Tenter une approche sociologique de la moto permet d’illustrer la manière dont un objet déterminé, dans ce qui relève d’un mode de fonctionnement qui lui est propre aussi bien que dans les conséquences sociales de son emploi au sein d’un environnement qui recèle une quantité bien supérieure d’objets de nature radicalement différente même si, grossièrement, puisqu’ils servent avant tout à se déplacer, leur fonction est identique, permet de générer matière à analyse. Si l’on comprend assez facilement en quoi ce choix minoritaire et dévalorisé d’utiliser comme moyen de transport une moto plutôt qu’une automobile peut se lire comme un mode particulier de déviance, et conduire ainsi à la naissance d’un groupe qui se définira en tant que tel, en partie contre les automobilistes, « caisseux », « Boîtes à Roues », en partie contre les pouvoirs publics perçus comme instruments d’une répression injustifiée, puisque, quelle que soit l’imprudence avec laquelle on la pratique, la moto ne met guère en danger que le motard lui-même, et en partie contre d’autres utilisateurs de deux-roues à moteur, cyclomoteurs mais surtout conducteurs de scooters, auxquels on déniera le qualificatif de motard au prétexte d’un comportement qui ne correspond pas aux normes du groupe des motards comme du fait de leur absence de possession de ce titre spécifique, obtenu grâce au succès à une épreuve difficile, qu’est le permis moto, et sera porteur d’un certain nombre de traits universellement connus des motards et d’eux seuls, il sera par définition impossible au profane de saisir tout ce qui, dans cette culture particulière, découle des caractéristiques physiques propres à la moto, et des sensations que l’on éprouve à son guidon.

deux roues, un moteur

Historiquement, puisqu’il a suffit pour l’inventer d’ajouter un moteur à un vélo, la moto précède, et se distingue de, l’automobile par sa simplicité structurelle, propriété que l’on perd déjà avec le quadricycle, équipé d’une direction et d’un différentiel, et plus encore avec l’automobile et sa lourde carosserie. À de rares exceptions près, les motos restent des véhicules légers, dont le poids oscille autour des 200 kg, et qui, en matière de performances, surpassent moins les automobiles par leur vitesse maximale que par leur capacité d’accélération. On n’hésitera pas, en outre, à rappeler que leur singulière qualité de véhicule à deux-roues, où la stabilité nécessite le mouvement, les dotent de caractéristiques dynamiques entièrement distinctes de celles des automobiles. Voilà pourquoi, alors qu’on conduit une voiture, on pilote une moto : le simple fait de rester sur ses roues ne va pas de soi, en particulier au moment du freinage, et le virage, sous la force de l’effet gyroscopique produit par la vitesse, se prend en déséquilibrant le véhicule par contre-braquage, et en déplaçant le corps. C’est la dynamique, différente à chaque virage, du corps tout entier, en appui sur cinq points et directement aux commandes, qui détermine la conduite, et pas le relais de tringleries et d’appendices, volant et pédales, actionnés par les membres d’un corps qui conserve une position d’autant plus statique que, réglementairement, il est attaché.
La prépondérance de l’automobile comme moyen de transport individuel a d’autre part popularisé une conception ordinaire de la vitesse, celle qu’il est possible d’atteindre en ligne droite et sur autoroute, dont on a oublié qu’elle n’avait rien d’universel. Pour bien des motards, il existe ainsi une différence considérable entre la vitesse maximale théorique que permet la puissance de l’engin, et celle que le pilote peut supporter quand celui-ci est dépourvu d’un carénage protecteur, comme c’est aujourd’hui encore le cas pour la catégorie toujours très répandue des roadsters : sauf à se coucher sur le réservoir, une position que l’on ne saurait garder sur des dizaines de kilomètres, la force du vent interdit en pratique les vitesses supérieures à 140 km/h. Et si, de nos jours, le carénage se banalise, il était, pendant les années 80 qui on vu ce développement de la moto par lequel ont été diffusées les normes que l’on connaît aujourd’hui, rare, et rarement utilisé. Quand on parle de vitesse à moto, on évoque donc beaucoup plus un mode de conduite général, et généralement qualifié de sportif, qui, pour simplifier, consiste en une succession d’accélérations et de freinages, avec comme but du jeu un passage en courbe aussi rapide, donc aussi incliné, que possible. Bien que l’on utilise le même terme, le contenu de la notion de vitesse revêt donc, en fonction du véhicule utilisé, une signification radicalement différente : pour un automobiliste, la performance est celle de la voiture, donc de la puissance du moteur, donc des capacités financières de son propriétaire ; pour un motard, qui dispose d’un vaste choix de motos excessivement performantes pour un prix inférieur à 12 000 euros, c’est celle du pilote.

« ça passait, c’était beau »

Cet amour de la courbe a deux conséquences, puisqu’il génère d’une part ce qu’une analyse superficielle lirait comme une échelle de valeurs viriles, avec à son sommet celui qui penche le plus, donc prend plus qu’un autre le risque d’une chute provoquée par une anomalie de la chaussée, trou, gravillons, flaque de gazole, ou d’une sortie de route si le virage se referme de manière inattendue, et à son pied celui qui n’ose pas suivre, « tafiole », « lopette », et d’autre part une géographie particulière des lieux les plus adaptés à ce genre de pratique, les « routes à motards ».

Tout un vocabulaire, et pas seulement celui des termes d’usage universel que l’on vient de citer, sert à désigner l’attitude d’un motard pusillanime, d’autant que celle-ci se trouve confirmée par un témoin implacable, incorruptible et toujours accessible : les pneus. On peut, dans l’usure de ceux-ci, lire les conditions d’utilisation de la moto : sur ces gommes de section circulaire, laquelle, comme pour n’importe quel deux-roues, est obligatoire pour incliner la moto au moment de prendre un virage, une « usure au carré » de la seule portion centrale dénonce un abus de la ligne droite, et de l’autoroute en particulier, un type de voie qui, puisqu’il vise autant que possible à éliminer les courbes, ne fait, sauf en de très rares endroits, pas partie du terrain de jeu recherché par le motard. Mais les gommes portent un autre stigmate, aussi redoutable : les « bandes de peur ». Jusqu’à mi-hauteur, les pneus sont garnis d’une bande de roulement  ; leur usure sera d’autant moins prononcée que l’on s’éloigne de la partie centrale, celle sur laquelle roule la moto en ligne droite. Le danger commence là où s’arrêtent les sculptures ; en principe, arrivée à la limite de l’inclinaison en virage, une moto commence à glisser, prévenant ainsi son pilote du risque qu’il prendrait en penchant plus. Mais s’il n’atteint jamais cette limite, une petite section de ses pneus restera intacte, n’étant jamais entrée en contact avec le bitume, et témoignera donc en permanence, au yeux du connaisseur, de la prudence du propriétaire.
On retrouve, certes, un certain jeu de valeurs viriles dans cette épreuve constante du virage, et dans les récits de ces sorties qui, pour un pli dans le revêtement ou une plaque de gravillons, auraient pu mal tourner et démontrent a contrario la maîtrise du pilote et sa capacité à affronter le danger. Mais en s’en tenant à cette analyse de surface, on manque une dimension fondamentale, celle de l’autodérision, fil rouge du Joe Bar Team, cette bande dessinée désormais inséparable du monde motard au point que l’on ne puisse plus imaginer qu’un site web consacré à la moto, pour peu qu’il ne soit pas commercial, ne lui fasse pas l’emprunt d’un dessin ou d’une réplique. C’est qu’il n’existe pas de héros du virage, mais seulement des mauviettes. En d’autres termes, il ne s’agit là pas tant d’une échelle de valeurs, dont il serait certes faux de nier l’existence, que d’un langage codé, emprunt d’autodérision, dont l’apprentissage, puis la pratique, attestent de l’appartenance au groupe.

La route, ici, est un circuit, à condition qu’elle respecte un cahier des charges relativement précis, belles courbes, bon revêtement, largeur suffisante, faible fréquentation automobile, montées et descentes, et finalement assez caractéristique de la moyenne montagne. La géographie sachant aussi se montrer injuste, on sera loin de retrouver ce types de conditions de manière uniforme sur tout le territoire, ce qui contraindra les habitants des zones défavorisées, le nord, la région parisienne, l’ouest, à des liaisons souvent longues avant d’atteindre ces lieux où pourra s’exprimer la pratique sportive. Toute une expertise, dans la reconnaissance, dans l’organisation des trajets, dans le parcours lui-même, voire toute une activité économique d’hôtellerie et de restauration, se développe autour des ces « routes à motards », que les parisiens trouveront dans la montagne de Reims, dans les Ardennes, dans le Morvan avec sa célèbre D37 au départ de Château-Chinon, et au plus près dans la vallée de Chevreuse. Au fond, comme pour les spots des surfeurs, il s’agit de trouver, d’expérimenter et de faire connaître aux membres du groupe ces lieux où la nature et la DDE ont créé les conditions qui permettent une pratique optimale de la moto en tant que loisir sportif, et qui deviendront l’objet de ces sorties dominicales qui, organisées de façon privée par de petits groupes homogènes, mais universellement répandues, ont largement remplacé, dans le calendrier du motard, la traditionnelle concentration.