À Paris, une réalité spatiale dont personne ne parle s’impose pourtant au regard. Il suffit, pour en prendre la mesure, de parcourir sur quelques centaines de mètres le boulevard Haussmann, entre la place Saint-Augustin et la rue du Havre, avant de s’aventurer dans quelques-unes des voies adjacentes, rue d’Anjou, rue des Mathurins, rue de l’Arcade. Là, procédant à un comptage un lundi matin au mois de février, on pourra dénombrer un total de 333 deux et trois roues motorisés en stationnement. Étendant son recensement aux vélos, on n’en trouvera guère que 27. Dans le détail, ces 333 unités se répartissent entre 22 cyclomoteurs, 201 motocyclettes légères, 47 tricycles de toutes cylindrées et 63 motocyclettes lourdes. Inaccessibles au profane qui ne voit que motos dans cette dernière catégorie, et scooters pour les autres, ces distinctions entre des véhicules que la réglementation regroupe dans une unique famille, vaste et hétérogène, revêtent pourtant une importance pratique considérable.
Car seule la conduite d’une motocyclette lourde implique de posséder un permis spécifique ; motocyclettes légères et tricycles sont en effet accessibles aux automobilistes, au prix, depuis quelques années, d’une journée de formation complémentaire. Quant au cyclomoteur, la formation nécessaire est en principe dispensée au collège. En d’autres termes, plus de 80 % des véhicules recensés lors de cette courte observation peuvent être conduits sans contraintes particulières ; le transfert modal de l’automobile vers le deux-roues motorisé, une question sur laquelle on reviendra un peu plus loin, ne présente alors guère de difficultés. Il en présente d’autant moins lorsque l’on prend aussi en compte le fait que, en France, environ 25 % des hommes âgés de moins de 45 ans possèdent un permis moto.

Le Quartier central des affaires, et les manières de s’y rendre

Choisir les alentours du boulevard Haussmann pour y observer la densité des deux-roues motorisés ne relève pas d’une démarche arbitraire. Car cette portion de territoire correspond au centre d’une zone que l’Atelier Parisien d’Urbanisme et l’INSEE, dans une étude consacrée aux principaux pôles d’emploi d’Île-de-France, qualifient de Quartier central des affaires. On trouve là près de 500 000 emplois salariés, principalement dans les domaines de la finance et de la gestion, avec un pourcentage de cadres qui s’élève à 39 %. Dans une note datant de décembre 2014, l’APUR s’intéresse aux distances que ces salariés parcourent pour rejoindre leur travail, et à leur lieu de résidence. Titrée « La moitié des salariés des pôles d’emploi franciliens parcourent moins de 10 km pour se rendre à leur travail », une élégante façon de voir le verre à moitié plein, l’étude montre, au-delà de cette médiane déjà significative, les très grandes disparités qui existent en la matière. Le cas du Quartier central est spécifique en ceci que « la provenance des salariés » y est « variée et diffuse », et que son attractivité dépasse les limites de la région, puisque plus de 10 % de ses actifs viennent de province, profitant sans doute de sa desserte par des transports en communs lourds. Elle montre aussi l’écart significatif entre la distance médiane parcourue par les cadres, moins de 8 km, et par les professions intermédiaires, 12 km.

Situé entre la gare Saint-Lazare, au nord, et la station Auber, au sud-est, le boulevard Haussmann se trouve ainsi au milieu d’un des quartiers les mieux desservis par le réseau ferré et le RER, donc l’un des plus propices à la mobilité des banlieusards. Sans nul doute les salariés empruntent-ils, en priorité, ces modes de transport. Mais une fraction d’entre eux, ceux qui habitent dans les départements de la petite comme de la grande couronne, a choisi de faire cet aller-retour quotidien au guidon d’un motocycle. De ces mouvements, on ne sait pas grand chose, leur pratique étant autrement moins étudiée, et documentée, que celle du vélo. Directement intéressée à la question, la DRIEA d’Île-de-France a malgré tout entamé, à partir de 2012, une campagne de comptages dont les résultats sont détaillés dans plusieurs documents. En des points stratégiques pour les déplacements de la périphérie vers le centre, l’autoroute A13 au pont de Saint-Cloud, la nationale 118 au pont de Sèvres, à la fatidique heure de pointe du matin, entre 8h45 et 9h00, de mars à novembre, la proportion de motocycles dans le trafic dépasse 30 %.
Grâce à un rapport d’AIRPARIF, la structure chargée de mesure la qualité de l’air en Île-de-France, lequel cite une étude de la mairie de Paris, on peut compléter cette analyse par des données purement parisiennes. En 2012, aux heures de pointe, entre 9h00 et 10h00, 18h00 et 19h00, la part des deux-roues dans le trafic motorisé dépasse les 20 %. Durant ces périodes, un véhicule motorisé privé sur quatre est un deux-roues. Comparant les années 2012 et 2002, cette étude montre de plus le développement de ce mode de déplacement, qui ne représentait au plus que 14 % du trafic en 2002. Comme on va le voir maintenant, on trouve là l’indice d’un transfert modal qui profite d’une opportunité, et répond à une contrainte.

De l’automobile vers le scooter, un transfert modal ignoré

En exploitant une série statistique poursuivie jusqu’en en 2009, les immatriculations de véhicules neufs détaillées par département, on peut estimer l’importance de ce transfert, lequel débute en 1996 grâce à une évolution réglementaire fondamentale. L’entrée en vigueur d’une directive européenne rend alors aux titulaires du permis B l’accès aux motocyclettes légères, lequel leur avait été retiré en 1980. Les immatriculations de cette catégorie de véhicules connaissent alors une forte croissance, qu’il faut analyser un peu plus en détail. Sur le seul territoire de l’Île-de-France, on passe ainsi de moins de 8 000 unités vendues en 1994 à plus de 18 500 en 1997. Les ventes se stabilisent peu après, retombent sous les 18 000 unités en 2002 avant de repartir l’année suivante pour culminer en 2007 avec 34 504 motocyclettes légères pour un total de plus de 60 000 motocycles immatriculés, soit 16 % des immatriculations régionales d’automobiles. Dans le seul département de Paris, on trouve une tendance identique, mais plus accentuée : ainsi, toujours en 2007, le total de 16 480 motocycles vendus, lequel comprend plus de 70 % de motocyclettes légères, représente presque 30 % des immatriculations de véhicules légers. La baisse de ces dernières, très forte entre 2002 et 2003, continue mais moins accentuée ensuite, rapportée à la hausse vigoureuse des ventes de motocycles entre 2002 et 2007 ne laisse guère de doute quant à l’existence, et à l’importance, de ce transfert modal.

Tout se passe comme si le recours aux deux-roues motorisés, d’abord favorisé en 1996 par la réglementation, avait connu à partir de 2002 une impulsion nouvelle. La coïncidence avec la nouvelle stratégie alors développée par la mairie de Paris, réorganisant la voirie pour favoriser les transports en commun et le vélo au détriment des autres modes de déplacement, ne peut être fortuite. Et si les usagers, troquant leur automobile contre un deux-roues motorisé, acceptent par là même un certain nombre de désagréments et un risque bien supérieur, c’est parce que ce véhicule leur permet de préserver l’essentiel : le temps de trajet, la souplesse des déplacements, la capacité de répondre à l’imprévu. Indispensables aux commuters qui, grâce à eux, peuvent maintenir inchangé le temps de parcours entre leur domicile et leur lieu de travail, les motocycles le sont aussi, dans un contexte plus strictement urbain, pour ces professions libérales, cadres dirigeants, hauts fonctionnaires, voire même pour un tout nouveau membre du Conseil Constitutionnel, lesquels ont un besoin incessant de se déplacer tandis que, à cause des obstacles désormais dressés sur leur passage et de la rigidité des transports en commun, ils ne peuvent guère employer d’autre mode de transport.

Une politique parisienne ambiguë

Peu consommateur d’essence pour ces petites cylindrées dont on a vu qu’elles formaient l’essentiel du parc, monopolisant à peine plus d’espace qu’un vélo, le deux-roues motorisé présente aussi des avantages en matière de pollution. À la seule exception des vieilles motorisations deux-temps d’importance résiduelle, il émet en effet si peu de particules fines que les normes Euro n’en tiennent même pas compte. Une étude de l’ADEME montre par ailleurs combien les émissions d’oxydes d’azote, l’autre polluant notable, restent étroitement associées à une motorisation diesel responsable de près de 90 % d’entre elles, motorisation totalement inconnue dans l’univers du deux-roues. Ces propriétés n’ont pas échappé à de grandes métropoles comme Londres, Madrid ou Barcelone, qui reconnaissent l’intérêt de cette solution de substitution à l’automobile et favorisent son emploi, autorisant par exemple la circulation dans les couloirs d’autobus. Le contraste avec les choix parisiens, et plus généralement avec une Île-de-France dont le Plan de déplacements urbains se fixe comme objectif explicite de contrarier le développement des deux-roues motorisés, est donc total.

La politique publique régionale et nationale se retranche dans le non-dit. L’évidence du rôle aujourd’hui indispensable des motocycles dans les déplacements de surface urbains et suburbains ne s’accompagne d’aucun effort significatif. Pierre Kopp, dans un article datant de 2009 et qui vise précisément à analyser et quantifier l’importance des deux-roues motorisés dans la mobilité parisienne, écrit ainsi : « D’importantes dépenses ont été réalisées pour les vélos, notamment afin de sécuriser leur utilisation. Peu ou rien n’a été fait pour le 2RM dont l’utilité sociale est incommensurablement plus élevée ». Localement, l’adaptation à cette réalité nouvelle se fait à minima, répondant avec réticence à une contrainte de plus en plus forte. Ainsi en est-il de la circulation entre les files sur les grands axes, pratique depuis peu dépénalisée sous certaines conditions et à titre expérimental, alors même qu’elle est massivement adoptée par les motocyclistes puisqu’elle permet ce gain de temps qui constitue à la fois le principal attrait de ce mode de déplacement, et une contribution indispensable à la fluidité d’un trafic routier qui serait sans lui, aux heures de pointes où l’on a vu son importance numérique, complètement bloqué.
Ainsi en va-t-il aussi de la rue d’Anjou ou de la rue des Mathurins, comme d’un certain nombre d’autres voies à sens unique et au trafic réduit dont un des côtés a été aménagé pour autoriser un stationnement longitudinal des motocycles. Une telle conversion n’a guère nécessité d’autres dépenses que de peinture, mais il a suffit de quelques mois pour que les dizaines d’emplacements ainsi créés se retrouvent saturés. Parallèlement, et sans que ni la réglementation européenne, ni les impératifs de santé publique ne leurs apportent la moindre justification, ville de Paris et ministère de l’Environnement font assaut de mesures qui conduiraient, à très court terme, à bannir de nombre de territoires urbains la moitié, voire les deux-tiers, des deux-roues motorisés actuellement utilisés. Nul doute que, si elle se confirme, une telle prohibition constituera un intéressant moment de vérité.

Denis Berger 11 mai 2016

Bibliographie

  • Émissions de particules et de NOx par les véhicules routiers, Les avis de l’ADEME, juin 2014
  • Évolution de la qualité de l’air à Paris entre 2002 et 2012, AIRPARIF, juillet 2013
  • Étude du trafic des deux-roues motorisés en Île-de-France, Direction régionale et interdépartementale de l’Équipement et de l’Aménagement Île-de-France, juillet 2012
  • François Dubujet, Yoann Musiedlak, François Mohrt, Pauline Virot, En Île-de-France, 39 pôles d’emploi structurent l’économie régionale, Île-de-France à la page, INSEE, janvier 2014
  • Pierre Kopp, La contribution des deux-roues motorisés à la mobilité dans une grande métropole : le cas de Paris, Transports, n° 456, juillet-août 2009
  • François Mohrt, Pauline Virot, Jean-Wilfrid Berthelot, François Dubujet, La moitié des salariés des pôles d’emploi franciliens parcourent moins de 10 km pour se rendre à leur travail, Note n°83, APUR, décembre 2014

Tribune écrite en février 2016 à la demande de metropolitiques.eu. Engloutie depuis lors dans les marécages de la validation