Les efforts constants qu’il faut déployer pour écrire son mémoire de sociologie en un langage accessible ne suffisent pas à le rendre totalement intelligible, d’autant que le recours à un vocabulaire familier peut se révéler trompeur. Aussi vaut-il mieux essayer de prévenir les erreurs d’interprétation, et lui adjoindre, à titre d’avertissement, une sorte de préface, dont le premier objectif sera de rectifier une erreur. Contrairement à ce que j’écris en introduction, et comme elle me le précise dans un courrier électronique, Carole Soriano, auteur d’un mémoire de maîtrise consacré aux motards de la région de Perpignan disponible via sa bibliothèque universitaire, et d’un DEA accessible aux seuls Perpignanais, n’a pas répondu ainsi à la demande de son directeur de recherche : le sujet l’intéressait depuis longtemps, et son directeur l’a surtout, à fort juste titre, mise en garde face à la difficulté qu’elle aurait à trouver des textes sociologiques relatifs aux motards. Ce qui, bien sûr, ne fait que renforcer l’intérêt de son travail.

déviance et délinquance

Si l’on peut se contenter de définir la délinquance comme le propre de ceux qui enfreignent la loi, la déviance constitue un phénomène à la fois bien plus vaste et bien plus difficile à cerner. Pour Howard Becker, référence toujours fondamentale en la matière, on peut définir comme déviants les individus étiquetés comme tels par les membres du groupe social auquel ils appartiennent, et notamment par ceux qui disposent du pouvoir d’imposer des normes, justement parce que les déviants transgressent les normes en question. Il s’agit, en somme, de gens dont le mode de vie s’éloigne suffisamment de ce que le commun des mortels considère comme normal pour qu’ils soient jugés, au minimum, comme un peu spéciaux. Il suffit de se souvenir des réactions de sa hiérachie, de ses collègues de travail, ou de ses voisins de palier, lorsqu’ils apprennent qu’on est motard, ou plus simplement de ces paternalistes conseils de prudence que l’on reçoit alors, pour admettre que, dans la France d’aujourd’hui, rouler à moto représente encore une forme de déviance.

Dans son ouvrage qui constitue ma principale référence théorique, Howard Becker étudie deux groupes déviants qu’il côtoyait, voire auxquels il appartenait, lors de ses études à l’université de Chicago dans les années cinquante : le premier, les musiciens de danse jouant essentiellement dans des clubs, se caractérisait par un mode de vie particulier mais pas spécialement délinquant là où les membres du second, les fumeurs de marijuana, étaient déviants parce que délinquants. On peut parfaitement imaginer une délinquance pratiquée de manière suffisamment massive pour constituer une norme, donc ne pas être déviante, par exemple quand, sur un tronçon de route spécifique, presque tous les automobilistes ont l’habitude de rouler systématiquement au-dessus de la vitesse imposée. Les motards, eux, présentent l’intérêt d’être toujours déviants, et parfois délinquants, notamment lorsque leurs machines sont débridées et dépassent la puissance légale de 73,6 kw. Il n’y a alors rien d’excessif à établir un parallèle, comme je le fais dans une bonne partie du mémoire, entre les motards que j’ai rencontrés et les consommateurs de marijuana d’Howard Becker, non que ces deux populations aient quoi que ce soit en commun, mais parce qu’elles auront recours à des pratiques, produiront des normes, élaboreront des justifications, construiront des carrières, mettront en place des stratégies pour échapper à la répression ou se procurer des produits interdits qui, elles, seront comparables.

la question de la représentativité

Presque fatalement, les mémoires de master, autrefois maîtrises et DEA, de sociologie ont un point commun : ils étudient un milieu d’une taille très réduite. La raison en est essentiellement pratique : quand un étudiant doit produire un travail personnel dans son cursus de sociologie, travail auquel il consacre en principe une année de dur labeur, et une seule, il lui faut se limiter à un objet facilement accessible et de taille modeste. A l’opposé des grandes, lourdes et chères enquêtes de la sociologie fonctionnaliste, le mémoire qui en résultera relèvera pour l’essentiel de l’enquête ethnographique. Il serait, en conséquence, très périlleux de généraliser ses conclusions à un milieu plus large, et plus encore, en l’espèce, au monde motard dans son ensemble. Ce mémoire a la particularité d’avoir été écrit en recueillant observations et entretiens dans trois situations distinctes : dans un club à vocation touristique de la région parisienne, grâce à un forum consacré à un modèle particulier, et avec les volontaires qui se sont manifestés au travers de mon site web. Pourtant, rien ne dit que chacune de ces sources n’apporte pas ses propres biais. La composition sociale d’un club implanté dans les Hauts-de-Seine, et qui, par le jeu des affinités, regroupe des motards qui ont passé la trentaine et sont d’un niveau social relativement élevé, n’est pas nécessairement représentative des autres clubs de la région parisienne, et encore moins du pays entier. Le forum où se retrouvent les acquéreurs du modèle haut de gamme d’une marque prestigieuse sera nécessairement socialement très homogène, donc encore moins représentatif. Enfin, il paraît évident qu’un site web surtout remarquable pour la longueur des articles qui s’y trouvent, la complexité de la langue qui y a cours, et l’austérité de ses développements statistiques ne peut prétendre à une vocation grand public. Rien ne dit, en d’autres termes, qu’une même enquête menée d’une façon similaire dans un milieu très différent, jeunes amateurs de sensations, ou sages propriétaires d’utilitaires, n’aurait pas fourni des conclusions bien différentes.

La synthèse qu’il faut bâtir à partir du matériel recueilli aura d’autre part une conséquence fatale : puisque l’on cherche ce que des expériences singulières peuvent avoir de commun, on sera conduit à accorder une valeur différente aux entretiens, selon qu’il se rapprochent ou non de la norme, du déroulement d’une carrière de motard par exemple, que l’on va définir. Et les entretiens les plus éloignés de cette norme, trop singuliers pour être inscrits dans une démarche sociologique qui s’intéresse fatalement aux points communs et aux comportements collectifs, seront moins utiles, et moins utilisés. L’ennui de ce type de démarche, où l’on n’étudie pas vraiment des faits, où l’on n’est jamais certain d’interpréter correctement ce que l’on observe, où l’on peut être conduit à des interprétations relativement arbitraires, et en tout cas dont on n’est pas en mesure de prouver qu’elles sont vraies, est qu’elle ne peut éviter une certaine artificialité, et un regrettable relativisme.
Il s’agit, en somme, d’un travail que l’on a tout fait pour rendre exact, sans pouvoir être raisonnablement certain d’y être arrivé ce qui, si l’on tient compte du nombre d’heures qui y ont été consacrées, est relativement décevant. Au moins est-il terminé, définitif et, pour ceux que cela intéresse, disponible ici.