Alors, c’est quoi, un mémoire de M2 recherche de sociologie de l’action collective lorsque, comme c’est ici le cas, il est consacré au mouvement motard français ? Le M2, d’abord, qui a depuis peu remplacé le DEA, clôt un cycle de cinq années d’études, et ouvre sur une autre phase, celle qui, après trois années supplémentaires de dur labeur, permettra aux acharnés de soutenir leur thèse, et d’obtenir le grade de docteur. On se trouve ici à la charnière entre des études généralistes, idéalement pourvues de débouchés variés, et une spécialisation qui conduit à choisir à la fois une certaine carrière, celle du chercheur, un domaine d’études particulier dont on espère fermement qu’il sera inédit et, par là-même, dépourvu de concurrents, et une approche précise par laquelle, en quelque sorte, dans l’univers des sociologues, on choisit son camp. D’une certaine façon, le M2 représente pour un étudiant le premier travail dont il est généralement admis qu’il bénéficie d’une incontestable légitimité scientifique. Son envergure reste pourtant limitée, à la fois par le temps que l’on y passe, en principe une année, contre trois pour la thèse, les moyens dont on dispose, le budget en particulier qui, en l’espèce, est entièrement auto-financé, et les exigences de votre directeur de recherches.

Ce travail a donc un objet : le mouvement motard qui est apparu en France voici maintenant trente ans et s’est rapidement incarné dans ce qui est devenu, en particulier après les assises fondatrices du Havre de février 1980, la Fédération Française des Motards en Colère laquelle, comme nous le savons, poursuit aujourd’hui encore ses activités revendicatrices. Cet objet est traité selon une approche particulière, celle de la sociologie politique de l’action collective et des mouvements sociaux. Il ne s’agit donc pas d’un travail historique, même si le mémoire n’ignore pas la chronologie, et l’ignore d’autant moins qu’il cherche à montrer comment l’accumulation progressive d’une expertise concrète, la lente et nécessaire professionnalisation du mouvement et de ses composantes, la réponse aux nouveaux défis posés en particulier par la législation européenne ont forcé la mutation de la FFMC d’un état essentiellement réactif et peu structuré vers une entité qui occupe une position unique et centrale dans l’univers de la moto, et sans laquelle rien ne peut vraiment s’y construire. Mais les événements n’y apparaissent pas simplement en tant que tels, et il n’est nullement question, sauf dans la première partie, de chercher à expliquer pourquoi les choses se sont passées ainsi, et encore moins de le faire de manière exhaustive.
Puisque l’on s’intéresse à l’action collective, ce moment toujours assez mystérieux où des individus qui possèdent des propriétés communes et se reconnaissent dans un destin partagé et un ennemi identique décident, sans nécessairement se connaître, d’agir, et lancent un mouvement qui conduira au moins à créer une organisation plus ou moins pérenne, à définir des revendications, à organiser des actions, on laissera de côté le reste. Le reste, ce sera par exemple la singularité étonnante d’une FFMC qui, bien que fondée par des syndicalistes et des militants d’extrême-gauche, refusera longtemps de se doter d’une structure stable et de permanents, favorisant ainsi une forme de conflictualité récurrente ponctuée d’exclusions et de révolutions de palais. Relevant d’une sociologie des organisations qui ne sera pas employée ici, ce thème ne sera guère évoqué que par l’influence négative qu’il a eu sur l’action collective. De la même façon, on ne traitera pas, ou alors avec un objectif identique, d’une dimension certes fondamentale pour ceux qui y ont participé et y participent encore, l’inclusion du mouvement et de ses structures dans l’optique plus large de l’économie sociale ; celle-ci n’ayant pas comme but premier la suppression de réglementations restrictives, ni comme moyen d’action favori la manifestation de rue, n’entre en effet pas dans le cadre de ce travail. Et s’il y sera, par exemple, question de la mobilisation qui conduisit à la souscription du capital initial de la Mutuelle, c’est en tant que mobilisation, et parce que la façon dont elle fut conduite présente un intérêt théorique notable.

En effet, un travail de ce genre s’inscrit dans une certaine continuité, celle de recherches traitant de sujets suffisamment proches pour qu’il soit possible à la fois de réemployer l’appareil théorique construit par leurs auteurs, et d’utiliser ces travaux eux-mêmes dans le but de produire ces éléments de base indispensables à la validation des hypothèses sociologiques, les comparaisons. Evidemment, il y a un problème : des recherches aussi longues qu’infructueuses ont permis de s’assurer que, au niveau français, ce travail est sans précédent ; en conséquence, il sera impossible de s’appuyer sur des analyses portant sur le même objet. Dans la vaste palette des mouvements sociaux, ceux du moins qui ont eu la chance de retenir l’attention des sociologues, il y aura pourtant matière à comparaisons utiles lorsque les groupes sociaux en cause partagent des points communs avec les motards. C’est le cas par exemple d’une autre population victime de représentations négatives, voire de réglementations restrictives, qui possède la même propriété de transcender les appartenances sociales traditionnelles, et une façon comparable de s’organiser dans son recours à l’action collective, les homosexuels. Même limitées par la spécificité irréductible du mouvement motard, ces comparaisons, en quelques sorte, externes, fournissent des points d’appui aussi divers qu’indispensables.
Tout cela explique pourquoi on lira dans ce mémoire des choses sans doute déconcertantes pour un non-spécialiste. On y trouvera, au gré de la littérature sociologique disponible, des comparaisons bizarres, avec, comme on l’a dit, le mouvement gay ou les mobilisations de sans-papiers, mais aussi les lobbyistes agricoles européens. On déplorera, faute de documents accessibles, et parce que, sur certains points, les entretiens manquent, des absences injustifiables. Enfin, on s’étonnera à tort qu’il n’y soit pas question, ou si peu, de l’AFDM, d’ERJ2RM, de la FFMC Communication, des GEM, des relais Calmos, ou, à l’inverse, de la présence récurrente de tel ou tel acteur, le directeur des rédactions des éditions de la FFMC par exemple, ou de la place accordée à Stop Vol ou à la Commission Juridique, structures que certains considéreront sans doute comme secondaires. En partie produits des circonstances, les choix qui ont conduits à privilégier tel élément se justifient pleinement d’un point de vue théorique. Les absences s’expliquent de la même façon, avec une circonstance supplémentaire : les 470 000 signes qui composent ce mémoire représentent à peu près le double du volume exigé pour un travail universitaire de ce genre. Et puis, il faut bien, en conclusion, l’avouer : même si tout a été fait pour le rendre, sinon aussi simple que possible, du moins aussi clair qu’à l’accoutumée pour les lecteurs habituels de ces lignes, ce mémoire, de toute façon, n’est définitivement pas destiné aux non-spécialistes. Ceux qui s’aventureront dans ses trop nombreuses pages le feront donc à leurs risques et périls. Ainsi avertis, ils pourront malgré tout le trouver ici.