est toujours fidèle au poste.

13h59

Sportives, gros custom, roadster classique, grande routière BMW et même un original tricycle Spyder : avec les salons et foires commerciales, la manifestation organisée par la FFMC reste le seul type d’événement susceptible de rassembler toutes les composantes d’un univers motard très segmenté.

14h05

Un contingent important de Goldwing, outil de travail habituel des entreprises de transport de personnes communément appelées « moto-taxis », sera de la partie. Entièrement dépendants de la circulation entre les files, principal objet revendicatif de la manifestation, les artisans exerçant cette activité se trouvent par ailleurs confrontés à une réglementation qui, en organisant cette profession neuve, procure un certain avantage aux principales entreprises du secteur, incitant les indépendants à se regrouper au sein d’un syndicat professionnel.

14h11

Les membres du service d’ordre se rassemblent à l’ouest de l’esplanade, avenue Daumesnil et avenue des Minimes. On distingue, en orange, les volants, les plus expérimentés et les mieux formés, auxquels revient la mission périlleuse d’aborder les premiers les carrefours pour arrêter le trafic automobile. Cette tâche une fois accomplie, ils sont relayés par les flanqueurs, en jaune, qui doivent en principe maintenir cette position jusqu’au passage du dernier manifestant, puis remonter le cortège, et recommencer.
Du fait de la participation massive, les effectifs du service d’ordre seront vite épuisés, et la queue du défilé naviguera de la place d’Italie à la place de la Bastille sans encadrement, ni protection.

14h16

Pour des participants qui, souvent, appartiennent à des groupes de petite taille et de toutes espèces, et se sont rassemblés à un endroit donné avant de faire route ensemble, la manifestation offre aussi une occasion de se retrouver entre gens du même monde, et entre connaisseurs. Avec la quasi-disparition des concentrations qui rythmaient le calendrier de la moto dans les années 1970 et 1980, les situations propices aux rencontres informelles ne sont pas si nombreuses.

14h19

Les jeunes utilisateurs de cyclomoteurs font eux aussi partie des catégories qui possèdent des raisons spécifiques de manifester. Ils sont en effet sous la menace d’une décision récente, qui leur impose un contrôle technique expressément destiné à vérifier leur respect des normes de bridage de leurs machines, mesure qui a toutes les chances de se révéler impraticable, et de ne guère constituer qu’un motif d’incrimination, et de stigmatisation, supplémentaire.

14h20

Les amateurs de petites vieilles n’hésitent pas à ressortir le costume d’époque.

14h21

Plus d’une demi-heure avant le départ, l’esplanade est complètement envahie ; pourtant, le flot des arrivants ne faiblit pas.

14h24

Même si, aujourd’hui encore, le milieu motard reste majoritairement masculin les femmes, passagères ou conductrices, en représentent une fraction significative.

14h25

On les retrouve au guidon des machines les plus diverses, comme ici la GS Adventure, imposant trail routier BMW. Pour des raisons historiques, sociologiques, voire banalement pratiques, puisque l’annonce d’une manifestation ne sera guère répercutée en dehors du milieu motard, l’assistance comprend essentiellement des motos, et des motards. Malgré tout, la thématique urbaine des revendications, l’effet d’une répression qui frappe de manière identique tous les usagers de deux et trois roues motorisés, l’intérêt enfin que certains utilisateurs de scooters, au travers de leurs forums Internet, montrent pour le mouvement motard, se traduisent par un élargissement de la participation, avec ici une Vespa, un couple sur une 125 cm³ et, en arrière plan, un scooter trois roues Gilera.

14h32

Cette période d’attente avant le début de l’action fournit aussi l’occasion de s’essayer à la position de conduite de la GSX-R du collègue.

14h36

Le toit du fourgon de la FFMC, le plus haut point disponible, permet de constater l’ampleur de la mobilisation.

14h39

Au pied du fourgon Jacques, responsable des adhésions à la FFMC ppc, engrange les cotisations. Si chaque antenne du mouvement reste, à l’intérieur d’un cadre assez souple, libre de mener les actions qui lui conviennent, il lui appartient de les financer. Normalement, et indépendamment des adhésions au mouvement, quelques volontaires passent quêter dans les rangs pour couvrir les frais spécifiques de la manifestation.

14h41

Dernier conciliabule au sein du service d’ordre avant le départ ; au centre, Marie-Jo.

14h48

Juste avant le départ, Jean-Marc, coordinateur de la puissance invitante, l’antenne FFMC Paris-Petite Couronne, chauffe l’esplanade, et présente les motifs de revendication, et le programme de la manifestation. Il annonce notamment le chiffre de 7200 participants : tactiquement, le premier à faire cette annonce a gagné et, en effet, le chiffre sera repris par l’AFP, puis porté à 8000 motos et 10 000 manifestants.
La couverture de presse, squelettique, sera quasi-exclusivement le fait de radios et de télévisions : ainsi, le journaliste reporter d’images d’i>TELE, à la droite de Jean-Marc, suivra l’ensemble du défilé, jusqu’à l’action finale. Une journaliste de France Info accompagnera par ailleurs Éric durant quelques kilomètres. La station régionale de France 3 s’en tiendra quant à elle au minimum syndical. À la seule et coutumière exception du Parisien qui, dans ses éditions papier aussi bien que sur le blog tenu par deux de ses journalistes, relatera la manifestation, les quotidiens nationaux, comme à leur habitude, passeront totalement l’événement sous silence, ne diffusant même pas les dépêches d’agence.

14h54

Le service d’ordre se met en place.

15h00

Départ dans quelques minutes.

15h31

Un flanqueur au travail, un peu avant d’entrer sur le périphérique. Comme on le constate, sa position est essentiellement dissuasive, puisqu’il ne dispose pas des moyens physiques ou légaux qui lui permettraient d’interdire effectivement le passage aux automobilistes.
Bien que la manifestation ait, comme toujours, été règlementairement déclarée, et accompagnée d’un communiqué de presse, la Préfecture de Police n’a diffusé l’information sur son site que le matin même, se contentant de préciser horaires et parcours du défilé sans faire aucune allusion à sa nature. Les automobilistes ont donc quelque excuse de ne pas en être informés.

15h38

Emprunté entre la porte de Charenton et la porte de Choisy, le boulevard périphérique intérieur fournira le premier terrain d’expression des revendications. Il s’agira, en utilisant les quatre voies et en ménageant un espace réglementaire entre chaque machine, de prendre, conformément au code de la route, autant de place qu’une automobile. Côté nord, le boulevard est bloqué par des flanqueurs et un fourgon de police.

15h39

Alors que côté sud d’autre flanqueurs, disposés en file, indiquent par gestes aux manifestants la marche à suivre.

16h11

Boulevard de l’Hôpital, à hauteur de la rue Jeanne d’Arc, dans le troisième tiers du cortège. Celui-ci s’arrête pour reformer les rangs dispersés après un périlleux et difficile trajet depuis la porte d’Italie, au milieu des automobiles. À gauche, un volant remonte la file et rejoint la tête. La distance jusqu’au quai d’Austerlitz est de l’ordre du kilomètre ; l’espace est entièrement occupé par les manifestants.

16h12

Un peu plus bas, rue des Wallons, la densité des motos au mètre carré augmente sensiblement. Le cortège a déjà tourné à droite, en direction du pont Charles de Gaulle. Il rejoindra ensuite la place de la Bastille, puis la rue Saint-Antoine.

16h37

Rue Saint-Antoine, nouvel arrêt. Au loin, on aperçoit le début de la rue de Rivoli.

16h42

Après quelques minutes de marche, on approche enfin de la queue du cortège, qui bloque la rue Saint Antoine jusqu’à la place de la Bastille.

17h24

Le plus souvent, la manifestation s’accompagne d’une action, terme qui, dans le langage de la FFMC, désigne une opération particulière, brève, menée par un nombre limité de participants, parfois illégale, souvent humoristique, et qui vise à mettre en valeur un motif spécifique de revendication. Ici, il s’agit de prendre au mot la Déléguée Interministérielle à la Sécurité Routière qui conseillait voici peu aux motards mécontents de prendre le métro.
Annoncée à Vincennes, préparée par la distribution de tickets aux volontaires, l’action aura donc lieu à la station de métro Hôtel de Ville, où quelques dizaines de participants casqués tenteront de monter dans une rame, retardant ainsi son départ de quelques minutes.

17h28

A 17h30, place de l’Hôtel de Ville, un peu avant la fin du parcours prévu qui devait s’achever place du Châtelet, Jean-Marc annonce la dispersion. Le panneau d’affichage municipal indique une température de 7°C. Nombreux sont ceux qui ont encore une longue route à faire.

Ne reste donc plus, après les images, qu’à tenter de rendre compte, sinon des discours prononcés lors des pauses durant le défilé, inaudibles faute de relais efficaces le long du cortège, du moins d’une ambiance sonore de haute intensité, avec les moteurs, les accélérations à l’arrêt, les avertisseurs sonores, les sifflets et sirènes apportés par les participants, et les limiteurs de régime, qui provoquent de fortes détonations lorsqu’ils entrent en service. Enregistré à l’aide d’un dictaphone et de son micro, perturbé par le vent et les bruits de manipulation, le son ainsi produit, fortement compressé, ne rend malheureusement guère compte de l’amplitude du volume sonore d’origine. Ça s’écoute à fond.

roulez jeunesse

A l’automne 1979, le mouvement motard français qui, déjà, depuis plusieurs années, par ses manifestations comme dans ses contacts avec les pouvoirs publics, en particulier le Ministère de la Jeunesse et des Sports, revendiquait, pour la création d’un circuit de vitesse qui deviendra Carole, ou contre les fortes hausses que leur imposaient des compagnies d’assurance cherchant à leur faire supporter seuls le coût d’accidents dont ils étaient rarement responsables, connut une brusque intensification des luttes. Affrontant la politique ouvertement prohibitionniste initiée par le Délégué Interministériel à la Sécurité Routière, Christian Gérondeau, sous la menace de l’extension aux motocycles de la taxe différentielle sur les véhicules à moteur, plus communément appelée vignette, disposant, en somme, grâce à la complaisance des pouvoirs publics, de thèmes mobilisateurs, un activisme jusque là assez peu virulent et essentiellement parisien se développa en une vague de manifestations qui touchèrent toute la France et ne prirent provisoirement fin qu’avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, en mai 1981. Personne ne l’ignore, c’est ainsi que naquit, voilà exactement trente ans, la FFMC ; mais au-delà de l’action collective, et réactive, ce mouvement rendait visible dans l’espace politique une dimension sociale nouvelle, celle de ces jeunes motards, population essentiellement masculine et souvent de condition modeste, et qui, presque disparue durant les années soixante lorsque la moto n’était plus que l’affaire de quelques esthètes, et des blousons noirs, connaissait alors une véritable explosion.

D’un point bas touché en 1967, avec seulement 11 838 immatriculations de motocycles neufs, l’arrivée des motos japonaises, la diffusion d’une culture libertaire caractéristique de cette jeunesse du baby-boom, poussèrent en un élan continu les immatriculations annuelles jusqu’au chiffre de 136 399 unités en 1980, soit précisément au moment de plus grande intensité des luttes, un record qui ne sera pas battu avant 1997.

Même si, dans l’absolu, et comparés aux automobilistes, les motards restaient peu nombreux, un tel changement, comme aujourd’hui le développement urbain du scooter, ne pouvait manquer d’intriguer tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, ont comme fonction de s’intéresser à la réalité sociale, démographes, statisticiens, journalistes, psychosociologues, parlementaires même. Par l’effet d’une étrange cécité qui perdure encore largement aujourd’hui, seuls les sociologues manquent à l’appel : de son expérience acquise à ce moment-là dans un moto-club pirate du Creusot, François Portet ne rendra compte qu’en 1994. De fait, on peut ainsi constituer un petit corpus de textes qui, d’une façon ou d’une autre, traitent à ce moment-là des deux-roues motorisés. A ces textes, il est intéressant de faire dire ce qu’ils ne disent pas vraiment, de les employer, en somme, en tant que matériau sociologique pour eux-mêmes, et pas pour leurs énoncés. Car entre les lignes, dans les marges, ici dans la surprise, là dans l’intérêt, parfois dans la réprobation, dans tout ce qui sort du strict objet scientifique ou réglementaire auquel les auteurs se consacrent, se lisent des positions et des représentations, des préjugés et des attentes, qui dévoilent des attitudes sans doute bien plus globales, et largement partagées, que celles de leurs seuls auteurs, et concernent une catégorie bien plus large que les seuls motards, mais avec laquelle ceux-ci étaient alors totalement confondus, la jeunesse. Obtenu par l’intermédiaire d’un irremplaçable assistant parlementaire, le compte-rendu de la discussion sur la loi de finances pour 1980 qui eut lieu à l’Assemblée Nationale le 20 octobre 1979, et durant laquelle une majorité de droite décida la création de la vignette moto, mérite, par sa richesse factuelle et symbolique, que l’on s’y intéresse en premier lieu.

dans l’hémicycle

Ce n’est pas tant le principe de l’impôt qu’il convient d’analyser ici : l’exonération dont les motocycles avaient jusqu’ici bénéficié s’expliquait en effet par de très ordinaires raisons pratiques. Et de la même façon que la taxation d’une classe de véhicules dont on ne dénombrait que quelques dizaines de milliers d’unités se serait révélée sans objet, il était inévitable que la forte croissance des effectifs de cette même classe excitât la convoitise d’une administration fiscale toujours insatiable, et d’un État déjà impécunieux. L’affrontement entre une gauche dans laquelle le PC et le PS disposaient de forces sensiblement égales, et une droite où règne sans partage la figure du président de la commission des finances, le RPR Robert-André Vivien, laissant dans l’ombre le ministre du budget du gouvernement Barre, Maurice Papon, se fera en opposant deux thématiques, la justice sociale contre l’équité. A l’évidence fort bien renseignés, le communiste Parfait Jans, député-maire de Levallois-Perret et membre de la commission des finances, et le tout jeune député socialiste de Seine-Maritime, Laurent Fabius, mettront en avant les propriétés sociométriques d’une population de motards alors très majoritairement composée d’hommes jeunes et de faible niveau social, ouvriers et employés pour l’essentiel, dont les ressources financières limitées souffriraient de cette ponction supplémentaire. Fort habilement, Laurent Fabius illustrera cet argument en allant chercher des exemples dans son électorat :

« Je voudrais vous lire (…) deux témoignages que j’ai recueillis dans ma région. Il s’agit de deux jeunes qui font de la moto et qui expliquent leur réaction  par rapport à cette proposition. Une employée à l’INRA déclare : « Je fais de la moto depuis dix ans. Je gagne environ 3 000 francs par mois. C’est tout juste pour venir à bout de l’entretien de ma 750 Kawa. Si la vignette vient s’ajouter à l’assurance monumentale, je n’y arriverai plus. (…) Je trouve dommage … » – me dit cette jeune femme – « … de priver des milliers de jeunes qui, comme moi, ont la passion de la moto. On finit par se demander dans quel but le Gouvernement suggère une telle mesure. » (…)

Une autre jeune, qui a vingt et un ans et qui est propriétaire d’une 1000, répond à la question que pose sa collègue : « Pour des raisons économiques, pour trouver de l’argent, on s’en prend à tout le monde, et pourquoi pas, alors, dit le Gouvernement, aux motards ? Les responsables… » – ajoute cette jeune femme – « … ne s’embarrassent pas de scrupules en prenant en considération la condition sociale de leur propriétaire. Mais alors qu’on ne parle pas de justice. »

Masquée sous l’ordinaire position du député se faisant le porte-parole de son électorat, on remarque la subtilité avec laquelle Laurent Fabius argumente, choisissant, dans un monde d’hommes, de faire parler des femmes, sortant du cercle étroit de la défense corporatiste des motards pour passer à ceux, bien plus vastes et bien plus nobles, de la jeunesse, et de l’injustice sociale ; il conclura son intervention en ces termes :

« Je me résume : nous sommes opposés à toute disposition qui aurait pour effet d’opérer un prélèvement supplémentaire sur le pouvoir d’achat de familles et de jeunes de condition souvent très modeste. C’est la raison pour laquelle nous avons déposé un amendement en ce sens auquel nous tenons, au nom même de la solidarité qui nous lie aux motards. »

Député communiste, Parfait Jans développe un argumentaire plus en ligne avec les préoccupations du parti, la lutte sociale, et la défense de l’emploi menacé. Dans son intervention, il dresse un parallèle entre un marché entièrement au mains des importateurs japonais, et les capacités de l’industrie nationale illustrées par les victoires de la 125 Motobécane pilotée par Guy Bertin, pour plaider contre la taxe, et pour le soutien à Motobécane. Mais sa conclusion fait intervenir un nouvel acteur, le mouvement motard qui se cristallise alors dans son opposition à la vignette :

« La lutte de milliers de motocyclistes pour empêcher que soit prise cette scandaleuse mesure vient ainsi compléter celle des travailleurs de
Motobécane contre les licenciements et la destruction de leur outil de travail »
.

Historiquement fondée, cette proximité entre la gauche et une FFMC en devenir n’a pas échappé à l’adversaire, Robert-André Vivien, qui répond en ces termes à Parfait Jans :

« Je peux vous dire d’ailleurs que vous avez très mal servi la cause des motards hier soir en les mobilisant. J’ai reçu les représentants nationaux des motards. Ce sont des gens sérieux, pondérés. Ils m’ont fait part de leurs inquiétudes à l’égard d’une récupération politique par le parti communiste d’un mouvement d’indignation des jeunes. »

Et se présente, lui aussi, comme à l’écoute d’une revendication motarde sans doute portée par les organisations concurrentes de la future FFMC, et nettement plus coopératives, ce qui lui permet, à son tour, de développer ses arguments :

« Motard ne signifie pas nécessairement « loubard » (…) S’occuper des motards, ce n’est pas seulement s’occuper de ceux qui font du bruit à Paris autour du périphérique (…) C’est s’occuper également de ceux qui partent très tôt le matin et qui n’ont pas de transports en commun à leur disposition. (…) C’est s’occuper également de ceux qui pratiquent un sport ».

Au nom de ces usagers, et de ces usages, apolitiques, puisque leurs revendications, quand elles existent, ne s’exercent pas sur ce terrain, le président de la commission des finances va, dans un long développement, faire à la fois la preuve d’une connaissance du milieu motard, parlant de « gros cubes« , évoquant ce « vêtement de cuir, équipement fort nécessaire pour faire de la moto », suffisamment bonne pour qu’on puisse envisager qu’il en possède une expérience personnelle, et, déplorant le taux de TVA qui s’applique à ces mêmes vêtements aussi bien que le coût de l’assurance des motocyclistes, se faire à son tour le porte-parole des revendications motardes. Il exposera plus loin d’autres sujets qu’il considère comme légitimes, contestant la réforme d’un permis moto élaborée « dans des conditions telles que la concertation n’a pas été la règle d’or », ou mettant en doute l’appréciation officielle de l’accidentalité des motards, donc les affirmations de Christian Gérondeau : « Quant à la part de responsabilité des motos de grosse cylindrée dans les accidents de la route, est-elle si considérable qu’on le prétend ? On m’a fourni des chiffres que je m’interdis de présenter à l’Assemblée car je n’en ai pas la confirmation, mais le Gouvernement s’honorerait en essayant de cerner la vérité ».

Dans un monde motard qui s’agite depuis quelques années déjà, et dont la contestation se cristallise autour des trois revendications principales que sont la réforme du permis moto, le coût prohibitif des assurances et le refus de la vignette, deux tendances émergent en cette fin 1979. Nettement marquée à gauche, la mouvance qui regroupe autour de Jean-Marc Maldonado des militants politiques et syndicaux proches du PC et du PS, et qui donnera quelques mois plus tard naissance à la FFMC, trouve en Laurent Fabius et Parfait Jans des relais dans l’assemblée aussi attentifs que bien informés. Mais avec Robert-André Vivien, le RPR de Jacques Chirac montre que, grâce sans doute aux organisations qui, un peu plus tard, abandonneront le terrain à la seule FFMC et se proclament apolitiques ce qui, dans le langage de l’époque, signale d’abord une absence d’engagement à gauche, il dispose lui aussi d’informateurs compétents et accepte volontiers, contre le gouvernement de Raymond Barre, contre les thèses de l’appareil d’État, de s’en faire le porte-parole. Ainsi, grâce à lui, l’assiette de la nouvelle taxe sera réduite puisque, alors que le projet initial prévoyait de la percevoir sur toutes les motos de plus de 500 cm³, la loi s’appliquera seulement aux cylindrées supérieures à 750 cm³. Sans doute en partie, à six mois des présidentielles, dans une perspective électoraliste, si la droite et la gauche s’affrontent, c’est en se posant l’une comme l’autre en défenseurs d’une cause motarde qui se trouve ainsi légitimée. Et tout en stigmatisant les « loubards », un député UdF parisien prend soin de préciser que son « intervention ne revêt aucun caractère « motophobe ». Je ne suis pas persuadé que tous les motards soient des loubards, encore que certaines manifestations qui ont eu lieu dans les rues de Paris ces dernières semaines tendent à montrer qu’un certain nombre de loubards se comptent parmi eux ». En somme, on s’oppose, assez classiquement, sur les moyens de l’action – la manifestation de rue contre le recours au patronage d’un élu – sur ses modalités, sur les proximités politiques et sociales que ces modalités suggèrent. Mais, même avec des discours et des objectifs distincts, droite comme gauche évitent soigneusement toute stigmatisation de l’univers motard, et notamment parce que celui-ci s’identifie à une population que l’on souhaite ménager, et à laquelle on accorde alors le bénéfice de l’indulgence, la jeunesse.

chez les experts

Ni la discussion d’un projet de loi fiscale, ni même les débuts de l’activisme motard ne risquaient alors de retenir l’attention de chercheurs spécialistes de sciences sociales ; l’époque voit pourtant la publication de plusieurs travaux, qui témoignent de l’émergence de cette catégorie nouvelle, tentent, à partir des informations disponibles, de définir ses propriétés et, par ailleurs, font preuve d’une neutralité, et parfois d’une sympathie, d’autant plus remarquables qu’elles contrastent fortement avec les positions que les mêmes acteurs adopteraient aujourd’hui à l’égard des mêmes motocyclistes. Les deux premiers textes de ce très court corpus se fondent sur l’analyse des données statistiques produites par l’INSEE, en l’espèce l’enquête Transports de 1974. Menée avec une périodicité irrégulière mais approximativement décennale, cette étude fait partie des grosses machines de l’INSEE, puisque la dernière en date, en 2007 et 2008, impliquait la participation de plus de 20 000 foyers qui chacun reçoivent deux visites d’un enquêteur venu administrer un copieux questionnaire. S’intéressant à tous les modes de déplacements, elle va nécessairement permettre de recueillir des données sur les deux-roues motorisés. Sauf que, en 1974, après la traversée du désert des années 1960, le taux des ménages équipés reste très faible : Dominique Fleury qui, pour le compte de l’Institut de Recherche des Transports, ancêtre de l’INRETS, effectue une recherche d’abord publiée sous la forme d’un article dans Economie et Statistique en 1978, puis dans un rapport plus détaillé en 1980, recense ainsi, parmi les 12 500 foyers de l’enquête INSEE, seulement 90 motocyclettes.
La faiblesse de cet effectif ne l’empêche pourtant pas de se livrer à une assez hasardeuse exploration sociométrique, qui, faute d’effectifs, atteint vite les limites de la validité statistique. C’est qu’il s’agit d’expliquer ce « phénomène deux roues », et d’identifier son instigateur : « L’utilisateur-type de deux roues à moteur est l’homme jeune. La jeunesse du conducteur habituel est particulièrement frappante dans le cas de la motocyclette. Dans 55 % des cas, un moins de 25 ans est juché sur ce type de machine » (Fleury, Économie et statistique, 1978 vol 98 n°1 p. 69). L’auteur conclura son article par un paragraphe qui, sortant du strict commentaire statistique, dévoilera une position là encore dénuée d’antipathie, tout en restant pleinement d’actualité : « D’aucuns expliquent ces évolutions rapides par des modes éphémères, d’autres par la nécessité d’un substitut à la circulation automobile qui sature de plus en plus les centres-ville, ou par un souci d’économie et de retour à la nature. Certains voient dans ces véhicules des engins instables et dangereux, d’autres un symbole de liberté, et tous réagissent de façon passionnée ».

Il est tout à fait symptomatique de constater que les éditions suivantes de la même enquête n’ont, a priori et d’après les bibliothécaires de l’INSEE, et malgré la hausse continue de l’équipement des ménages, donné lieu à aucune exploitation du même ordre. Les immatriculations annuelles de motocycles ont pourtant triplé, passant de 81 000 en 1974 à 240 000 en 2008 : ces effectifs bien plus fournis à la fois améliorent la validité des données recueillies par l’INSEE, et augmentent la pertinence d’une enquête spécifiquement consacrée aux eux-roues. Le renversement des positions, puisque l’INSEE a cessé de s’intéresser au « phénomène deux roues » alors même que celui-ci prenait de l’ampleur, montre sans doute à quel point, la nouveauté une fois passée, l’institution se désintéresse de cette pratique, parce qu’elle reste minoritaire, peut-être aussi parce que, rapidement, sa légitimité va être mise en cause. En dehors de l’INSEE, une seule et unique enquête par questionnaire, conduite en deux vagues auprès de publics motocyclistes, et destinée à mieux connaître aussi bien les praticiens que les pratiques, semble avoir été commanditée à un échelon ministériel. Et elle sera menée précisément en 1974, sur commande du Secrétariat à la Jeunesse et aux Sports, lequel, cherchant ainsi à mieux connaître une population jeune et souvent sportive, et à répondre à ses attentes, en particulier en matière d’infrastructures sportives, restait étroitement dans son rôle.

Quelques années plus tard et dans un contexte tout différent, Monique Fichelet, psychosociologue chargée de mission à la Sécurité Routière et auprès de son Délégué, Pierre Mayet, tirera de son expérience un article paru en 1984 dans Déviance et Société. L’arrivée de la gauche au pouvoir se manifeste aussi dans les couloirs du Ministère des Transports, puisqu’à la politique « nourrie de l’idéologie technico-économique dominante à une époque où la rationalisation des choix budgétaires était en quelque sorte l’alpha et l’oméga des milieux de la décision » caractéristique de la manière de Christian Gérondeau, le prédécesseur de Pierre Mayet, et dont l’efficacité a vite trouvé ses limites, Monique Fichelet oppose la nouvelle politique de Pierre Mayet qui introduit « une approche qualitative et une remise en question des pratiques administratives classiques », notamment avec REAGIR, un programme que l’on qualifierait aujourd’hui de participatif et qui, impliquant une collaboration entre acteurs administratifs et associatifs, ne pouvait manquer de rencontrer la FFMC.

C’est qu’une politique de ce type a besoin d’acteurs collectifs, représentant les usagers de la route : et, alors comme aujourd’hui, personne d’autre que la FFMC ne peut représenter le point de vue des motocyclistes. Monique Fichelet, dissimulant ses sentiments personnels sous un discours neutre, retrace le cheminement d’un parcours d’abord emprunt de réticence, puisque : « (…) le dialogue, d’abord difficile, qui s’est instauré depuis un an entre le Délégué Interministériel et cette fraction des usagers de la route souvent rejetée par l’opinion comme déviante : les jeunes amateurs de moto (Fédération Française des Motards en Colère) » portera ses fruits avec « un projet de réforme du permis moto qui satisfait les deux parties. » Plus globalement, citant un communiqué de la FFMC, Monique Fichelet se félicitera que : « La référence à des notions comme « l’auto-responsabilité » ou la prise en compte de la sécurité routière comme « affaire de tous » constitue une véritable mutation dans un discours d’ « usager ». Il semble que l’on n’ait, pour une fois, plus affaire à deux logiques irréductibles : celle du pouvoir, des décideurs, des technocrates…, d’un côté et, de l’autre, celle des administrés, des usagers, des justiciables… Il semble que, cette fois, l’administré cède la place au citoyen ».
La surprise de l’universitaire, laquelle, au départ, partage à l’évidence le préjugé qu’elle décrit à l’égard de cette jeunesse déviante, sera donc d’autant plus grande qu’elle trouvera auprès des activistes de la FFMC des interlocuteurs, des partenaires, et des partenaires dont le militantisme associatif même les conduira à soutenir d’autant plus la politique de Pierre Mayet que, dans sa dimension participative, celle-ci correspondait finalement à leurs attentes. Mais ce préjugé, cette surprise, et cette satisfaction, tout en témoignant encore d’une certaine sympathie à l’égard du monde motard, montre à quel point celui-ci, dix ans après les premiers travaux de Michel Fleury, reste encore un univers inconnu.

le jeune et le risque

Rien d’autre ne rapproche le compte-rendu d’un débat parlementaire, une analyse de données statistiques, et la description des particularités d’une politique publique faite par l’un des experts qui ont pris part à son élaboration que leur sujet commun, les motards. Mais, au-delà de la disparité des contextes et des positions des intervenants, ces textes témoignent à la fois d’une même nécessité, celle de mieux connaître une population étrange et étrangère, puisqu’on la rencontre pour la première fois et qu’elle cumule deux propriétés inhabituelles, la jeunesse et la pratique de la moto, et d’une commune approche, une curiosité emprunte de sympathie et, parfois même, d’empathie. On retrouvera ces mêmes propriétés dans d’autres occasions, en particulier dans ce reportage de Temps présent, le grand magazine de la Télévision Suisse Romande, simplement intitulé Les Motards. Diffusé en 1972 et réalisé par Claude Goretta, lequel fut, avec Alain Tanner et Michel Soutter, un des principaux représentants de cette nouvelle vague du cinéma helvétique dont les protagonistes avaient fait leur premières armes à la télévision, ce document qui, tout en cherchant à varier les portraits, s’appuie essentiellement sur les pratiques d’une bande d’un bar à motards, en plus de son exceptionnelle valeur ethnographique, relève bien de la même approche de ce monde inconnu et qui, quelques années plus tard, aura cessé d’intéresser.

Ce qu’on voit ici à l’œuvre et qui, depuis lors, a disparu, c’est une tolérance à l’égard d’une pratique dont on sait qu’elle génère un risque supérieur à celui qui est généralement posé comme norme, mais dont le risque sera à peine évoqué, et jamais stigmatisé. Ainsi, le même député UdF qui se défendait de toute « motophobie » déclarait : « M. Jans, qui est très bien informé et qui a donné des chiffres précis, a souligné combien les primes d’assurances étaient élevées pour les motocyclettes. Mais je lui rappelle que si ces primes sont élevées, c’est parce que les risques le sont également » précisait au préalable qu’il « admire et apprécie le sport motocycliste et les belles mécaniques ». Cette conception, en quelque sorte, adulte, du risque, comme épreuve à affronter, et épreuve fondatrice sans laquelle la jeunesse ne serait pas pleinement jeunesse, vivait alors ses derniers instants. Et elle doit sans doute beaucoup aux parcours, à gauche comme à droite, de la fraction la plus âgée du personnel politique alors en poste, et dont on pourra trouver un type emblématique en la personne d ‘André Jarrot, Ministre de la « Qualité de la Vie » entre mai 1974 et janvier 1976 et donc, à ce titre, exerçant sa tutelle sur le Secrétariat à la Jeunesse et aux Sports.

Electromécanicien, Compagnon de la Libération, André Jarrot sera aussi, avant la Seconde Guerre Mondiale, champion motocycliste. En 1974, Georges Monneret disait de lui dans Moto-Journal : « on l’appelait le Dingue : il était impossible à suivre sur la route ». Résistant, spécialiste du sabotage des installations électriques, André Jarrot participera aux combats jusqu’en mai 1945, où il sera parachuté près de Hambourg. On comprend que pour les hommes de sa génération, comme pour un Robert-André Vivien qui, plus jeune, a fait partie du corps expéditionnaire français durant la guerre de Corée, la notion de risque revête une signification très éloignée de celle que peut lui accorder le sens commun.

Mais cette absence d’a priori négatif à l’égard d’une population qui, par son âge, son niveau social et ses pratiques, n’avait rien de commun avec ces députés RPR que, dix ans après mai 1968, l’on pouvait difficilement suspecter d’entretenir avec elle une profonde connivence, soulève quelques interrogations. Cette tolérance si contraire à la pratique actuelle des mêmes acteurs politiques, cette mansuétude sans doute un peu paternaliste envers une jeunesse dont on accepte les débordements trouve peut-être son principe dans une situation sociale et économique qui, depuis lors, s’est profondément modifiée. La jeunesse, devenue un problème, celui du chômage en particulier là où, alors, elle était encore une solution, cette génération nouvelle qui allait pousser encore un peu plus loin le progrès et le bien-être, perdra progressivement sa capacité à influer sur les rapports de forces politiques, et son autonomie. Et le risque ou, plus précisément, la capacité à le définir, son contenu, son degré d’acceptation, en un mot ce construit social par excellence, infiniment variable en fonction des critères les plus divers, va voir ses propriétés bouleversées, et sa polarité s’inverser puisque, dans le secteur étroit des accidents de la route, la rançon inévitable du progrès deviendra une intolérable saignée, que, comme d’autres avant lui, Christian Gérondeau comparera à une situation de guerre, au moment même où, pour les citoyens européens, celle-ci, de plus en plus, se réduisait à un souvenir. Cette métaphore, pour ceux qui avaient connu les combats, devait sans doute paraître, pour le moins, outrancière ; mais, biologie oblige, ceux-ci devenaient de moins en moins nombreux. Ainsi a pu naître et prospérer cette « société du risque » dans lequel celui-ci devenait un enjeu d’autant plus cardinal que son importance objectivement mesurable diminuait et, donc, qu’il se déplaçait pour l’essentiel sur le seul terrain de la subjectivité, contre laquelle la raison lutte en vain. Cette évolution permettait à des acteurs d’une nature nouvelle, comme les associations de victimes de la route, de définir en quoi, et à quel hauteur, il était acceptable. Comme on le sait, ce niveau est très bas, et diminue sans cesse : légitimé comme une norme, il permet dès lors à ces acteurs de disqualifier les pratiques « à risque » quand bien même elles ne mettraient personne d’autre en danger que leurs adeptes, et, donc, à l’opposé des positions lisibles dans les textes analysés ici, de justifier la prohibition des motocyclettes.

phase deux

Alors, c’est quoi, un mémoire de M2 recherche de sociologie de l’action collective lorsque, comme c’est ici le cas, il est consacré au mouvement motard français ? Le M2, d’abord, qui a depuis peu remplacé le DEA, clôt un cycle de cinq années d’études, et ouvre sur une autre phase, celle qui, après trois années supplémentaires de dur labeur, permettra aux acharnés de soutenir leur thèse, et d’obtenir le grade de docteur. On se trouve ici à la charnière entre des études généralistes, idéalement pourvues de débouchés variés, et une spécialisation qui conduit à choisir à la fois une certaine carrière, celle du chercheur, un domaine d’études particulier dont on espère fermement qu’il sera inédit et, par là-même, dépourvu de concurrents, et une approche précise par laquelle, en quelque sorte, dans l’univers des sociologues, on choisit son camp. D’une certaine façon, le M2 représente pour un étudiant le premier travail dont il est généralement admis qu’il bénéficie d’une incontestable légitimité scientifique. Son envergure reste pourtant limitée, à la fois par le temps que l’on y passe, en principe une année, contre trois pour la thèse, les moyens dont on dispose, le budget en particulier qui, en l’espèce, est entièrement auto-financé, et les exigences de votre directeur de recherches.

Ce travail a donc un objet : le mouvement motard qui est apparu en France voici maintenant trente ans et s’est rapidement incarné dans ce qui est devenu, en particulier après les assises fondatrices du Havre de février 1980, la Fédération Française des Motards en Colère laquelle, comme nous le savons, poursuit aujourd’hui encore ses activités revendicatrices. Cet objet est traité selon une approche particulière, celle de la sociologie politique de l’action collective et des mouvements sociaux. Il ne s’agit donc pas d’un travail historique, même si le mémoire n’ignore pas la chronologie, et l’ignore d’autant moins qu’il cherche à montrer comment l’accumulation progressive d’une expertise concrète, la lente et nécessaire professionnalisation du mouvement et de ses composantes, la réponse aux nouveaux défis posés en particulier par la législation européenne ont forcé la mutation de la FFMC d’un état essentiellement réactif et peu structuré vers une entité qui occupe une position unique et centrale dans l’univers de la moto, et sans laquelle rien ne peut vraiment s’y construire. Mais les événements n’y apparaissent pas simplement en tant que tels, et il n’est nullement question, sauf dans la première partie, de chercher à expliquer pourquoi les choses se sont passées ainsi, et encore moins de le faire de manière exhaustive.
Puisque l’on s’intéresse à l’action collective, ce moment toujours assez mystérieux où des individus qui possèdent des propriétés communes et se reconnaissent dans un destin partagé et un ennemi identique décident, sans nécessairement se connaître, d’agir, et lancent un mouvement qui conduira au moins à créer une organisation plus ou moins pérenne, à définir des revendications, à organiser des actions, on laissera de côté le reste. Le reste, ce sera par exemple la singularité étonnante d’une FFMC qui, bien que fondée par des syndicalistes et des militants d’extrême-gauche, refusera longtemps de se doter d’une structure stable et de permanents, favorisant ainsi une forme de conflictualité récurrente ponctuée d’exclusions et de révolutions de palais. Relevant d’une sociologie des organisations qui ne sera pas employée ici, ce thème ne sera guère évoqué que par l’influence négative qu’il a eu sur l’action collective. De la même façon, on ne traitera pas, ou alors avec un objectif identique, d’une dimension certes fondamentale pour ceux qui y ont participé et y participent encore, l’inclusion du mouvement et de ses structures dans l’optique plus large de l’économie sociale ; celle-ci n’ayant pas comme but premier la suppression de réglementations restrictives, ni comme moyen d’action favori la manifestation de rue, n’entre en effet pas dans le cadre de ce travail. Et s’il y sera, par exemple, question de la mobilisation qui conduisit à la souscription du capital initial de la Mutuelle, c’est en tant que mobilisation, et parce que la façon dont elle fut conduite présente un intérêt théorique notable.

En effet, un travail de ce genre s’inscrit dans une certaine continuité, celle de recherches traitant de sujets suffisamment proches pour qu’il soit possible à la fois de réemployer l’appareil théorique construit par leurs auteurs, et d’utiliser ces travaux eux-mêmes dans le but de produire ces éléments de base indispensables à la validation des hypothèses sociologiques, les comparaisons. Evidemment, il y a un problème : des recherches aussi longues qu’infructueuses ont permis de s’assurer que, au niveau français, ce travail est sans précédent ; en conséquence, il sera impossible de s’appuyer sur des analyses portant sur le même objet. Dans la vaste palette des mouvements sociaux, ceux du moins qui ont eu la chance de retenir l’attention des sociologues, il y aura pourtant matière à comparaisons utiles lorsque les groupes sociaux en cause partagent des points communs avec les motards. C’est le cas par exemple d’une autre population victime de représentations négatives, voire de réglementations restrictives, qui possède la même propriété de transcender les appartenances sociales traditionnelles, et une façon comparable de s’organiser dans son recours à l’action collective, les homosexuels. Même limitées par la spécificité irréductible du mouvement motard, ces comparaisons, en quelques sorte, externes, fournissent des points d’appui aussi divers qu’indispensables.
Tout cela explique pourquoi on lira dans ce mémoire des choses sans doute déconcertantes pour un non-spécialiste. On y trouvera, au gré de la littérature sociologique disponible, des comparaisons bizarres, avec, comme on l’a dit, le mouvement gay ou les mobilisations de sans-papiers, mais aussi les lobbyistes agricoles européens. On déplorera, faute de documents accessibles, et parce que, sur certains points, les entretiens manquent, des absences injustifiables. Enfin, on s’étonnera à tort qu’il n’y soit pas question, ou si peu, de l’AFDM, d’ERJ2RM, de la FFMC Communication, des GEM, des relais Calmos, ou, à l’inverse, de la présence récurrente de tel ou tel acteur, le directeur des rédactions des éditions de la FFMC par exemple, ou de la place accordée à Stop Vol ou à la Commission Juridique, structures que certains considéreront sans doute comme secondaires. En partie produits des circonstances, les choix qui ont conduits à privilégier tel élément se justifient pleinement d’un point de vue théorique. Les absences s’expliquent de la même façon, avec une circonstance supplémentaire : les 470 000 signes qui composent ce mémoire représentent à peu près le double du volume exigé pour un travail universitaire de ce genre. Et puis, il faut bien, en conclusion, l’avouer : même si tout a été fait pour le rendre, sinon aussi simple que possible, du moins aussi clair qu’à l’accoutumée pour les lecteurs habituels de ces lignes, ce mémoire, de toute façon, n’est définitivement pas destiné aux non-spécialistes. Ceux qui s’aventureront dans ses trop nombreuses pages le feront donc à leurs risques et périls. Ainsi avertis, ils pourront malgré tout le trouver ici.

la longue durée

On sait, pour l’avoir évoqué à mainte reprises, à quel point le discours explicatif et justificatif présenté par le Comité Interministériel de Sécurité Routière depuis sa création, en 1973, se contente, dans sa communication destinée au grand public, de recenser les mêmes causes, et de ressasser les mêmes effets. Les accidents, en simpliifant, sont dus à l’alcool et à la vitesse, et les victimes en sont d’innocents piétons, de pauvres cyclistes, mais surtout ces incorrigibles motocyclistes qui s’obstinent à rouler trop vite, et ne font pas preuve d’une sobriété exemplaire. Ainsi, les bonnes années, comme en 2004, les motards font seuls exception à la baisse générale de la mortalité. Pendant les mauvaises, 2005 par exemple, ils font partie des catégories dont la mortalité croît. Comme tout discours normatif et réducteur, celui-ci oppose les vertueux et les coupables, rangés en un certain nombre de catégories, bons conducteurs et chauffards, adultes responsables et jeunes inexpérimentés, mais aussi, plus schématiquement, automobilistes et motocyclistes, bons, et mauvais élèves. Naturellement, et la Sécurité Routière qui tient, dans des documents moins directement accessibles, un discours un peu plus nuancé même s’il n’est pas exempt d’erreurs grossières, le sait bien, ces affirmations sont vides de sens. Elles se contentent, en effet, d’apprécier, d’une année sur l’autre, et guère plus, les évolutions parfois infimes de la seule accidentalité, et ne tiennent aucun compte d’un facteur déterminant, l’exposition au risque. Le problème, c’est que celui-ci n’est pas si simple à calculer.

principes méthodologiques

Le principe, pourtant, n’a rien de compliqué : ils s’agit de rapporter une série statistique, la mortalité routière, à une autre, le risque encouru par les victimes. Malheureusement, les méthodes employées par la Sécurité Routière pour calculer la seconde série sont parfaitement fantaisistes, tandis que, sur le long terme, la première souffre de changements périodiques de définition. Ainsi, jusqu’en 1965, seuls les décès se produisant au plus trois jours après l’accident étaient recensés au titre de l’accidentalité routière ; ensuite, la limite est portée à six jours avant de rejoindre, en 2005, la norme européenne de trente jours. S’il est impossible de corriger les ruptures ainsi engendrées, du moins jouent-elles à l’identique pour toutes les catégories d’usagers. Il n’en va pas du tout de même avec l’exposition au risque.
Pour la connaître, la Sécurité Routière utilise une formule simple : elle multiplie le parc des véhicules, en principe bien connu puisque tiré du fichier des immatriculations, par le kilométrage moyen annuellement parcouru. C’est là que les ennuis sérieux arrivent. Si, pour les automobiles, le premier terme de l’opération est, en gros, valide, on sait déjà qu’il n’en est rien pour les motocycles, dont le parc, inconnu, est estimé d’une façon parfaitement douteuse, et par la Chambre Syndicale du Motocycle. Quant au second, on le calcule grâce à des sondages effectués on ne sait dans quel but par un instititut d’études de marché. Si l’on peut postuler une certaine représentativité des résultats obtenus pour les automobilistes, on peut douter que l’État ait la bonté de consacrer les sommes nécessaires à la constitution d’un échantillon représentatif des utlisateurs de deux-roues motorisés, échantillon qui devrait comporter un minimum de 2 000 individus, alors qu’il ne prend même pas la peine de consulter son fichier de cartes grises pour simplement savoir combien ils sont. Et quand bien même il consentirait à cet effort, et obtiendrait une bonne estimation du kilométrage moyen parcouru, cette seule information ne lui permettrait en aucun cas de dresser une comparaison valide entre les différentes catégories d’usagers, automobilistes et motocyclistes par exemple. Car pour utiliser le seul kilomètrage comme indicateur de risque, il faut supposer un usage uniforme des réseaux par ces catégories distinctes ; or, il n’en est rien.
Ainsi, soit parce qu’on à affaire à des scooters confinés au domaine urbain et péri-urbain, soit parce qu’il s’agit de motards qui, à ce premier usage, rajoutent une dimension de loisir qui s’exprime essentiellement sur les routes ordinaires, l’autoroute, la voie la plus sûre, massivement employée par les transports routiers et lourdement fréquentée par les automobilistes, est, en dehors des grandes migrations sportives, vide de motards, ce dont témoigne l’accidentalité infime que ceux-ci connaissent sur ce type d’infrastructure. C’est que chaque type de véhicule correspond à un usage différent, et, on doit avoir l’honnêteté de le constater, quand un motard part en vacances, voire en week-end, et prend l’autoroute, ils se trouve presque toujours derrière un volant. A l’inverse, la densité des motocycles connaît son apogée sur les routes secondaires, ou dans les zones urbaines, là où se rencontre également l’accidentalité la plus forte. En d’autres termes, quand bien même il serait correctement estimé, le seul kilométrage parcouru ne suffit pas à quantifier l’exposition au risque : il faut, en plus, connaître la manière dont il se répartit selon le type de réseau. Faute d’une telle ventilation, on va fatalement, comme le fait la Sécurité Routière dans sa vision toujours frappée d’ethnocentrisme, ériger en norme globale la seule pratique de l’automobile.

En somme, estimer l’exposition au risque des motocyclistes à la manière de la Sécurité Routière implique de multiplier un parc de machines inconnu par un kilométrage ignoré et qui, s’il ne l’était pas, ne constituerait cependant pas à lui seul un indicateur valide. Alors, si l’on veut faire preuve d’un minimum de rigueur, et privilégier la fiabilté, il faut, en lieu et place de l’exposition au risque, retenir le seul indicateur utilisable : les immatriculations annuelles. En contrepartie, on peut alors, grâce au remarquable travail effectué par le CDAT du Ministère des Transports, accéder à des séries statistiques sur une période très confortable. Le Centre a en effet numérisé la collection complète, jusqu’en 1960, voire même 1955, de l’Annuaire statistique des Transports, lequel comporte notamment les deux séries qui nous intéressent, les victimes d’accidents mortels, et les immatriculations de véhicules neufs, pour les deux catégories d’usagers qui nous importent, les automobilistes, et les motocyclistes, c’est à dire les propriétaires de deux-roues motorisés d’une cylindrée supérieure à 50 cm³. En rapportant l’accidentalité à l’évolution des immatriculations, on disposera d’une estimation de la mortalité relative au seul critère d’exposition au risque disponible, l’évolution du nombre des véhicules. En posant une base 100 en 1972, le point haut historique de la mortalité routière, on pourra suivre cette évolution en indice. Et en rapportant l’indice relatif aux motocyclistes à celui des automobilistes, on obtiendra enfin la réponse à la question qui nous préoccupe : ces motocyclistes sont-ils vraiment si méchants que ça, se comportent-ils tellement moins bien que les automobilistes, et méritent-il donc la déconsidération qui les frappe ?

interprétation graphique

Mais quelques remarques s’imposent encore avant d’en arriver au coeur du sujet. D’abord, on constate deux lacunes dans les données de mortalité des motocyclistes, disponibles par ailleurs depuis 1959 : 1968, et 1972, manques dont les valeurs ont été estimées à partie des années voisines. Ensuite, la série des immatriculations pose un problème particulier : si le marché des automobiles, par ailleurs bien plus vaste que celui des motocycles, connaît une évolution lente et régulière, il n’en va pas du tout de même pour les deux-roues. En 1955, on a en effet immatriculé 286 000 deux-roues, et 440 000 voitures, soit un rapport supérieur à un pour deux. Ensuite, les ventes s’effondrent totalement, pour toucher un point bas en 1967, seulement douze ans plus tard, avec 11 800 motocycles contre 1 230 000 voitures, soit moins d’un deux-roues pour cent automobiles. Mais à partir de là, les immatriculations de motocycles remontent progressivement, et constamment. Alors que le record de 2 310 000 automobiles immatriculées en 1990 n’a jamais été battu, le nombre de deux-roues vendus continue à croître, le record, avec 239 000 unités, datant de 2007, soit la dernière année disponible. Ces évolutions très fortes sur un temps très court et avec des volumes faibles posent donc un problème de représentation graphique, en particulier dans le cadre d’une comparaison avec une série qui suit une évolution bien plus paisible. Pour réduire les incohérences, on a donc préféré utiliser non pas le chiffre annuel des immatriculations, mais leur moyenne mobile sur les cinq années précédentes, cette durée correspondant très grossièrement à l’âge moyen du parc. On le verra, cette pondération ne suffit pas à gommer les accidents statistiques : mais utiliser une moyenne mobile calculée sur une durée plus longue faisait courir le risque inverse, celui de masquer des évolutions plus fines, mais intéressantes.
Ainsi, on obtient donc, avec une base 100 en 1972, une représentation graphique de l’indice d’évolution de la mortalité relative à la moyenne mobile des immatriculations sur les cinq années précédentes pour les motocyclistes, et pour les automobilistes. Cet indice se déploie sur une période qui dure plus de quarante ans, entre 1965 et 2007, année des derniers résultats connus.

Alors, s’il fallait commenter ce diagramme d’une seule phrase, n’en retenir donc que le trait le plus saillant, son enseignement serait simple : sur le long terme, entre 1965 et 2007, soit plus de quarante ans, on ne constate aucune différence significative entre l’évolution de la mortalité routière relative à l’exposition au risque chez les automobilistes, et chez les motocyclistes. Avec une base 100 en 1972, pour les automobilistes, on atteint en 2007 l’indice 18,5, et leur mortalité relative a donc été divisée par cinq. Avec une base 100 en 1972, pour les motocyclistes, on atteint en 2007 l’indice 20, et leur mortalité relative a donc été divisée par cinq. Naturellement, dans le détail, il faudra être un petit peu plus précis, et expliquer en particulier l’évolution extrêmement accidentée de la courbe des motocyclistes, avec cet indice qui remonte fortement entre 1967 et 1972, s’effondre ensuite jusqu’en 1981 avant de connaître une remontée significative jusqu’en 1989. Pour une bonne part, ces variations sont la conséquence fatale à la fois de la faiblesse des effectifs en jeu, et de leur variation très brutale, conséquence que le recours à la moyenne mobile ne suffit pas à tempérer. Au demeurant, on reste totalement libre de choisir le mode de présentation que l’on souhaite, les données nécessaires étant disponibles ici. Si l’indice monte entre 1967 et 1972, c’est parce que le nombre des morts, au plus bas en 1967 avec 184, remonte ensuite plus vite que la moyenne des immatriculations, pour atteindre le chiffre de 700 en 1972. Et alors que, avec 9 276 tués, cette année marque le pic de mortalité pour les automobilistes, il n’en va pas de même pour les motocyclistes, puisque les chiffres continueront à augmenter jusqu’à atteindre 1 059 victimes en 1980. Et pourtant, c’est durant ces années-là que l’indice de mortalité connaît sa baisse la plus marquée. C’est que, au même moment, les immatriculations explosent : on passe de 11 838 unités en 1967 à 61 106 en 1972, avant d’atteindre les 136 399 ventes en 1980, un record qui ne sera pas battu avant 1997. Si l’on compte en 1980 5,7 fois plus de tués qu’en 1967, on dénombre également 11,5 fois plus d’immatriculations : la mortalité relative, en d’autres termes, a été divisée par deux. On manquerait à tous ses devoirs en ne se demandant pas pourquoi.

facteurs explicatifs

Sans doute faut-il ne pas trop rechercher de comparaison avec la situation des automobilistes, tant la brutalité des évolutions dans cette période qui court jusqu’en 1980 peut-elle largement s’expliquer par les facteurs techniques évoqués plus haut. Il n’en reste pas moins que, au moment où, en juillet 1972, Christian Gérondeau prend place dans le fauteuil tout juste créé de Délégué Interministériel à la Sécurité Routière, la mortalité a déjà commencé à baisser ; la baisse s’accroît lorsque, entre juin 1973 et août 1975, les premières contraintes, limitations de vitesse, port du casque, obligation d’allumage diurne des feux de croisement, entrent en vigueur. Pourtant, en dehors de l’allumage des feux, qui améliore la visibilité des deux-roues, mais n’intervient qu’en août 1975, on peut parfaitement postuler que, pour l’essentiel, ces mesures n’ont guère eu d’effet. On voit mal comment la simple limitation de vitesse, alors dépourvue de possibilités de contrôle, peut produire des effets sur cette population que l’on dit rebelle. Et l’obligation de port du casque a sans doute eu des conséquences pour les jeunes usagers de vélomoteurs, ces 125 qu’ils pouvaient alors conduire dès seize ans, mais beaucoup moins sur les motards, déjà convertis, et nécessairement pratiquants. Sans doute l’amélioration des infrastructures, l’aménagement des carrefours, la suppression des points noirs prend-elle, en particulier pour ces motards si sensibles à l’état du terrain, une importance qui perdure aujourd’hui : mais il n’en sera pas question avant 1981, avant le remplacement de Christian Gérondeau par Pierre Mayet et le lancement, l’année suivante, du programme REAGIR. Ce qui a compté, en fait, c’est ce qu’on ne voit pas, et qui découle directement du développement d’un nouveau marché, des machines neuves, ces japonaises modernes et fiables équipées de freins à disques, des équipements originaux, comme le casque intégral qui apparaît alors et remplace le pitoyable bol des générations précédentes, les améliorations constantes qu’apporte une concurrence efficace puisqu’elle s’exerce désormais sur un marché rentable qui permet d’investir et de développer des techniques nouvelles, et, plus encore peut-être, la croissance du nombre des motos qui à la fois oblige les automobilistes à la cohabitation, et les habitue à cette présence d’un véhicule radicalement différent du leur, tout ce qui, en somme, est, directement ou pas, produit par le monde de la moto et lui seul, sans aucun concours extérieur, ne serait-ce que celui d’une TVA à taux réduit sur ces équipements de sécurité. Et de tout cela, le Délégué Interministériel ne sait rien puisque, ne prenant en compte que le bilan des victimes, il s’acharne à imaginer ces solutions qui endigueront la marée des nouveaux motards en les privant de leurs machines, et que, à cette fin, et contre l’avis même de ses services techniques, il met au point son arme absolue, le nouveau permis, qui entrera en vigueur le premier mars 1980.

Celui-ci, il faut le rappeler, prévoit la disparition des 125 au profit d’une catégorie nouvelle, les 80 cm³ dont la vitesse est bridée à 75 km/h, accessibles à partir de seize ans avec le permis A1. Quant aux motos, elles sont scindées en deux avec une cylindrée pivot, la 400 cm³ : en dessous de la limite, le permis A2 suffit ; au-dessus, il faut passer le A3, plus difficile. Mais, dès dix-huit ans, on peut tenter d’obtenir l’un ou l’autre permis, qui donne ensuite accès à une machine qui ne connaît d’autre restriction que celle de sa cylindrée. En d’autres termes, à partir de mars 1980, à seize ans, on doit faire un choix : soit on passe le A1 et l’on peut alors acheter une sorte de gros cyclomoteur dont la vitesse maximale est inférieure de 15 km/h à celle des poids-lourds, soit on attend d’en avoir dix-huit pour passer le permis moto. Comme le montre le graphique suivant, l’hésitation fut brève :

Après la très forte hausse de 1979, anticipant la réforme, la part des permis A1, jusqu’alors bien plus nombreux que les permis A, s’effondre, et ne remontera plus. Leur stratégie d’adaption a bel et bien conduit les postulants à sauter l’étape indispensable de la 125, cette machine d’initiation qui avait presque tout d’une vraie moto, et à entrer de plein pied, armés du seul bagage de leur permis, dans la cour des gros cubes. C’était l’époque de la 350 RDLC, comme le rappelle Manuel Marsetti dans Chronique d’une utopie en marche : « Réponse directe des constructeurs japonais au permis 400 cm³ de Christian Gérondeau, en vigueur jusqu’en janvier 1985, la 350 RDLC est une véritable fusée, dont le poids ne dépasse pas 130 kilos, mais dont le compteur flirte allègrement avec les 200 km/h. Pour le délégué Philippe Duchêne, « c’est la première vraie sportive, une grosse évolution sur le plan technique. Les mecs passaient directement à ça, n’avaient jamais rien eu avant. C’était forcément catastrophique ». A Grenoble,  » les dix-huits premiers modèles ont fait dix-huit morts », grimace Philippe Guieu-Faugoux. » (Marsetti, Chronique d’une utopie en marche, 2003, p. 78-79). La période qui s’étend de 1982 à 1991 sera donc la seule durant laquelle, globalement, la mortalité augmente alors que le nombre d’immatriculations se tasse, une évolution que l’indice reflète. Le nouveau permis de Christian Gérondeau n’a pas tué la moto : il a juste tué des motards.

En redonnant aux plus de dix-sept ans l’accès aux 125, la réforme de 1985 ne modifiera pas grand chose. De la même façon, la dernière évolution règlementaire en date, celle du 1er juillet 1996 qui, d’une part, limite à 34 cv la puissance des machines que peuvent conduire les jeunes motards et, d’autre part, signe le plein retour d’une catégorie 125 de nouveau accessible à seize ans, ou à vingt ans pour les titulaires du permis auto, ne semble pas entraîner de conséquence significative. Pourtant, à la différence de la période 1981-1988, la part de marché des 125 s’accroît alors, au point qu’il se vende aujourd’hui autant de MTL que de MTT. Le retour des automobilistes, motards sans formation sur des machines simples d’accès, ne semble pas produire d’effets particuliers. Mais il faudrait là une analyse plus fine que celle que permet ce simple graphique, qui suivrait par exemple l’évolution de la répartition entre 125 et cylindrées plus importantes, répartition que l’on connaît depuis 1981 grâce à un autre document du Ministère des Transports, le Marché des véhicules. Il faudrait aussi étudier d’autres causes, voir par exemple si le progrès principal de ces dernières années, l’amélioration de la sécurité passive des automobilistes, en plus de ne concerner qu’eux-mêmes, n’a pas produit d’effets pervers au détriment des usagers vulnérables. Mais ces données, en tout cas, suffisent à juger de l’efficacité des politiques de sécurité routière relatives à la moto. Si rien de particulier ne semble expliquer la décrue régulière et parallèle de l’indice, pour les automobilistes comme pour les motocyclistes, si, par exemple, ce qui n’étonnera personne, on ne perçoit absolument aucun effet de l’interdiction des machines de plus de 100 cv, si, probablement, la cause principale de cette évolution favorable est à rechercher dans la banalisation du deux-roues, comme le prouvent les exemples croisés de la Grande-Bretagne, ce pays réputé pour sa sévérité, et de l’Italie, à laquelle on prête des vertus diamétralement opposées mais qui, très grossièrement, recensant dix fois plus de deux-roues que la Grande-Bretagne, ne compte que deux fois plus de morts, on peut au moins dresser un bilan des années Gérondeau. Archétype de l’interventionniste autoritaire, prototype du technocrate à idées fixes, le premier Délégué Interministériel, déniant aux citoyens le libre choix de leur véhicule lorsque ceux-ci optaient pour cette moto qu’il souhaitait voir disparaître, refusant de prendre en compte ces données dont il disposait pourtant, et dont on a vu à quel point elles montraient, durant ces années 70, l’amélioration spectaculaire de la sécurité des motards, n’a su que lancer une politique prohibitionniste dont on a pu constater les conséquences désastreuses. Alors, on se permettra de finir sur une apostrophe aux pouvoirs publics : si, vraiment, votre souhait sincère est de voir baisser l’accidentalité des motards, si, pour des raisons de coût, il ne vous est pas possible de mettre plus vigoureusement en oeuvre des politiques spécifiques mais pareto-optimales telles le doublement des rails de sécurité, alors, au moins, ayez-en le courage, ne faites rien.

l’aveuglement ethnocentriste

Un peu à l’image d’un archéologue déblayant méticuleusement son terrain de fouilles avant d’entamer l’analyse de ses trouvailles, un travail sociologique valide ne peut faire l’économie d’une remise en cause de ces prénotions relevant parfois du discours savant, et de ce que le discours savant doit parfois au sens commun, qui viennent enrober son objet d’étude d’une gangue d’interprétations faciles, mais fausses, dont il faut avant tout le dégager. En négligeant ces précautions indispensables, un travail de recherche se condamne à ne rien révéler d’autre que les préjugés ethnocentristes de son auteur. Tel est bien le cas avec celui que l’on va analyser ici, entrepris sous l’égide de l’INRETS, et qui possède deux propriétés extrêmement rares pour cet institut bien secret, puisqu’il se trouve être disponible en ligne, et s’intéresser aux motards.

Il peut paraître singulièrement vaniteux, ou particulièrement audacieux, de s’attacher à critiquer un travail qui relève d’une discipline, la psychologie cognitive, dont on ignore tout. Et, en effet, il n’y aura pas lieu de se prononcer sur la pertinence de la recherche elle-même comme de ses conclusions. Mais puisqu’elle utilise, à côté d’un dispositif de laboratoire sans doute propre à la psychologie, des techniques assez banales dans l’univers des sciences humaines, questionnaire, échantillon, qu’elle cite en référence un certain nombre de travaux censés relever du domaine de la sociologie, qu’elle s’appuie aveuglément sur des données statistiques dont on a maintes fois remis la validité en cause, et qu’elle emprunte quelques éléments à l’univers motard, éléments choisis pour des raisons aussi précises que scientifiquement injustifiables, quelques-unes des défaillances méthodologiques qui caractérisent ce mémoire pourront être relevées, et commentées. Mais son utilité principale sera de servir de matériau d’analyse, et de permettre ainsi de reconstruire les prénotions qui sont au principe de son élaboration, prénotions qui ont toutes les chances d’être largement partagées dans les différents organismes de recherche traitant de sécurité routière, et de perdurer aussi longtemps que le simple fait de rouler à moto conservera, au yeux des autorités, son caractère fondamentalement illégitime.

l’appareil théorique

Cet objet est un mémoire de M2 recherche soutenu en 2006 à l’Université de Lyon 2, par une étudiante aujourd’hui doctorante au sein du LESCOT, un des laboratoires de l’INRETS. Il s’agit d’étudier, au moyen d’un dispositif de laboratoire dans lequel 21 motards seront impliqués, leur conception du risque tel qu’elle ressort en particulier de leurs réactions à des séquences vidéo illustrant un danger routier potentiel, et de leurs réponses à un questionnaire comportant 36 questions, presque toutes fermées. Les hypothèses qui fondent ce volet expérimental sont explicitées dans la première partie du mémoire : on trouve là une justification théorique se référant à des modèles psychologiques, une revue des statistiques disponibles, extraites en particulier de l’édition 2003 de cette brochure de l’ONISR que l’on a déjà beaucoup commentée, et une présentation du « point de vu (sic) des sociologues », « sociologues » dont il se trouve que l’on a, déjà, aussi parlé. Car toute la culture sociologique de notre étudiante se résume aux seuls travaux de Frédéric Völker et François Oudin, sociologues ni l’un ni l’autre puisque le premier est l’auteur d’un simple mémoire de maîtrise, le second doctorant en ethnologie, et très porté sur l’anthropologie, et qu’ils se caractérisent tous deux par une commune démarche, dans laquelle un terrain qui n’est jamais détaillé mais dont on devine qu’il se limite à une expérience personnelle et singulièrement brève sert de support et de piètre justification à un défilé de stéréotypes, démarche, au fond, assez proche de celle de notre étudiante en M2. Il existe, pourtant, même si leur nombre est dérisoire, d’authentiques travaux sociologiques et ethnologiques consacrés aux motards : mais il faut, pour y avoir accès, entreprendre une vraie recherche bibliographique, voire s’abandonner aux bons soins du SUDOC. Il est, évidemment, bien plus pratique, et sans doute largement suffisant, de se contenter de Google, et des ressources accessibles en ligne.

Une autre justification théorique laisse immédiatement apparaître sa faiblesse : ce travail, on l’a dit, repose entièrement sur la participation d’un effectif de motards limité à 21 individus, ce qui, en soit, n’a rien d’anormal. On est bien placé pour savoir que les contraintes physiques qu’imposent ces journées qui ne comptent que 24 heures limitent fortement l’ampleur que peut prendre le travail solitaire de quelques mois que représente un mémoire de M2. Nécessairement, on ne pourra étudier qu’une infime fraction de la population concernée, et fournir un mémoire qui n’aura aucune prétention en matière de représentativité, et dont les conclusions ne sauraient en aucune façon être généralisées. Tel n’est pourtant pas le cas ici, comme le révèle cette référence systématique aux « motards » en tant que catégorie globale, globalisation parfaitement abusive mais justifiée par le recours à une taxinomie particulière dans laquelle interviendront trois groupes censés présenter des attitudes cohérentes à l’égard du risque, et fournir une image pertinente du monde motard dans son ensemble, les « utilitaristes », les « bikers » et les « sportifs », ainsi classés en particulier grâce au type de moto qu’ils utilisent. Cette taxinomie trouve sa seule justification théorique dans un sondage réalisé par la SOFRES pour la Sécurité Routière, lequel, par un processus typique des études de marché, invente les catégories de motards « pragmatistes », « hédonistes », « désimpliqués », « fous du guidon » ou « motards du dimanche ». Reprendre une telle taxinomie dans un travail scientifique, et croire à ses vertus descriptives et prédictives, s’apparente, au fond, à la démarche par laquelle les premiers ethnologues classaient ces populations alors qualifiées de primitives, et aussi radicalement étranges qu’incompréhensibles.

le dispositif expérimental

En s’attachant maintenant au dispositif de laboratoire mis en oeuvre, et en laissant de côté la question de la généralisation abusive de ses résultats, on découvre rapidement un autre biais, plus anecdotique celui-là. Il découle d’une caractéristique sans doute fatale des séquences vidéos qu’il utilise, et qui présentent des situations de circulation routière dans lesquelles les motards volontaires sont supposés trouver un risque auquel ils doivent réagir : mais, tournées à bord d’une voiture, et destinées à des automobilistes, leur pertinence à l’égard de la moto se trouve souvent prise en défaut. Ainsi en est-il, comme l’auteur du mémoire le reconnaît elle-même, de cette vue montrant une rue qui se rétrécit progressivement, la voie opposée étant occupée par un poids-lourd. Sans doute une telle situation est-elle problématique pour un automobiliste ; pour une moto, par contre, avec sa largeur inférieure à 80 cm, sans aucune difficulté, ça passe. A contrario l’auteur, en commentant une autre séquence, n’a aucunement conscience de l’erreur d’analyse qu’elle commet en qualifiant de dangereuse une situation de dépassement, alors même que les caractéristiques physiques propres à la moto, sa faible largeur et ses considérables capacités d’accélération, en limitant la durée du dépassement comme l’empiètement sur la voie opposée, réduisent fortement, par rapport à une automobile, le risque de la manoeuvre. Appliquer sans nuance à un motard ce qui n’a été conçu que pour un automobiliste ne révèle rien d’autre que ce sempiternel biais ethnocentriste, et ce refus de fournir les efforts comme les financements nécessaires à une authentique connaissance des motocyclistes.

Il reste, enfin, à attaquer le plat de résistance : le questionnaire. On sait à quel point cette technique peut, cachée sous les apparences de neutralité axiologique et de scientificité qu’un public peu formé, et peu informé, lui prête bien trop généreusement, se contenter de n’être qu’une vulgaire contrebande de pacotille, et combien le choix des questions, leur ordre, et leur intitulé en disent, pour parapharaser Patrick Champagne, bien plus sur ceux qui les conçoivent que sur l’objet qu’elles sont censées appréhender. Et, indubitablement, le questionnaire rédigé par notre chercheuse offre un exemple presque caricatural du genre, en particulier par son recours extensif au personnage central de la pièce, et du mémoire, le Prince Noir. Dans les 139 pages, annexes comprises, que compte ce travail, le nom du chevalier des ténèbres revient pas moins de 77 fois, et il apparaît dans 19 des 36 items que compte le questionnaire. Et pourtant, contrairement aux affirmations de l’auteur, qui prétend qu’il s’agit d’un « véritable mythe vivant au sein des motocyclistes, adulé ou détesté mais toujours respecté. », ce nom est aujourd’hui à peu près inconnu dans un univers motard sans doute plus riche en références à la Black Prince qu’au Prince Noir, comme peuvent, par exemple, en témoigner les vaines recherches que l’on fera sur des forums aussi courus que le généraliste Repaire des Motards, tout comme chez les sportifs Fazermen, ce qui s’explique sans doute assez facilement, ses exploits remontant à 1988.

À l’usage des jeunes générations, il convient donc de rappeler que l’on parle ici d’un motard pilotant une Gex et qui, en 1988, a enregistré en vidéo son tour du périphérique parisien accompli en à peine plus de 11 minutes, séquence ensuite vendue à La Cinq, chaîne de télévision à l’époque propriété de Robert Hersant et de Silvio Berlusconi et friande de ces vidéos à scandale propres à confirmer son public populaire dans son rejet de tout comportement socialement déviant. Il semble, en d’autres termes, assez difficile de comprendre par quel cheminement une telle attitude, à la fois extrême et servilement intéressée, a pu, pour une chercheuse même profondément ignorante des plus ordinaires propriétés de son objet d’étude, sembler assez significative pour lui pour servir d’étalon. Au fond, c’est un peu comme si Metéo France abandonnait, dans ses relevés de température, le degré centigrade au profit du kelvin : cela rendrait la vie quotidienne plus difficile, mais les effets du réchauffement climatique bien moins inquiétants.

On laissera au lecteur le soin d’apprécier par ailleurs l’extrême naïveté de ces questions relatives au Prince Noir, telle celle où l’on demande aux motards de l’échantillon s’ils ont déjà roulé en interfile sur le périphérique : même si les répondants résident à Lyon, le taux de réponses positives a sans nul doute affolé la chercheuse. On se perdra par ailleurs en conjectures en imaginant comment diable on peut exploiter les réponses par oui ou non à des questions du style : « il faut avoir du feeling pour être un bon motard », ou, plus loin, au milieu d’un talon assez standard, le « pensez-vous être un motard dans l’âme ? », questions par ailleurs privées de la moindre explicitation des notions en question. On regrettera, par contre, que la question « avez-vous déjà eu des accidents corporels à moto ? » ne soit pas accompagnée de la moindre tentative d’obtenir une description des circonstances de, ou plutôt des puisque le singulier ne semble pas de mise, l’accident en question, tant on devine aisément quelle exploitation biaisée peut être faite du taux de réponses positives.

l’ethnocentrisme au travail

Ce qui semble, en fait, le plus intéressant dans ce mémoire, c’est de le prendre comme objet d’étude, et de voir en lui un révélateur aussi bien des pratiques en usage dans le milieu universitaire où il a été produit, que des prénotions inconscientes qui habitent aussi bien son auteur que les chercheurs et enseignants qui l’ont encadrée. En agissant ainsi, on tombera bien sûr dans le piège de la généralisation abusive dénoncé plus haut : aussi faut-il ne voir là que quelques notes superficielles, et quelques spéculations hâtives.

Il faut d’abord s’attacher, dans ce qu’elle a d’essentialiste, à cette démarche qui ne se contente pas de postuler l’existence de cette espèce bizarre, difficile à comprendre, à l’évidence fort différente du reste du genre humain, mal connue mais pourtant familière puisqu’on la croise tous les jours sur la route, le motard, mais qui, en plus, en dresse la taxinomie. Cette taxinomie aura un seul but : classer les 21 participants à ce travail de recherche en fonction d’un seul critère, le risque, et les ranger dans trois catégories dichotomiques censées posséder des attitudes homogènes à l’égard de ce même critère. On comprend que, dans un institut spécialiste des questions des sécurité, cette notion de risque soit centrale, alors même qu’elle paraîtra banale, voire anodine, pour un motard ordinaire dans sa pratique quotidienne. On comprend beaucoup moins pourquoi cette notion, parce qu’il s’agit ici de motards, doit, d’une part, être étudiée d’une façon qui n’a probablement rien à voir avec celle que l’on emploie pour les automobilistes, et, d’autre part, être étalonnée en référence à une pratique qui n’est pas seulement extrême, mais presque suicidaire, et à propos de laquelle, afin de justifier de son emploi, la chercheuse multiplie des affirmations gratuites qui montrent combien elle ignore tout du milieu qu’elle étudie, et à quel point cette ignorance ne présente absolument aucun obstacle pour son travail.

Ainsi, il existe deux excellentes raisons de ne pas faire du Prince Noir la référence d’une étude scientifique, distinctes l’une de l’autre mais dont chacune suffit à sa disqualification. Une référence, surtout quand, comme c’est ici le cas, elle est unique et constamment mobilisée, joue nécessairement le rôle d’une norme, ce pourquoi on ira en principe la chercher du côté de la moyenne, et pas d’une exception qui relève ici de l’aberration statistique. De la part d’un chercheur un comportement aussi inhabituel, et imprudent, ne s’explique que par la prégnance d’un sens commun savant, que la chercheuse partage avec son entourage, sens commun à cause duquel elle ne se rend pas compte que son étude, loin de dire quoi que ce soit sur la conception que les motards ont du risque, révèle au contraire à la fois à quel point il lui est impossible d’aborder cet objet de façon neutre, sans le remplir de ses préjugés, et combien cette démarche, dans le milieu universitaire où elle évolue, ne trouble personne.

Le Prince Noir, d’autre part, n’est nullement le produit d’un groupe dont il représenterait les pratiques habituelles dans leur composante extrême, mais n’existe que pour fournir un sujet à scandale à une télévision qui, en la matière, possède un lourd passé, passé que l’on peut suivre jusqu’en 1987 avec Moi Je, émission produite pour Antenne 2 par Pascal Breugnot et qui a inauguré la mise en scène télévisuelle de l’exhibition narcissique camouflée en « sujet de société ». Dans un reportage intitulé « Motos kamikaze », l’édition du 6 mai montrait ainsi trois amateurs de très haute vitesse, dont l’un se vantait d’avoir accompli un tour du périphérique en moins de 11 minutes, soit mieux que le Prince Noir, et un an plus tôt. D’Antenne 2 à M6 et à travers les décennies, le biais est constant, et la moto n’intéresse les télévisions qu’au travers des comportements extrêmes, tout comme elle n’intéresse généralement les sociologues que sous l’aspect des gangs de bikers hors-la-loi, en tant, donc, que sous-catégorie d’une sociologie de la délinquance. Comprendre pourquoi, lorsqu’une télévision à scandales recherche une population à stigmatiser au yeux du grand public et au nom des risques inconsidérés que prennent certains de ses membres, elle va toujours chercher les motards, ou plus largement aujourd’hui les utilisateurs de deux-roues motorisés, et jamais les skieurs, les parachutistes, les alpinistes ou les plongeurs sous-marins, représente indubitablement un intérêt sociologique. Par contre, y rechercher un exemple appelé à jouer un rôle fondamental en tant que comportement représentatif dans un travail à prétention scientifique revient à abandonner à cette même télévision le choix de ses objets d’études, donc en faire, en quelque sorte, son directeur de recherche, et implique de réaliser une si considérable quantité de mutations, de l’extrême au banal, du spectaculaire au scientifique, du préjugé de sens commun au discours savant, que la science s’y perd corps et biens.

Même s’il est hautement problématique de porter un jugement sur une discipline étrangère, même si, en agissant ainsi, on risque de tomber soit-même dans l’etnocentrisme, il faut quand même dire un mot du dispositif de laboratoire employé ici, et dont on a déjà relevé certains aspects fortement contestables. Il semble quand même étonnant de tirer des conclusions sans nuance des déclarations, et seulement des déclarations, d’une population à la fois extrêmement petite, privée de toute représentativité, et qui paraît avoir été constituée au gré des circonstances, par exemple en entrant en relation avec les salariés d’une grande entreprise grâce à un lien familial. On cherchera en vain la moindre tentative de valider ces résultats par une petite expérience de terrain, ne serait-ce qu’une participation, en tant que passagère, à ces sorties dominicales en groupe durant lesquelles on frôle la mort à chaque seconde. Le récent rapport Gisements de sécurité routière consacré aux deux-roues motorisés considérait, à la page 204, dans le chapitre relatif à la formation, que « L’idéal serait qu’un candidat au permis B (auto)  soit mis en situation, même brièvement, en temps que passager d’un deux-roues motorisé ». A défaut du grand public, on pourrait au moins attendre qu’une telle contrainte soit imposée à tous les chercheurs, dans quelque discipline que ce soit, qui ont à traiter de la question, avec comme objectif premier, et charitable, de leur éviter d’être ridicules.

Le fait, a contrario, que cette étude récuse par ailleurs le recours à toute espèce de critère sociométrique, puisque, même si l’âge, le sexe et la profession de ses motards sont connus de la chercheuse, elle ne fait aucun usage de ces pauvres données, et n’utilise pas d’autre variable explicative que sa taxinomie, se révèle particulièrement significatif. En effet, utiliser, comme lorsque l’on s’intéresse aux automobilistes, comme avec les recherches des sociologues, les critères du sexe, du milieu social, et, surtout, de l’âge, pour expliquer des comportements sociaux fait courir un risque, celui de transformer le motard en un individu banal, pas meilleur qu’un autre, mais pas pire non plus, donc de légitimiter ce moyen de transport dont l’utilisateur se trouve, en effet, bien plus vulnérable qu’un autre aux conséquences d’un accident.
L’ethnocentrisme ici en oeuvre joue un double rôle : il est à la fois l’acteur d’une recherche qui peut, ainsi, chercher, et trouver puisqu’elle s’est intégralement organisée dans ce but, chez le motard sa nature fatale d’amateur de risque, et le moteur inconscient qui permet d’agir ainsi sans que le moindre doute ne vienne perturber la démarche de la chercheuse. Ce travail constitue une démonstration de la façon dont, même dans ses constructions savantes, et à cause de la présence persistante, et à tous les niveaux, de cet ethnocentrisme dont, par définition, ceux qui en sont victimes ignorent tout, le discours public relatif aux motards se trouve privé de pertinence, et un exemple de ces recherches qui, ne trouvant au bout du compte que les préjugés qu’elles ont apporté dans leurs hypothèses, n’étudiant que les dispositifs qu’elles ont constitués afin qu’ils soient étudiés, se révèlent profondément inutiles. Mais sans doute notre étudiante a-t-elle fait exactement ce que l’on attendait d’elle, en produisant ce travail purement idéologique, et absolument pas scientifique.

la manifestation

Que seuls les motards manifestent à moto n’est que la première des constatations triviales que l’on peut faire en s’intéressant à leur recours, d’abord inorganisé et incontrôlé, puis de plus en plus encadré avec l’acquisition progressive par la FFMC de l’ensemble des pratiques, connaissances et relais nécessaire à la production de ce que Pierre Favre appelle des manifestations routinières, à ce moyen d’expression politique dont la banalité même aurait pu faire échec à l’analyse. Car, si l’on fait abstraction de leur caractéristique principale, le fait qu’elles se déroulent à moto, ces démonstrations semblent au premier abord étonnamment proches des ordinaires défilés revendicatifs : elles sont régulières, puisqu’on en compte au moins une à deux par an, et qu’il ne se passe pas d’année sans manifestation motarde, elles se déroulent selon un parcours déterminé, préalablement déclaré aux autorités compétentes, et elles comprennent presque toujours quelques actions annexes, discours, mises en scène, lâchers de ballons ou destructions de fausses contraventions, actions empruntées au traditionnel répertoire de la manifestation syndicale.
A contrario, elles se distinguent fondamentalement des actions menées par d’autres groupes qui, eux aussi, manifestent avec un véhicule, routiers, ambulanciers, chauffeurs de taxis, voire, tout récemment, la catégorie en devenir des motos-taxis. Professionnels aux commandes de leur outil de travail, et souvent indépendants, donc propriétaires de celui-ci, les actions de ces catégories d’acteurs sont en effet à la fois grève et manifestation, ce qui explique, d’une part, qu’elles soient exceptionnelles et, d’autre part, qu’elles aient généralement pour objectif d’exercer une pression politique avec un but précis, et qu’elles puissent donc se répéter aussi longtemps que ce but n’est pas atteint, ou que l’échec de la revendication n’est pas accepté.

Rien de tel chez les motards ou, pour être plus précis, dans les manifestations organisées par la FFMC. Là, c’est un groupe social qui manifeste, et pour lequel, comme on le verra plus loin, le défilé est l’une des occasions d’affirmer, en plus de ses revendications particulières, son existence en tant que groupe spécifique. Et cette manifestation emploiera un répertoire d’action élaboré au cours du temps, largement original, notamment parce que des contraintes techniques triviales interdisent le recours aux méthodes des manifestants à pied, méthodes que l’on va détailler en particulier grâce à l’analyse des deux principales manifestations parisiennes de l’année 2007, celle du 15 avril, de portée générale, et celle du 14 octobre, dont l’objectif, protester contre l’interdiction faite aux deux-roues motorisés d’emprunter le tunnel qui, reliant Versailles à Rueil-Malmaison, marquera la fin des travaux de l’autoroute circulaire A 86, intéressait essentiellement la grande région parisienne. Comme toujours à Paris, ces défilés sont organisés un dimanche après-midi ; et comme cela arrive parfois, lors de ces deux dimanches, il a fait très beau voire, en avril 2007, très chaud. Personne ne conteste qu’il s’agisse là d’une condition indispensable au plein succès d’une manifestation motarde.

rassemblement et défilé

Très tôt dans l’histoire d’un mouvement né à la toute fin des années 70, le processus spécifique de la manifestation motarde s’est cristallisé. D’une certaine façon, sa contrainte première et indépassable découle de la statique : puisque l’on défile sur un véhicule qui n’est pas stable en dessous de 20 km/h, la vitesse moyenne de la démonstration sera plus élevée, donc bien supérieure à celle des ordinaires manifestations pédestres. Elle durera donc beaucoup moins longtemps, tout en parcourant plus de kilomètres. L’occupation de l’espace public, donc la gêne causée à ses usagers, sera, sauf exception, bien moindre, et le sera d’autant moins que, même à Paris, le nombre des manifestants ne dépassera jamais quelques milliers : le mouvement motard se trouvera donc toujours privé de ce moyen de pression, à la fois physique et symbolique, du grand nombre des participants, manque qu’il lui faudra bien compenser, partiellement, d’une autre manière. Même s’ils ne réunissent jamais plus de quelques milliers de manifestants, les défilés motards nécessitent par contre, lors du rassemblement préalable, de monopoliser une surface assez considérable : souvent utilisé dans les premières années du mouvement, le lieu de rendez-vous du Champ de Mars, avec sa dimension symbolique, a cédé la place à l’esplanade du château de Vincennes, un parking qu’il appartient aux militants, quelques heures avant le début du parcours, d’occuper. Très tôt aussi, l’heure de départ des manifestations parisiennes a été fixé à 15 heures ; cet horaire pour le moins inhabituel permet pourtant à la fois, si l’on tient compte de la brièveté d’un défilé qui durera rarement plus de deux heures, de procéder à la manifestation, et de permettre aux participants, évidemment tous venus par leurs propres moyens, et à moto, d’accomplir dans la journée un trajet aller et retour qui peut être assez long, et donne donc aux manifestations parisiennes un large rayonnement : ainsi, la manifestation du 14 octobre, portant sur un thème pourtant assez local, a-t-elle vu des participants venus d’Orléans, Rouen ou Compiègne.

Par rapport à une manifestation classique, le répertoire des moyens d’expression auxquels les motards peuvent recourir se révèle par ailleurs extrêmement limité. Si l’on remarque toujours la présence d’un camion équipé d’un matériel de sonorisation, et d’un seul, l’unique banderole qui ouvrait autrefois les défilés a aujourd’hui disparu. En effet, dans la mesure où il est difficile à un motard de tenir autre chose qu’un guidon, la banderole relevait de la responsabilité des passagers de side-car : en plaçant deux motos attelées côte à côte en tête de cortège, on pouvait faire porter une banderole par les passagers ; mais la disparition progressive des side-cars, dont les effectifs ne cessent de diminuer dans un parc de motocycles en croissance continue, ne permet plus de compter sur cet unique recours à l’expression écrite. Il ne reste alors plus qu’une seule ressource, que l’on peut, fort heureusement, mettre à contribution sans aucun ménagement : le bruit. En plus des moteurs, des avertisseurs sonores, des sifflets et des sirènes que certains apportent, les limiteurs de sur-régime donnent aux manifestations motardes une signature sonore incomparable. Ces dispositifs, qui visent à protéger, en coupant leur allumage, les moteurs lors d’accélérations trop intenses risquant de les entraîner dans la zone rouge, provoquent des détonations très bruyantes. On comprend alors que les modes d’expression traditionnels, slogans, chansons, fanfare, n’aient pas lui d’être dans un environnement sonore qui se caractérise essentiellement par son intensité, le camion son n’étant pas employé lors du défilé lui même, mais à l’occasion des pauses durant lesquelles, moteurs coupés, on écoute les interventions des responsables, ainsi que lors des discours qui précèdent le départ.
Pas de banderole, pas de slogan, une communication sonore non verbale qui se limite à produire le plus de bruit possible : on le voit, la capacité à exprimer des revendications précises lors d’une manifestation motarde semble de prime abord extrêmement réduite.

Pourtant, il n’en est rien. D’une part, la manifestation ne représente que l’un des modes d’inscription, et le plus général, de la revendication motarde dans l’espace public, l’autre, lui aussi très tôt cristallisé sous le qualificatif d’action, portant des réclamations plus ponctuelles et plus expressives, et méritant un développement séparé. D’autre part, la scénographie de la manifestation démontre une capacité, que seuls les motards exploitent, à inscrire dans l’espace public, de la façon même dont celle-ci se déroule, sa justification. Car, diamétralement à l’opposé des parcours syndicaux, traditionnels et répétitifs, dans le style Bastille – Nation, les défilés motards sont toujours originaux, par leur parcours, par leurs inflexions, par leur agencement, au point que leur préparation donne lieu à un véritable concours d’idées. Et puisque l’essentiel de la revendication s’exerce contre les pouvoirs publics, et conteste de multiples manières la ligne politique que ceux-ci appliquent à la moto, les défilés sont, entre autres, l’occasion de protester par l’exemple contre cette politique, en démontrant son absence de pertinence. Ainsi, la manifestation nationale du 15 avril 2007, une semaine avant le premier tour des élections présidentielles, prenait à Paris une couleur particulière, avec des revendications spécifiques : contre la Préfecture et sa pénalisation de la « remontée entre les files » pratiquée, en particulier sur le Boulevard périphérique, par les deux-roues, contre les « espaces civilisés » de l’adjoint au maire chargé des transports, le Vert Denis Baupin, dans lesquels la place laissée aux véhicules individuels est drastiquement réduite. Parti de l’esplanade du château de Vincennes, le défilé a ainsi emprunté le Boulevard périphérique entre la porte Dorée et la porte de Pantin, en se déployant de telle sorte que chaque moto occupait le même emplacement qu’une voiture, en roulant au milieu des voies. Ainsi, on montrait d’une part l’importance de l’espace qui serait inutilement occupé si les deux-roues se comportaient, selon la règlementation, comme des automobiles et, avec plusieurs milliers de participants, on fournissait d’autre part l’occasion de clichés spectaculaires, du haut des viaducs franchissant le périphérique. Le défilé emprunta ensuite l’avenue Jean-Jaurès, et plus tard le boulevard de Magenta, deux artères remodelées selon les normes de « l’espace civilisé » et difficiles à parcourir avec leur gabarit réduit, leur dessin sinueux et la prolifération d’obstacles et de bordures qui les rendent particulièrement dangereuses pour les deux-roues. Arrivé place de la République, une première pause sera l’occasion d’un discours et d’une opération symbolique de nature plus traditionnelle, le dépôt dans une urne d’un bulletin préalablement distribué à Vincennes, avant de rejoindre la place de la Concorde, lieu d’un second discours et emplacement souvent choisi pour la dispersion. Le 14 octobre 2007, l’ampleur comme l’objectif de la contestation étaient différents : il s’agissait, quelques mois avant la mise en service prévue du tunnel reliant Versailles à Rueil-Malmaison et clôturant l’autoroute circulaire A86, de protester contre son interdiction aux deux-roues motorisés. Le lieu de rendez-vous, l’allée des Fortifications qui longe l’hippodrome d’Auteuil et débouche sur la place de la Porte d’Auteuil, procurait à la fois l’espace nécessaire au rassemblement progressif des motards, et un accès immédiat au début du parcours, l’autoroute A13. Sur la place, le camion-son permit de retransmettre, en plus des allocutions des organisateurs, celle, tout à fait exceptionnelle, d’un élu, le vice-président socialiste de la région Ile-de-France en charge des transports, lui aussi motard, et opposé à l’interdiction. Le cortège emprunta ensuite l’A13 jusqu’à Vaucresson, où se situe l’un des points d’entrée du tunnel : après une pause et un discours, il passa par la D173, une voie sinueuse, étroite et pourvue d’une dangereuse bordure centrale en béton que poids-lourds et deux-roues devront prendre pour pouvoir ensuite de nouveau rejoindre l’A86 au débouché du tunnel, à Rueil-Malmaison, où aura lieu la dispersion.

police et service d’ordre

L’expression d’une revendication qui passe pour l’essentiel par un mode particulier d’utilisation de l’espace public ne représente pas la seule particularité des manifestations motardes. L’ordre y est en effet assuré, par un service d’ordre spécialisé dont les tâches seront bien différentes de celles que celui-ci assume dans un défilé traditionnel, et, très accessoirement, par la police, selon des modalités elles aussi particulières. A Paris, le service d’ordre rassemble des militants fiables et expérimentés, qui reçoivent une formation spécifique. Il n’y aurait là rien d’exceptionnel si sa mission visait très rarement à maintenir effectivement l’ordre, c’est à dire à contrôler les débordements éventuels des participants, voire à contrecarrer l’action d’éléments extérieurs profitant de la présence de manifestants pour se livrer à des délits divers. Car, côté manifestants, il n’existe guère de risque de débordements, ni de dégradation de biens, puisque l’on a affaire à des gens qui défilent aux commandes d’un bien dont ils sont propriétaires et qu’ils détesteraient voir dégradé, et qui ne prendront pas l’initiative d’une action violente ; de la même façon, un provocateur à pied aurait bien du mal à rejoindre un cortège de motards : il lui faudrait courir très vite, et il risquerait de se faire assez facilement repérer. Le service d’ordre de la FFMC est pourtant particulièrement solide : hiérarchisé, identifié par le port d’un gilet réfléchissant jaune, pour ses membres ordinaires, ou orange, pour les responsables qui assignent les tâches, il reçoit une formation dispensée par l’AFDM, l’association de formation de la FFMC, dans le but d’améliorer la maîtrise que ses participants ont de leur moto. Car leur travail est difficile : il consiste pour l’essentiel à assurer la fluidité et la sécurité du défilé en bloquant les carrefours pour empêcher d’éventuels automobilistes de le perturber en circulant au milieu des motards. Il leur faut donc, en permanence, remonter le cortège à allure soutenue et au milieu des manifestants, prendre position à un carrefour, bloquer les autres véhicules, laisser le défilé passer, et recommencer plus loin. Accessoirement, il peut être nécessaire de calmer tel ou tel participant, adepte par exemple du burn-out, une pratique qui consiste à faire patiner la roue arrière en accélérant tout en maintenant les freins avant bloqués, l’échauffement du pneu provoquant alors assez vite de forts dégagements de fumée ; il s’agit moins là de prévenir un éventuel danger que de sauvegarder une ligne défendue depuis toujours par la FFMC, celle d’un comportement raisonnable, à l’opposé d’une certaine image de la virilité motarde dont elle a toujours cherché à se distinguer.

En somme, on l’aura remarqué, ce service d’ordre très professionnel, exclusivement composé de militants aguerris et testés, dans leurs capacités comme dans leur fiabilité, lors d’entraînements épisodiques, a comme fonction principale d’assurer une mission qui relève réglementairement des seules prérogatives de la force publique, ou, en d’autres termes, de faire à sa place le travail de la police, travail que, faute d’effectifs, celle-ci éprouverait bien des difficultés à mener à bien. Car c’est là une des autres caractéristiques des manifestations motardes : la police en est presque totalement absente. Les unités fixes de maintien de l’ordre, CRS et gendarmes mobiles, apparaissent, en petit nombre et en fin de manifestation, seulement pour interdire des emplacements précis, le pont de la Concorde menant à l’Assemblée Nationale ou, plus encore, le quai de la Corse, au nord de la Préfecture de police, et pour veiller au bon déroulement de ce moment délicat, la dispersion, laquelle, à Paris, s’effectue le plus souvent au centre de la capitale. Mais l’État disposant d’une quantité considérable de gendarmes, policiers ou CRS aussi mobiles que les motards, puisqu’également motocyclistes, il ne devrait pas éprouver de difficultés à déléguer les effectifs nécessaires à l’encadrement de manifestants qui ne font qu’exercer un droit, et le font en toute légalité. Aussi la maigreur du peloton affecté à cette tâche, et que l’on voit traditionnellement s’aligner à proximité du lieu de rassemblement une demi-heure avant l’heure prévue pour le départ, et sans chercher à établir de contact avec les organisateurs, étonne : la grande manifestation du 15 avril 2007, où, toujours généreuse dans ses calculs, la FFMC a dénombré 7000 participants à Paris, était encadrée, en tout et pour tout, par sept motardes et motards de la Police Nationale. Sans doute, une semaine avant le premier tour des élections présidentielles, les effectifs disponibles avaient-ils mieux à faire qu’accompagner une manifestation où aucun débordement n’est à craindre.

spectateurs et participants

La police n’est pas seule à ne prêter qu’une attention distraite aux manifestations motardes : la presse, le plus souvent, et sans doute en partie pour des raisons identiques, fait de même. À la notable exception du Parisien, exception qui s’explique sans doute par le caractère plus local et plus populaire qui distingue ce journal des grands titres nationaux, la presse écrite est le plus souvent absente. Pour des raisons similaires, la seule équipe télévisée presque toujours présente est celle de France 3 Ile-de-France : encore se contente-t-elle, en général, de faire quelques plans au début et au milieu du parcours. La manifestation du 14 octobre 2007, contre l’interdiction du tunnel de l’A86, fait exception, avec une plus large couverture de presse, et une présence constante, tout au long de la manifestation, de l’équipe de France 3, circulant au milieu des motards : la chaîne pourra ainsi produire un sujet d’une durée standard, 1’43 », diffusé au journal télévisé du soir, alors que les comptes-rendus de ces défilés se limitent le plus souvent à une brève qui ne dépasse pas les 20″. Le caractère local et ponctuel de la revendication, la mise en cause d’un équipement qui concernera aussi, et surtout, les automobilistes, et tranche donc sur une thématique qui n’intéresse généralement que les seuls motards, permet de comprendre pourquoi cette manifestation-là a suscité plus d’intérêt.
On se trouve donc bien loin de la « manifestation de papier » que décrit Patrick Champagne, pour lequel : « On pourrait presque dire, sans forcer l’expression, que le lieu réel où se déroulent les manifestations, qu’elles soient violentes et spontanées ou pacifiques et organisées, n’est pas la rue, simple espace apparent, mais la presse (au sens large). Les manifestants défilent en définitive pour la presse et pour la télévision… » Comme on l’a dit plus haut, la rue a d’autant plus d’importance dans une manifestation motarde qu’elle est à la fois le lieu et l’objet de la revendication. Mais la presse grand public se contente généralement de les mentionner d’un simple dépêche ; et, à l’exception de Moto Magazine, le mensuel issu du mouvement motard, et de Moto Net organe de presse en ligne dont le rédacteur fait preuve d’un militantisme certain, et fait partie des habitués des manifestations, il en va largement de même pour la presse spécialisée. Quant aux spectateurs toujours là par hasard, les informations relatives à l’heure et au parcours de la manifestation ne se diffusant guère au delà du monde motard, ils sont, justement, au spectacle, le défilé pittoresque et « bon enfant », pour reprendre les termes de France 3, parfois agrémenté d’une petite saynète, de cette étrange population bruyante et casquée faisant, en particulier, beaucoup rire les enfants.

Lors d’une manifestation motarde, on défile donc, d’abord et surtout, pour soi. Car la manifestation est prétexte, et occasion unique, une ou deux fois l’an, à réunir les composantes très diverses et atomisées d’un monde motard fortement segmenté suivant de multiples critères, moto japonaise ou européenne, sportive ou routière, jeunes motards en roadster, couples d’âge mûr sur une grande routière allemande. L’observation les montre, arrivant seuls, en petits groupes de deux ou trois amis, en groupes plus étoffés, clubs d’utilisateurs de tel ou tel modèle, et parfois de motos de collection, jeunes résidents de telle ou telle cité, militants des antennes FFMC de départements n’appartenant pas à l’Ile de France et qui viennent participer au service d’ordre. La grande manifestation du 15 avril 2007 a vu la participation remarquée de clubs de bikers, Wahalla’s Riders ou Road Monsters ; or, l’individualisme forcené que l’on prête à ces amateurs de Harley-Davidson rend problématique leur participation à un événement aussi consensuel : s’ils sont aussi là, c’est qu’il ne manque vraiment personne. Plus encore que les grand-rendez-vous des compétitions comme le Bol d’Or, la manifestation de la FFMC reste la principale occasion de réunir, non pas tous les motards, mais des représentants de toutes les composantes de cet univers particulier, et est donc un moyen d’affirmer, au-delà des particularismes, son existence en tant que tel, et son unité face à un adversaire commun.

La manifestation motarde, c’est donc d’abord un répertoire d’action absolument singulier, où l’on remplit un cadre socialement et règlementairement bien établi d’un contenu largement original et presque totalement spécifique. Mais, avec l’expérience acquise par les organisateurs, et le service d’ordre, avec l’ancienneté des liens établis avec une autorité publique qui en arrive à se dispenser presque totalement de l’envoi des troupes, la routine guette : en fait, la confrontation principale avec le pouvoir administratif se produit avant le défilé, et porte sur la négociation du trajet, en particulier sur le fait de finir, comme cela s’est produit plusieurs fois, place de la Concorde. L’expérience montre que, quitte à légèrement dévier du parcours officiellement déposé, ce point peut s’obtenir, sinon dans une légalité formelle, du moins sans confrontation violente.
Pourtant, elle se distingue au moins sur un point capital de la manifestation routinière dont Pierre Favre écrit que :  » (elle) trouve finalement son principe dans le passé : ou bien elle perpétue le souvenir de mobilisations anciennes (le 1er Mai est une commémoration), ou bien on n’y fait que rejouer sans trop de convictions, rituellement, une action telle qu’elle était lorsqu’elle produisait des changements majeurs ». Si, en effet, le mouvement motard, comme d’autres, éprouve aujourd’hui des difficultés à obtenir ces changements majeurs qui ont effectivement eu lieu au début de son existence, si la question de l’utilité de ces « manifestations où l’on vient comme à une garden party », comme l’écrit la FFMC elle-même, et qui valent comme un quitus que l’on se donne à soi-même pour solde d’une activité militante qui se limite à cette seule occurrence, se pose, la manifestation motarde conserve un double intérêt politique. D’abord, le fait, même dans le cadre d’une manifestation routinière, de toujours être en mesure de mobiliser les motards par milliers, voire, sur la France entière, par dizaine de milliers, conserve un indispensable effet dissuasif. Ensuite, la manifestation ne représente, en quelque sorte, que l’élément routinier et officiel d’un répertoire qui comprend, en parallèle, des formes plus épisodiques, plus offensives, et moins légales, d’action, auquel les mêmes organisateurs auront recours le cas échéant. Or celles-ci recrutent leurs participants dans ce réservoir de militants mobilisés pour la manifestation, et seront donc d’autant plus crédibles et efficaces que ce réservoir reste bien garni. La fonction dissuasive de la manifestation s’exerce donc dans deux dimensions distinctes : comme garantie de l’efficacité d’actions qui seront menées par ailleurs, et comme menace potentielle d’actions plus intenses, s’il arrivait que certaines avancées déjà obtenues, comme l’existence de Carole, ce circuit réservé aux motards et définitivement provisoire, soient effectivement remises en cause : « si Carole ferme, on bloque Paris », disait un membre éminent de la FFMC. Une des forces que conserve ce mouvement tient au fait que les pouvoirs publics savent qu’il ne s’agit pas d’une simple bravade.

une mesure cosmétique : les vitesses sur route

Comment faire pour construire une mesure statistiquement valide de la vitesse des véhicules sur les routes ? Tenons pour acquis le fait de disposer de cinémomètres fiables affectés à cette tâche ; quelle méthodologie mettre en oeuvre pour leur permettre de fournir une image statistique raisonnablement correcte des vitesses réellement pratiquées ? Une telle question n’a rien de trivial, puisque la première propriété de ce paramètre, la vitesse des véhicules, est de ne jamais être constant : à tel endroit, sur telle route, dans telles conditions de circulation, tel véhicule aux mains de tel conducteur produira une certaine valeur. Cent mètres plus loin, et juste un coup de frein plus tard, celle-ci sera entièrement différente : le radar aurait-il été placé à cet endroit, c’est cette vitesse-là qu’il aurait enregistré. A chaque instant, sur le territoire national, une quantité presque innombrable d’événements de cette nature, presque tous statistiquement indépendants les uns des autres, se produisent. Ces événements ne dépendent pas de la seule volonté du conducteur, ni des performances de sa machine, mais obéissent par ailleurs à des contraintes externes variées dont les plus importantes, en plus de la réglementation, sont la situation du trafic, l’état de la route, et les conditions météorologiques.
Fournir une statistique fiable des vitesses pratiquées implique de réaliser un sondage représentatif de l’ensemble de ces événements. Pour que celui-ci soit physiquement possible et statistiquement valide, il faut d’abord choisir avec soin l’emplacement des cinémomètres, et c’est loin d’être simple. On doit en effet à la fois couvrir le territoire dans sa diversité, centre ville, agglomération, campagne, le réseau routier dans son ensemble, autoroutes, routes, rues, avec pour chaque cas une limitation de vitesse spécifique qui devrait, normalement, se révéler assez proche des vitesses moyennes pratiquées, tout en éliminant dans la mesure du possible les situations où cette vitesse de dépend pas du choix des conducteurs, mais est contrainte par la densité de la circulation. Si, par exemple, l’on considère comme pertinent de mesurer le comportement des habitants du Val d’Oise se rendant à leur travail dans la capitale, il vaudra mieux éviter de s’installer sur le pont de Gennevilliers, où l’embouteillage est à peu près permanent, en particulier aux heures de pointe  : mais on retrouvera ces mêmes conducteurs quelques kilomètres plus haut, sur l’autoroute, au sud de Pontoise. Et l’on posera comme hypothèse que leur comportement n’y sera guère différent, et qu’il rouleront bien là à la vitesse qu’ils ont choisi.

Théorie

Construire cette mesure de manière statistiquement valide implique donc de placer, en des lieux soigneusement déterminés, une quantité suffisante de cinémomètres qui fonctionneront en permanence, tous les jours et toutes les nuits, et produiront une quantité suffisamment importante de mesures pour que l’échantillon ainsi obtenu soit représentatif. C’est ainsi que les choses se passent en Grande-Bretagne. Un réseau comportant près de deux cent appareils de mesure automatiques y a été installé, sur des routes droites, à l’écart des radars du système de verbalisation automatique, dans des zones où les embouteillages sont rares, dans le seul but de recueillir les données les plus fiables possible. Ce système fonctionne toute l’année, jour et nuit, et a, en 2005, pour toutes les catégories de véhicules, produit environ 860 millions de mesures. En 2005, les seuls motocycles ont généré 2 536 000 mesures sur les autoroutes, 514 000 sur le réseau secondaire, et plus d’un million et demi dans les zones urbanisées. On peut considérer, compte tenu de la quantité de données obtenues comme de la méthode employée, qu’il y a là de quoi établir des analyses valides. Mais en France, les choses ne fonctionnent pas du tout ainsi.
En France, la méthodologie utilisée est présentée dans l’un de ces nombreux fichiers à la désignation cryptique grâce auxquels l’Observatoire National Interministériel de la Sécurité Routière publie son bilan annuel de l’accidentalité : en l’occurrence, il s’agit pour 2006 de CT_VIT1.pdf. Et, on s’en rend compte, c’est vraiment particulier, et un peu difficile à comprendre. On retrouve, comme en Grande-Bretagne, le souci de mesurer une vitesse que l’on qualifie ici de « libre », indépendante donc de contraintes externes. Les points de mesure sont donc là aussi situés sur des portions de routes droites, planes, éloignées des intersections ; mais là où la Grande-Bretagne a choisi d’investir dans un appareillage fixe, l’ONISR a préféré confier ce travail aux employés d’un institut de sondage, l’ISL. On passera sur les petits soucis de formation du personnel et de calibration de ses instruments qui peuvent alors apparaître, pour s’intéresser à la méthode elle-même. 362 points, soit 285 pour le jour et 77 pour la nuit, sans que l’on puisse vraiment comprendre s’ils sont physiquement distincts, ou s’il s’agit en partie des mêmes mais à une heure différente, sont utilisés pour effectuer les mesures. Celles-ci sont prises, en un même point, tous les quatre mois, donc trois fois par an, et suivant deux tranches horaires : de jour, entre 9h30 et 16h30, de nuit, entre 22h00 et 2h00. On comprend que ce souci d’éviter les heures de pointe vise à combattre le biais que produirait une vitesse ralentie par un trafic trop dense ; on peut aussi supposer que cette durée de six heures, de jour, ou quatre heures, de nuit, correspond à une vacation pour le personnel employé. Mais un tel procédé génère fatalement un autre biais, suffisamment grave pour invalider totalement les mesures relevées, et suffisamment caractéristique pour dévoiler les prénotions qui, inconsciemment, animent ces accidentologues d’État, et expliquent pourquoi leur discipline ne peut revendiquer de caractère scientifique.

Pratique

Car aux heures où les agents de l’ONISR observent, les individus ordinaires, eux aussi, travaillent ; et le plus souvent, puisque leur journée à eux dure presque huit heures, et pas six, ils arrivent avant le début des mesures, et repartent après. Les conducteurs qui défilent alors devant les radars appartiennent par conséquent à des catégories spécifiques de la population, soit parce qu’ils sont inactifs – jeunes étudiants ou vieux retraités – soit parce que la route représente une partie – pour, par exemple, les représentants ou les médecins de campagne – ou la totalité – pour les chauffeurs routiers, seule catégorie pour laquelle ce biais ne joue pas – de leur métier. En ne retenant, contrairement au système britannique, du seul fait de sa méthodologie, qu’une portion socialement déterminée des usagers de la route, l’ONISR se livre à un sondage qui, lui, introduit un biais de représentativité. Il il lui faut donc fournir impérativement les preuves de celle-ci, faute de quoi le sondage ne peut pas être considéré comme valide. Et ces preuves, on ne les aura jamais, puisque, fatalement, le sondeur ignore tout des caractéristiques sociales des sondés, et que les sondés ne savent même pas qu’ils servent à établir des mesures.
SI l’ONISR se permet d’ignorer cette composante sociale de l’usage de la route dont on a déjà parlé, si les seules variables sociométriques, à cause de leur prégnence, qui s’imposent à lui sont le sexe et l’âge, s’il ne tient pas compte des autres, sans doute aussi importantes mais bien plus difficiles à intégrer puisqu’elles ne figurent pas sur le permis de conduire, c’est parce que sa fonction est normative, et répressive : de même qu’il ne s’intéresse pas tant aux vitesses moyennes qu’au respect moyen des limitations, il ne voit dans l’usager de la route que l’individu indifférencié soumis à une réglementation uniforme. Sa nature normative lui permet de faire l’économie d’une analyse sociologique de la réalité sociale de la route mais, en se comportant ainsi, il introduit le biais que l’on a soulevé plus haut, et qui rend ses mesures, à l’exception de celles qui concernent les routiers, scientifiquement invalides.

Encore n’a-t-on évoqué jusqu’à présent que les usagers de la route en général ; or, l’ONISR distingue les catégories de véhicules, automobiles, poids-lourds, et motocycles. Et si les 220 813 observations réalisées en 2006, certes fort loin des 860 millions qui ont permis d’établir les statistiques britanniques, suffisent a priori à établir des échantillons assez vastes pour, indépendamment du point soulevé plus haut, être valides, la situation se révèle bien différente si on l’analyse d’un peu plus près. Il faut pour cela aller chercher d’autres documents, les bilans publiés tous les quatre mois par l’Observatoire des vitesses ; le dernier en date, celui du mois d’octobre 2007, est disponible sur le site de l’ONISR. Lors de cette campagne d’été, ses agents ont relevé les vitesses de 68 102 véhicules légers et 3 624 poids-lourds. Pour les motos, la situation est un petit peu plus complexe, puisque l’Observatoire a cumulé douze mois d’observations, et employé pour son bilan un total 1 300 mesures. Encore celles-ci concernent-elles l’ensemble du réseau routier : dans les faits, il faut, pour apprécier leur validité, détailler la manière dont elles sont prises pour chaque type de réseau. Cette distinction ne se trouve que dans une vieille connaissance, la brochure que l’ONSIR publie tous les deux ans, Les motocyclettes et la sécurité routière. Puisque la dernière édition n’est pas disponible en ligne, et comme il n’est pas question de payer pour obtenir un document financé par ses impôts, on se contentera de l’édition précédente, avec les chiffres de 2003, édition que l’on trouve dans la caverne d’Ali-Baba de la banque de données Temis du Ministère des Transports. En 2003, donc, 1 434 mesures ont été effectuées, 351 en ville et 1 083 en dehors des agglomérations. Seules à être intégralement détaillées, les 1 083 observations en rase-campagne se répartissent entre 171 mesures pour les autoroutes de liaison, celles où la vitesse est limitée à 130 km/h, 432 sur les autoroutes de dégagement et 241 sur les nationales à quatre voies limitées à 110 km/h, 179 sur les nationales ordinaires et, pour finir, sur ces départementales qui tournent, les préférées des motards, pour l’ensemble du territoire et sur une année entière, 60 observations.
Comme on l’a écrit plus haut, la vitesse d’un véhicule, cet événement que l’on mesure, est, d’un point de vue statistique, en première analyse, un événement indépendant. En restant dans un domaine purement théorique, en faisant donc abstraction de cette foule de biais dont on a évoqué quelques-uns, en supposant que chaque type de réseau routier, avec sa vitesse limite, forme une base de sondage pertinente, encore faut-il que celui-ci comporte une quantité suffisante de mesures pour être considéré comme significatif : en général, le minimum admis pour obtenir des résultats un petit peu fiables est de l’ordre de 1 200 valeurs. Ainsi donc, l’ONISR a, parfois, enregistré jusqu’à vingt fois moins que le minimum obligatoire pour que ses mesures, du seul point de vue de la théorie statistique, puissent prétendre à une quelconque pertinence. Aussi, la taille de ses échantillons, qui oscille entre le bien trop petit et le franchement grotesque, suffit à elle seule à invalider en totalité et sans avoir besoin d’aucun autre argument toutes les mesures qu’il effectue sur des motocycles.
Mais de cela, il n’a cure : il publie donc tous les quatre mois cette note de synthèse, décrivant par courbes et tableaux l’évolution sur plusieurs années des vitesses mesurées. La première de ces courbes relève, pour trois catégories de véhicules, poids-lourds, véhicules légers, et motos, les dépassements de plus de 10 km/h des vitesses autorisées. A côté de la courbe relative aux motocycles, et d’elle seule, un mot, discret, entre parenthèses, figure : lissé. Sous ce terme, il faut comprendre que, dans les publications de l’Observatoire des vitesses, les motos font l’objet d’un traitement statistique particulier. Pour les poids-lourds, pour les automobiles, les données correspondent à l’une de ces campagnes de mesures réalisées tous les quatre mois, et que l’on a présentées plus haut. Pour les motos, l’ONISR procède différemment : il cumule trois séries de mesures distinctes, une année entière donc, mesures qui sont ensuite lissées, vraisemblablement à l’aide de moyennes mobiles. Car, inévitablement, la très petite taille des échantillons recueillis sur les motos va produire, d’une campagne à l’autre, une dispersion des valeurs bien plus grande que pour les autres catégories de véhicules : la courbe ainsi générée sera nettement plus accidentée que celle des poids-lourds, et plus encore que celle des automobiles. Un esprit exercé pourrait alors s’étonner de cette disparité visuelle, et repérer ce que l’ONISR cache grâce à sa manipulation cosmétique, le très faible nombre de mesures effectuées sur les motos. Mais alors, pourquoi préciser, malgré tout, que cette courbe est lissée ; pourquoi avouer ? Peut-être que, faute de mentionner cette petite opération esthétique, le document serait sciemment mensonger, et sa publication pénalement répréhensible. Peut-être qu’ainsi, il restera possible d’arguer que la manipulation se justifie par un impératif de lisibilité. Et peut-être aussi que l’honneur professionnel du statisticien mis à contribution a joué, et qu’il a refusé de laisser publier un document sans qu’y soit précisé ce retraitement très particulier de l’information statistique.

Il existe de multiples manières de biaiser les statistiques. Pénombre s’est fait une spécialité de les débusquer, en dressant un catalogue des façons d’exploiter l’analphabétisme des journalistes ordinaires en la matière : catégories arbitraires ou mal définies, recherche du spectaculaire, pourcentages trompeurs et mal interprétés, questions tendancieuses, bases de sondages incohérentes, voire parfois, aussi, échantillon d’une taille infime que l’on ne se gêne pas de donner comme représentatif. Encore s’agit-il souvent de sondages privés, dont l’initiative revient généralement à la presse elle-même, d’études montées spécialement à son intention, ou de chiffres instrumentalisés par tel ou tel groupe, et dans un but étroitement politique.
Ici, il en va tout autrement, même si l’objectif est comparable, puisqu’il s’agit de fournir à la presse des données justifiant la politique que l’État mène dans le domaine de la sécurité routière. Puisqu’il a décidé de faire de la vitesse la principale cause des accidents, il va mesurer celle-ci, et le faire de manière normative. Comme, d’une part, il dispose d’une puissance d’imposition incomparable, en particulier dans ce secteur où son action est considérée comme légitime, et que, de l’autre, il sait pouvoir compter sur la presse pour ne pas contester la validité des données qu’il diffuse, il peut parfaitement se contenter d’employer une méthodologie dont il ne s’inquiète nullement qu’elle soit invalide. Et lorsque la manipulation risque de paraître flagrante, un petit redressage discret lui permet de rendre à ses chiffres une cohérence qu’ils n’ont pas. Qui va se soucier d’aller pêcher, dans le fatras de ses publications, une note méthodologique que personne ne lit ? Qui va s’inquiéter de la présence d’un terme qui n’a de sens que pour ceux qui possèdent un minimum de bagage statistique, à côté d’une courbe qui parle d’elle-même ? Alors, dans une telle situation, avec le pouvoir dont l’État dispose pour imposer sa vérité,  cette opération de camouflage, on peut difficilement la qualifier autrement que d’abus de confiance.

première étape

Les efforts constants qu’il faut déployer pour écrire son mémoire de sociologie en un langage accessible ne suffisent pas à le rendre totalement intelligible, d’autant que le recours à un vocabulaire familier peut se révéler trompeur. Aussi vaut-il mieux essayer de prévenir les erreurs d’interprétation, et lui adjoindre, à titre d’avertissement, une sorte de préface, dont le premier objectif sera de rectifier une erreur. Contrairement à ce que j’écris en introduction, et comme elle me le précise dans un courrier électronique, Carole Soriano, auteur d’un mémoire de maîtrise consacré aux motards de la région de Perpignan disponible via sa bibliothèque universitaire, et d’un DEA accessible aux seuls Perpignanais, n’a pas répondu ainsi à la demande de son directeur de recherche : le sujet l’intéressait depuis longtemps, et son directeur l’a surtout, à fort juste titre, mise en garde face à la difficulté qu’elle aurait à trouver des textes sociologiques relatifs aux motards. Ce qui, bien sûr, ne fait que renforcer l’intérêt de son travail.

déviance et délinquance

Si l’on peut se contenter de définir la délinquance comme le propre de ceux qui enfreignent la loi, la déviance constitue un phénomène à la fois bien plus vaste et bien plus difficile à cerner. Pour Howard Becker, référence toujours fondamentale en la matière, on peut définir comme déviants les individus étiquetés comme tels par les membres du groupe social auquel ils appartiennent, et notamment par ceux qui disposent du pouvoir d’imposer des normes, justement parce que les déviants transgressent les normes en question. Il s’agit, en somme, de gens dont le mode de vie s’éloigne suffisamment de ce que le commun des mortels considère comme normal pour qu’ils soient jugés, au minimum, comme un peu spéciaux. Il suffit de se souvenir des réactions de sa hiérachie, de ses collègues de travail, ou de ses voisins de palier, lorsqu’ils apprennent qu’on est motard, ou plus simplement de ces paternalistes conseils de prudence que l’on reçoit alors, pour admettre que, dans la France d’aujourd’hui, rouler à moto représente encore une forme de déviance.

Dans son ouvrage qui constitue ma principale référence théorique, Howard Becker étudie deux groupes déviants qu’il côtoyait, voire auxquels il appartenait, lors de ses études à l’université de Chicago dans les années cinquante : le premier, les musiciens de danse jouant essentiellement dans des clubs, se caractérisait par un mode de vie particulier mais pas spécialement délinquant là où les membres du second, les fumeurs de marijuana, étaient déviants parce que délinquants. On peut parfaitement imaginer une délinquance pratiquée de manière suffisamment massive pour constituer une norme, donc ne pas être déviante, par exemple quand, sur un tronçon de route spécifique, presque tous les automobilistes ont l’habitude de rouler systématiquement au-dessus de la vitesse imposée. Les motards, eux, présentent l’intérêt d’être toujours déviants, et parfois délinquants, notamment lorsque leurs machines sont débridées et dépassent la puissance légale de 73,6 kw. Il n’y a alors rien d’excessif à établir un parallèle, comme je le fais dans une bonne partie du mémoire, entre les motards que j’ai rencontrés et les consommateurs de marijuana d’Howard Becker, non que ces deux populations aient quoi que ce soit en commun, mais parce qu’elles auront recours à des pratiques, produiront des normes, élaboreront des justifications, construiront des carrières, mettront en place des stratégies pour échapper à la répression ou se procurer des produits interdits qui, elles, seront comparables.

la question de la représentativité

Presque fatalement, les mémoires de master, autrefois maîtrises et DEA, de sociologie ont un point commun : ils étudient un milieu d’une taille très réduite. La raison en est essentiellement pratique : quand un étudiant doit produire un travail personnel dans son cursus de sociologie, travail auquel il consacre en principe une année de dur labeur, et une seule, il lui faut se limiter à un objet facilement accessible et de taille modeste. A l’opposé des grandes, lourdes et chères enquêtes de la sociologie fonctionnaliste, le mémoire qui en résultera relèvera pour l’essentiel de l’enquête ethnographique. Il serait, en conséquence, très périlleux de généraliser ses conclusions à un milieu plus large, et plus encore, en l’espèce, au monde motard dans son ensemble. Ce mémoire a la particularité d’avoir été écrit en recueillant observations et entretiens dans trois situations distinctes : dans un club à vocation touristique de la région parisienne, grâce à un forum consacré à un modèle particulier, et avec les volontaires qui se sont manifestés au travers de mon site web. Pourtant, rien ne dit que chacune de ces sources n’apporte pas ses propres biais. La composition sociale d’un club implanté dans les Hauts-de-Seine, et qui, par le jeu des affinités, regroupe des motards qui ont passé la trentaine et sont d’un niveau social relativement élevé, n’est pas nécessairement représentative des autres clubs de la région parisienne, et encore moins du pays entier. Le forum où se retrouvent les acquéreurs du modèle haut de gamme d’une marque prestigieuse sera nécessairement socialement très homogène, donc encore moins représentatif. Enfin, il paraît évident qu’un site web surtout remarquable pour la longueur des articles qui s’y trouvent, la complexité de la langue qui y a cours, et l’austérité de ses développements statistiques ne peut prétendre à une vocation grand public. Rien ne dit, en d’autres termes, qu’une même enquête menée d’une façon similaire dans un milieu très différent, jeunes amateurs de sensations, ou sages propriétaires d’utilitaires, n’aurait pas fourni des conclusions bien différentes.

La synthèse qu’il faut bâtir à partir du matériel recueilli aura d’autre part une conséquence fatale : puisque l’on cherche ce que des expériences singulières peuvent avoir de commun, on sera conduit à accorder une valeur différente aux entretiens, selon qu’il se rapprochent ou non de la norme, du déroulement d’une carrière de motard par exemple, que l’on va définir. Et les entretiens les plus éloignés de cette norme, trop singuliers pour être inscrits dans une démarche sociologique qui s’intéresse fatalement aux points communs et aux comportements collectifs, seront moins utiles, et moins utilisés. L’ennui de ce type de démarche, où l’on n’étudie pas vraiment des faits, où l’on n’est jamais certain d’interpréter correctement ce que l’on observe, où l’on peut être conduit à des interprétations relativement arbitraires, et en tout cas dont on n’est pas en mesure de prouver qu’elles sont vraies, est qu’elle ne peut éviter une certaine artificialité, et un regrettable relativisme.
Il s’agit, en somme, d’un travail que l’on a tout fait pour rendre exact, sans pouvoir être raisonnablement certain d’y être arrivé ce qui, si l’on tient compte du nombre d’heures qui y ont été consacrées, est relativement décevant. Au moins est-il terminé, définitif et, pour ceux que cela intéresse, disponible ici.

France – Allemagne

A la Sécurité Routière, on aime les choses simples, et l’on déteste se compliquer l’existence. On occupe, il est vrai, une position confortable, avec l’attention bienveillante de sa tutelle, un appui sans failles et sans nuances des média, et extrêmement peu de contradicteurs. Alors, la paresse guette, l’on se contente de reproduire, d’une année sur l’autre, des analyses qui tournent au stéréotype, et l’on peut, à l’abri de sa force d’imposition, présenter comme incontestables des affirmations que l’on ne prend même pas la peine d’étayer en citant ses sources et en décrivant sa méthodologie. Malheureusement pour lui, l’apprenti sociologue, corseté de contraintes scientifiques, ne dispose pas des mêmes libertés ; là où la Sécurité Routière se contente de conclure sa synthèse du bilan annuel de l’accidentalité d’un rituel : « Pour ce qui est de la conduite des motocyclettes, la France enregistre un taux 2,8 fois plus fort que l’Allemagne. », il lui faut bien chercher à comprendre ce qui peut, statistiquement, justifier l’écart en question mais, d’abord, déchiffrer ce dont il s’agit.

Dans ce chapitre final du document de synthèse, la Sécurité Routière aborde les comparaisons internationales ; en l’espèce il faut comprendre que, par kilomètre parcouru, le risque d’être tué est 2,8 fois plus important pour les motards français que pour les allemands. Cette information est systématiquement présente dans chaque édition de ce document, même si elle connaît quelques variations, puisque le risque est donné comme trois fois plus important dans l’édition 2003, et 2,7 fois dans la version 2005, et elle fournit en permanence à tous les membres de l’appareil d’État, ministre compris, un argument servi comme preuve ultime de l’indiscipline du motard français, donc de la nécessité de le surveiller étroitement.

décomposition

On passera sur la contradiction logique, pour un organisme qui reconnaît par ailleurs que les motards sont moins qu’aucun autre usager motorisé responsables des accidents dont ils sont victimes, de leur en attribuer la faute exclusive, pour s’interroger sur la manière dont peuvent être produites ces données, tant il paraît bien curieux qu’un tel écart puisse exister entre deux populations socialement proches, donc comparables tant par leur comportement que par les contraintes légales et sociales auxquelles elles sont soumises.
Autrement dit, ça vaut le coup d’y regarder d’un peu plus près, et d’abord en décomposant les termes de la comparaison. Celle-ci s’appuie sur deux agrégats statistiques : le nombre de motocyclistes tués, et leur exposition au risque, soit le nombre de kilomètres qu’ils parcourent chaque année. La définition des motocycles étant identique entre les deux pays – d’une part, les motocyclettes légères, Leichtkrafträder en Allemagne soit, dans le langage courant, les 125, de l’autre, les motos au plein sens du terme – et, depuis 2005, les victimes étant comptabillisées de la même manière, comme décédées dans un délai de trente jours après l’accident, on mesure bien, s’agissant des motocyclistes tués, de part et d’autre du Rhin, la même chose ; en 2006, on compte 793 victimes d’accidents mortels en Allemagne, et 769 en France.

L’exposition au risque, elle, est évaluée en multipliant le parc de motocycles par leur kilométrage annuel moyen ; là, les choses se compliquent. Car il semble n’exister aucune mesure scientifiquement valide de ce kilométrage : ainsi, les données françaises paraissent issues d’un panel de consommateurs généraliste dans lequel la part des utilisateurs de deux-roues motorisés sera inévitablement faible, donc statistiquement peu significative. Il est à peine besoin de mentionner le caractère approximatif de la méthode du panel, et les nombreux biais dont elle peut souffrir. On a donc tout intérêt à faire en première analyse l’hypothèse d’un kilométrage moyen identique entre les deux pays, et à ne s’intéresser qu’au parc de ces véhicules qui, puisqu’il sont tous équipés de cette plaque d’immatriculation qui permet d’identifier chacun d’entre eux de façon certaine, ne devrait pas être compliqué à dénombrer. Mais en fait, les choses ne se passent pas du tout ainsi.

L’annuaire statistique de l’Association des Constructeurs Européens de Motocycles, source d’une richesse sans équivalent et qui montre une fois plus que, en matière de motos, si l’on veut que le travail de l’État soit fait, on a intérêt à s’en occuper soit-même, fournit tous les chiffres nécessaires : ainsi, en 2004, le parc des motocycles allemands était-il évalué à 3 827 829 unités, et le parc français à 1 131 000 motos. Une simple comparaison avec le nombre de tués, presque identique en 2006 dans les deux pays, montre bien d’où peut provenir l’écart. Seulement, et cet article n’aurait sans cela pas d’objet, il est élémentaire de prouver que cet écart entre les mortalités des deux pays n’est qu’un pur artefact statistique, uniquement dû à la manière dont, en France et en Allemagne, en comptant les motos, si l’on compte la même chose, on ne le fait absolument pas de la même manière.

En France, le parc des véhicules motorisés est suivi par le service statistique du ministère des Transports, qui en fournit un état annuel. Sauf que, comme le précise le document, « Il n’est pas tenu de parc pour les motocycles et les tracteurs agricoles ». Alors, qui s’occupe de faire à sa place le travail de l’État ? La Chambre Syndicale Nationale du Motocycle, correspondant français de l’ACEM. Comment procède-t-elle ? Elle utilise les seules données fiables, les immatriculations annuelles publiées par le ministère des Transports, et additionne les vingt derniers résultats en affectant chaque année d’un coefficient de vétusté progressif, coefficient qui paraît particulièrement drastique. Il semble en effet, par exemple, comme le précisait un récent article de Moto Magazine, qu’elle considère que seuls 90 % des motocycles survivent à leur première annnée d’existence. Un tel mode de calcul conduit alors inévitablement à une sous-évaluation significative du parc.
En Allemagne, l’évaluation du parc est du ressort du Kraftfahrt Bundesamt, lequel publie en effet des statistiques annuelles complètes, immatriculations neuves et d’occasion, radiations, et effectifs. Mais sa méthode est purement administrative : les véhicules restent dans l’inventaire aussi longtemps que personne ne vient demander leur radiation. Compte tenu des caractéristiques particulières de l’engin, les vols, les chutes, la vieille bécane que l’on se promet de restaurer un jour et qui en attendant traîne au fond du garage, nombre de véhicules ainsi comptabilisés ne sont plus en état de rouler, et ont parfois cessé d’exister depuis des dizaines d’années, comme en Belgique où, sur les 346 000 motocycles du parc 2005, 95 000 avaient été mis en service avant 1989, comme ces 5 513 cyclomoteurs Flandria toujours inventoriés, bien que la marque ait disparu en 1981. En d’autres termes, cette rigidité toute bureaucratique produit un effet inverse, un résultat tout autant fictif mais avec cette fois-ci une forte surévaluation du parc allemand. Et quand bien même le ministère des Transports se décidait à recenser les motos, les données qu’il produirait ne pourraient pour autant pas servir de base à une comparaison : car, avec un pragmatisme fort justifié, il ne retient, dans son inventaire des automobiles, que les véhicules de moins de quinze ans d’âge.

reconstruction

Il faut donc faire le calcul à sa place, en partant des seules données fiables, les immatriculations annuelles. On appliquera à celles-ci une pondération progressive, sans doute assez réaliste, totalement arbitraire, mais ni plus ni moins arbitraire que celle de la CNSM. Le résultat fournira une mesure d’un parc sans doute inférieure à la réalité, mais cela non plus n’a aucune importance : l’important est que, en utilisant des données fiables et de même nature – les immmatriculations annuelles de motocycles depuis 1994, date des premières données du KBA dont je dispose – en leur appliquant une pondération identique, on obtient une estimation des parcs français et allemands calculée de la même manière, donc des estimations cohérentes et objectivement comparables. Voici les chiffres :

Immatriculations Parcs
DE FR Pondération DE FR
1994 212 847 84 870 0,13 27 670 11 033
1995 217 791 84 793 0,26 56 626 22 046
1996 271 723 116 005 0,39 105 972 45 242
1997 313 973 147 890 0,50 156 987 73 945
1998 289 982 172 336 0,59 171 089 101 678
1999 282 462 192 744 0,67 189 250 129 138
2000 252 628 179 552 0,74 186 945 132 868
2001 226 848 179 590 0,79 179 210 141 876
2002 204 141 168 754 0,83 169 437 140 066
2003 191 285 176 149 0,87 166 418 153 250
2004 173 550 183 811 0,91 157 931 167 268
2005 168 675 196 618 0,94 158 555 184 821
2006 165 875 229 364 0,97 160 899 222 483
Parc Total 1 886 987 1 525 715

Entre la France et l’Allemagne, on ne se trouve plus vraiment dans un même rapport de forces que celui que laissent présager les chiffres officiels, dont on peut rappeler qu’ils inventorient en 2004 3 827 899 motocycles en Allemagne, et 1 131 000 en France. Ce qui s’explique aisément : là où les immatriculations françaises connaissent une forte croissance, l’Allemagne, qui a touché un point haut en 1997, suit une tendance inverse, si bien que ses immatriculations en 2006 sont de moitié inférieures à celles de 1997. En quelques années, une poursuite de la tendance amènerait les parcs français et allemands à parité.

L’on dispose donc désormais de tous les éléments nécessaires pour calculer ce fameux écart de mortalité pour 2006 entre les deux pays :

Allemagne France
Parc 1 886 987 1 525 715
Tués 793 769
Tués par 1000 0,42 0,5

Là encore, les chiffres du parc étant sans doute inférieurs à la réalité, la mortalité relative calculée sera, elle supérieure. Ce qui n’importe guère, ce calcul n’ayant d’autre but que d’estimer cet écart entre les deux pays, qui restera stable même si le nombre de tués par 1000 diminue, puisqu’il n’a aucune raison de ne pas évoluer de manière identique. Rappelons que, sur la base d’estimations du parc de motocycles dont on vient de démontrer qu’elles étaient invalides, la Sécurité Routière affirmait que les motards français se tuaient 2,8 fois plus que les allemands, donc que l’écart de mortalité entre les deux pays atteignait 180 %. On voit que, avec une méthodologie qui s’appuie sur les seules données fiables, on obtient un écart pour 2006 qui s’établit très précisément à 19,94 %, écart donc près de dix fois inférieur à ce que la Sécurité Routière prétend qu’il est.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. En effet, le nombre de victimes connaît de fortes variations annuelles : ainsi, en Allemagne, par rapport à l’année précédente, il a augmenté de 3,8 % et 2,2 % en 2003 et 2005, et diminué de 9,7 % et 9,4 % en 2004 et 2006, alors même que le nombre d’immatriculations baissait régulièrement sur la période. Là intervient le second paramètre, le kilométrage parcouru, qui peut varier significativement en fonction de déterminants externes comme le prix du carburant et, surtout, le nombre de jours de beau temps. Ainsi, les conditions météorologiques de 2003 peuvent-elles expliquer la hausse de mortalité survenue la même année. Or, en matière de météo, entre les deux pays, il existe un invariant : le climat français, en particulier dans sa partie méridionale est, du fait notamment des températures hivernales, bien plus favorable que l’allemand à la pratique de la moto. Ce paramètre que l’on ignore, le kilométrage annuel, a donc toutes les chances d’être bien plus élevé en France, donc de réduire, voire d’inverser, l’écart de mortalité entre les deux pays. En réalité, cet écart n’est donc pas de 180 %, comme l’affirme la Sécurité Routière, ni même de 20 %, comme on l’a calculé en première analyse : il est, compte tenu des facteurs qui entrent en jeu et de l’incertitude qu’ils génèrent, statistiquement inexistant.

conclusion

Dans l’argumentaire prohibitionniste que la Sécurité Routière emploie à l’égard des motards, la comparaison entre la mortalité relative en France et en Allemagne, inlassablement ressassée, joue un rôle cardinal. Comme on vient de le démontrer, cet argument n’a aucune valeur, et n’est que le produit d’un artefact statistique. Et cette erreur grossière, un test élémentaire, en mettant en évidence l’incohérence des données du parc par rapport aux immatriculations, aurait permis de l’éviter. Il suffisait en effet, en comparant le parc à la moyenne d’une année d’immatriculations, de calculer le nombre d’années d’immatriculations que ce parc représente. A partir des données de l’ACEM, on a effectué ce calcul pour les grands marchés européens de la moto, en comparant parc 2004 et moyenne des immatriculations des années 2002, 2003 et 2004. Pour que ce paramètre central ait un sens, il faut que la dispersion, donc les variations d’une année sur l’autre, ne soit pas trop importante. En raison de sa croissance explosive, avec 63 365 immatriculations en 2003, et 123 143 en 2005, il a donc fallu éliminer l’Espagne, et ne garder que l’Italie, l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et la Grèce, pays que l’on retrouve dans le tableau suivant :

Pays 2002 2003 2004 Moyenne Parc 2004
Rapport Parc
sur Immatriculations
DE 204 129 191 262 173 524 189 638 3 827 899 20,19
FR 168 754 176 006 183 811 176 190 1 131 000 6,42
GR 56 069 59 137 72 023 62 410 714 549 11,45
IT 392 763 408 617 421 489 407 623 4 574 644 11,22
UK 123 391 119 348 106 391 116 377 1 160 888 9,98

Le résultat, on le voit, est spectaculaire. La Grèce, l’Italie et la Grande-Bretagne, avec des parcs qui représentent de dix à onze ans d’immatriculations, constituent à la fois un groupe homogène, et un groupe où l’âge moyen des véhicules, entre cinq et six ans, paraît réaliste. La France, avec six ans et demi, l’Allemagne, avec vingt ans, non seulement s’éloignent fortement de la norme ainsi créée, mais s’en éloignent dans le sens d’une forte majoration du parc pour l’Allemagne, et dans la direction inverse pour la France. Incontestablement, il suffisait de faire ce test de coin de table pour voir que, en comparant France et Allemagne, on allait au devant des ennuis.

On a donc mobilisé pour cette démonstration des données statistiques librement disponibles sur Internet, une pratique de l’Allemand dont on aurait pu se dispenser en utilisant les chiffres de l’ACEM, et des connaissances mathématiques qui comprennent l’addition, la multiplication, les pourcentages et les moyennes arithmétiques, soit des compétences à la portée de n’importe quel lycéen de terminale. Alors, comment se fait-il que l’on réussisse ainsi à faire mieux que l’État français ?

A l’évidence, on ne se trouve pas seulement là face à un biais ethnocentriste, à cause duquel on ne comprend pas les motards parce qu’on les étudie du point de vue de l’automobiliste. C’est le statut même des données qui est en cause : si la Sécurité Routière a choisi de comparer motards français et allemands, au delà du recours au stéréotype toujours vivace des caractères nationaux qui lui permettait d’opposer allemand rigoureux et français indiscipliné, donc de faire accepter d’autant plus facilement ses thèses qu’elles s’appuyaient sur un préjugé existant, c’est bien parce que, de toutes les comparaisons internationales possibles, c’était celle-ci qui lui permettait le mieux d’étayer son argumentaire. En fait de jugement impartial, elle instruisait à charge : mais en n’accordant aucune attention à la qualité de ses preuves, en ne comptant pour les imposer que sur la force de l’appareil d’État, et non sur la validité scientifique de ses données, elle prêtait le flanc à une critique d’autant plus simple à construire que son argumentaire était grossier, et, par là-même, courait le risque de le voir s’effondrer, dévoilant ainsi l’ampleur de son préjugé à l’égard des motards, et dévaluant l’ensemble des analyses qu’elle publie à leur propos.
La fonction des données produites par la Sécurité Routière n’est pas descriptive, comme pour toute honnête série statistique, mais normative : elles ne mesurent pas une réalité, mais servent à justifier un argumentaire. Précisément parce qu’ils n’existent que pour prouver un point de vue, ces chiffres ne témoignent de rien d’autre que du fait qu’ils ont été instrumentalisés à cet effet et n’ont donc, par eux-mêmes, et sauf à prouver le contraire, aucune validité.

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