A la Sécurité Routière, on aime les choses simples, et l’on déteste se compliquer l’existence. On occupe, il est vrai, une position confortable, avec l’attention bienveillante de sa tutelle, un appui sans failles et sans nuances des média, et extrêmement peu de contradicteurs. Alors, la paresse guette, l’on se contente de reproduire, d’une année sur l’autre, des analyses qui tournent au stéréotype, et l’on peut, à l’abri de sa force d’imposition, présenter comme incontestables des affirmations que l’on ne prend même pas la peine d’étayer en citant ses sources et en décrivant sa méthodologie. Malheureusement pour lui, l’apprenti sociologue, corseté de contraintes scientifiques, ne dispose pas des mêmes libertés ; là où la Sécurité Routière se contente de conclure sa synthèse du bilan annuel de l’accidentalité d’un rituel : « Pour ce qui est de la conduite des motocyclettes, la France enregistre un taux 2,8 fois plus fort que l’Allemagne. », il lui faut bien chercher à comprendre ce qui peut, statistiquement, justifier l’écart en question mais, d’abord, déchiffrer ce dont il s’agit.

Dans ce chapitre final du document de synthèse, la Sécurité Routière aborde les comparaisons internationales ; en l’espèce il faut comprendre que, par kilomètre parcouru, le risque d’être tué est 2,8 fois plus important pour les motards français que pour les allemands. Cette information est systématiquement présente dans chaque édition de ce document, même si elle connaît quelques variations, puisque le risque est donné comme trois fois plus important dans l’édition 2003, et 2,7 fois dans la version 2005, et elle fournit en permanence à tous les membres de l’appareil d’État, ministre compris, un argument servi comme preuve ultime de l’indiscipline du motard français, donc de la nécessité de le surveiller étroitement.

décomposition

On passera sur la contradiction logique, pour un organisme qui reconnaît par ailleurs que les motards sont moins qu’aucun autre usager motorisé responsables des accidents dont ils sont victimes, de leur en attribuer la faute exclusive, pour s’interroger sur la manière dont peuvent être produites ces données, tant il paraît bien curieux qu’un tel écart puisse exister entre deux populations socialement proches, donc comparables tant par leur comportement que par les contraintes légales et sociales auxquelles elles sont soumises.
Autrement dit, ça vaut le coup d’y regarder d’un peu plus près, et d’abord en décomposant les termes de la comparaison. Celle-ci s’appuie sur deux agrégats statistiques : le nombre de motocyclistes tués, et leur exposition au risque, soit le nombre de kilomètres qu’ils parcourent chaque année. La définition des motocycles étant identique entre les deux pays – d’une part, les motocyclettes légères, Leichtkrafträder en Allemagne soit, dans le langage courant, les 125, de l’autre, les motos au plein sens du terme – et, depuis 2005, les victimes étant comptabillisées de la même manière, comme décédées dans un délai de trente jours après l’accident, on mesure bien, s’agissant des motocyclistes tués, de part et d’autre du Rhin, la même chose ; en 2006, on compte 793 victimes d’accidents mortels en Allemagne, et 769 en France.

L’exposition au risque, elle, est évaluée en multipliant le parc de motocycles par leur kilométrage annuel moyen ; là, les choses se compliquent. Car il semble n’exister aucune mesure scientifiquement valide de ce kilométrage : ainsi, les données françaises paraissent issues d’un panel de consommateurs généraliste dans lequel la part des utilisateurs de deux-roues motorisés sera inévitablement faible, donc statistiquement peu significative. Il est à peine besoin de mentionner le caractère approximatif de la méthode du panel, et les nombreux biais dont elle peut souffrir. On a donc tout intérêt à faire en première analyse l’hypothèse d’un kilométrage moyen identique entre les deux pays, et à ne s’intéresser qu’au parc de ces véhicules qui, puisqu’il sont tous équipés de cette plaque d’immatriculation qui permet d’identifier chacun d’entre eux de façon certaine, ne devrait pas être compliqué à dénombrer. Mais en fait, les choses ne se passent pas du tout ainsi.

L’annuaire statistique de l’Association des Constructeurs Européens de Motocycles, source d’une richesse sans équivalent et qui montre une fois plus que, en matière de motos, si l’on veut que le travail de l’État soit fait, on a intérêt à s’en occuper soit-même, fournit tous les chiffres nécessaires : ainsi, en 2004, le parc des motocycles allemands était-il évalué à 3 827 829 unités, et le parc français à 1 131 000 motos. Une simple comparaison avec le nombre de tués, presque identique en 2006 dans les deux pays, montre bien d’où peut provenir l’écart. Seulement, et cet article n’aurait sans cela pas d’objet, il est élémentaire de prouver que cet écart entre les mortalités des deux pays n’est qu’un pur artefact statistique, uniquement dû à la manière dont, en France et en Allemagne, en comptant les motos, si l’on compte la même chose, on ne le fait absolument pas de la même manière.

En France, le parc des véhicules motorisés est suivi par le service statistique du ministère des Transports, qui en fournit un état annuel. Sauf que, comme le précise le document, « Il n’est pas tenu de parc pour les motocycles et les tracteurs agricoles ». Alors, qui s’occupe de faire à sa place le travail de l’État ? La Chambre Syndicale Nationale du Motocycle, correspondant français de l’ACEM. Comment procède-t-elle ? Elle utilise les seules données fiables, les immatriculations annuelles publiées par le ministère des Transports, et additionne les vingt derniers résultats en affectant chaque année d’un coefficient de vétusté progressif, coefficient qui paraît particulièrement drastique. Il semble en effet, par exemple, comme le précisait un récent article de Moto Magazine, qu’elle considère que seuls 90 % des motocycles survivent à leur première annnée d’existence. Un tel mode de calcul conduit alors inévitablement à une sous-évaluation significative du parc.
En Allemagne, l’évaluation du parc est du ressort du Kraftfahrt Bundesamt, lequel publie en effet des statistiques annuelles complètes, immatriculations neuves et d’occasion, radiations, et effectifs. Mais sa méthode est purement administrative : les véhicules restent dans l’inventaire aussi longtemps que personne ne vient demander leur radiation. Compte tenu des caractéristiques particulières de l’engin, les vols, les chutes, la vieille bécane que l’on se promet de restaurer un jour et qui en attendant traîne au fond du garage, nombre de véhicules ainsi comptabilisés ne sont plus en état de rouler, et ont parfois cessé d’exister depuis des dizaines d’années, comme en Belgique où, sur les 346 000 motocycles du parc 2005, 95 000 avaient été mis en service avant 1989, comme ces 5 513 cyclomoteurs Flandria toujours inventoriés, bien que la marque ait disparu en 1981. En d’autres termes, cette rigidité toute bureaucratique produit un effet inverse, un résultat tout autant fictif mais avec cette fois-ci une forte surévaluation du parc allemand. Et quand bien même le ministère des Transports se décidait à recenser les motos, les données qu’il produirait ne pourraient pour autant pas servir de base à une comparaison : car, avec un pragmatisme fort justifié, il ne retient, dans son inventaire des automobiles, que les véhicules de moins de quinze ans d’âge.

reconstruction

Il faut donc faire le calcul à sa place, en partant des seules données fiables, les immatriculations annuelles. On appliquera à celles-ci une pondération progressive, sans doute assez réaliste, totalement arbitraire, mais ni plus ni moins arbitraire que celle de la CNSM. Le résultat fournira une mesure d’un parc sans doute inférieure à la réalité, mais cela non plus n’a aucune importance : l’important est que, en utilisant des données fiables et de même nature – les immmatriculations annuelles de motocycles depuis 1994, date des premières données du KBA dont je dispose – en leur appliquant une pondération identique, on obtient une estimation des parcs français et allemands calculée de la même manière, donc des estimations cohérentes et objectivement comparables. Voici les chiffres :

Immatriculations Parcs
DE FR Pondération DE FR
1994 212 847 84 870 0,13 27 670 11 033
1995 217 791 84 793 0,26 56 626 22 046
1996 271 723 116 005 0,39 105 972 45 242
1997 313 973 147 890 0,50 156 987 73 945
1998 289 982 172 336 0,59 171 089 101 678
1999 282 462 192 744 0,67 189 250 129 138
2000 252 628 179 552 0,74 186 945 132 868
2001 226 848 179 590 0,79 179 210 141 876
2002 204 141 168 754 0,83 169 437 140 066
2003 191 285 176 149 0,87 166 418 153 250
2004 173 550 183 811 0,91 157 931 167 268
2005 168 675 196 618 0,94 158 555 184 821
2006 165 875 229 364 0,97 160 899 222 483
Parc Total 1 886 987 1 525 715

Entre la France et l’Allemagne, on ne se trouve plus vraiment dans un même rapport de forces que celui que laissent présager les chiffres officiels, dont on peut rappeler qu’ils inventorient en 2004 3 827 899 motocycles en Allemagne, et 1 131 000 en France. Ce qui s’explique aisément : là où les immatriculations françaises connaissent une forte croissance, l’Allemagne, qui a touché un point haut en 1997, suit une tendance inverse, si bien que ses immatriculations en 2006 sont de moitié inférieures à celles de 1997. En quelques années, une poursuite de la tendance amènerait les parcs français et allemands à parité.

L’on dispose donc désormais de tous les éléments nécessaires pour calculer ce fameux écart de mortalité pour 2006 entre les deux pays :

Allemagne France
Parc 1 886 987 1 525 715
Tués 793 769
Tués par 1000 0,42 0,5

Là encore, les chiffres du parc étant sans doute inférieurs à la réalité, la mortalité relative calculée sera, elle supérieure. Ce qui n’importe guère, ce calcul n’ayant d’autre but que d’estimer cet écart entre les deux pays, qui restera stable même si le nombre de tués par 1000 diminue, puisqu’il n’a aucune raison de ne pas évoluer de manière identique. Rappelons que, sur la base d’estimations du parc de motocycles dont on vient de démontrer qu’elles étaient invalides, la Sécurité Routière affirmait que les motards français se tuaient 2,8 fois plus que les allemands, donc que l’écart de mortalité entre les deux pays atteignait 180 %. On voit que, avec une méthodologie qui s’appuie sur les seules données fiables, on obtient un écart pour 2006 qui s’établit très précisément à 19,94 %, écart donc près de dix fois inférieur à ce que la Sécurité Routière prétend qu’il est.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. En effet, le nombre de victimes connaît de fortes variations annuelles : ainsi, en Allemagne, par rapport à l’année précédente, il a augmenté de 3,8 % et 2,2 % en 2003 et 2005, et diminué de 9,7 % et 9,4 % en 2004 et 2006, alors même que le nombre d’immatriculations baissait régulièrement sur la période. Là intervient le second paramètre, le kilométrage parcouru, qui peut varier significativement en fonction de déterminants externes comme le prix du carburant et, surtout, le nombre de jours de beau temps. Ainsi, les conditions météorologiques de 2003 peuvent-elles expliquer la hausse de mortalité survenue la même année. Or, en matière de météo, entre les deux pays, il existe un invariant : le climat français, en particulier dans sa partie méridionale est, du fait notamment des températures hivernales, bien plus favorable que l’allemand à la pratique de la moto. Ce paramètre que l’on ignore, le kilométrage annuel, a donc toutes les chances d’être bien plus élevé en France, donc de réduire, voire d’inverser, l’écart de mortalité entre les deux pays. En réalité, cet écart n’est donc pas de 180 %, comme l’affirme la Sécurité Routière, ni même de 20 %, comme on l’a calculé en première analyse : il est, compte tenu des facteurs qui entrent en jeu et de l’incertitude qu’ils génèrent, statistiquement inexistant.

conclusion

Dans l’argumentaire prohibitionniste que la Sécurité Routière emploie à l’égard des motards, la comparaison entre la mortalité relative en France et en Allemagne, inlassablement ressassée, joue un rôle cardinal. Comme on vient de le démontrer, cet argument n’a aucune valeur, et n’est que le produit d’un artefact statistique. Et cette erreur grossière, un test élémentaire, en mettant en évidence l’incohérence des données du parc par rapport aux immatriculations, aurait permis de l’éviter. Il suffisait en effet, en comparant le parc à la moyenne d’une année d’immatriculations, de calculer le nombre d’années d’immatriculations que ce parc représente. A partir des données de l’ACEM, on a effectué ce calcul pour les grands marchés européens de la moto, en comparant parc 2004 et moyenne des immatriculations des années 2002, 2003 et 2004. Pour que ce paramètre central ait un sens, il faut que la dispersion, donc les variations d’une année sur l’autre, ne soit pas trop importante. En raison de sa croissance explosive, avec 63 365 immatriculations en 2003, et 123 143 en 2005, il a donc fallu éliminer l’Espagne, et ne garder que l’Italie, l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et la Grèce, pays que l’on retrouve dans le tableau suivant :

Pays 2002 2003 2004 Moyenne Parc 2004
Rapport Parc
sur Immatriculations
DE 204 129 191 262 173 524 189 638 3 827 899 20,19
FR 168 754 176 006 183 811 176 190 1 131 000 6,42
GR 56 069 59 137 72 023 62 410 714 549 11,45
IT 392 763 408 617 421 489 407 623 4 574 644 11,22
UK 123 391 119 348 106 391 116 377 1 160 888 9,98

Le résultat, on le voit, est spectaculaire. La Grèce, l’Italie et la Grande-Bretagne, avec des parcs qui représentent de dix à onze ans d’immatriculations, constituent à la fois un groupe homogène, et un groupe où l’âge moyen des véhicules, entre cinq et six ans, paraît réaliste. La France, avec six ans et demi, l’Allemagne, avec vingt ans, non seulement s’éloignent fortement de la norme ainsi créée, mais s’en éloignent dans le sens d’une forte majoration du parc pour l’Allemagne, et dans la direction inverse pour la France. Incontestablement, il suffisait de faire ce test de coin de table pour voir que, en comparant France et Allemagne, on allait au devant des ennuis.

On a donc mobilisé pour cette démonstration des données statistiques librement disponibles sur Internet, une pratique de l’Allemand dont on aurait pu se dispenser en utilisant les chiffres de l’ACEM, et des connaissances mathématiques qui comprennent l’addition, la multiplication, les pourcentages et les moyennes arithmétiques, soit des compétences à la portée de n’importe quel lycéen de terminale. Alors, comment se fait-il que l’on réussisse ainsi à faire mieux que l’État français ?

A l’évidence, on ne se trouve pas seulement là face à un biais ethnocentriste, à cause duquel on ne comprend pas les motards parce qu’on les étudie du point de vue de l’automobiliste. C’est le statut même des données qui est en cause : si la Sécurité Routière a choisi de comparer motards français et allemands, au delà du recours au stéréotype toujours vivace des caractères nationaux qui lui permettait d’opposer allemand rigoureux et français indiscipliné, donc de faire accepter d’autant plus facilement ses thèses qu’elles s’appuyaient sur un préjugé existant, c’est bien parce que, de toutes les comparaisons internationales possibles, c’était celle-ci qui lui permettait le mieux d’étayer son argumentaire. En fait de jugement impartial, elle instruisait à charge : mais en n’accordant aucune attention à la qualité de ses preuves, en ne comptant pour les imposer que sur la force de l’appareil d’État, et non sur la validité scientifique de ses données, elle prêtait le flanc à une critique d’autant plus simple à construire que son argumentaire était grossier, et, par là-même, courait le risque de le voir s’effondrer, dévoilant ainsi l’ampleur de son préjugé à l’égard des motards, et dévaluant l’ensemble des analyses qu’elle publie à leur propos.
La fonction des données produites par la Sécurité Routière n’est pas descriptive, comme pour toute honnête série statistique, mais normative : elles ne mesurent pas une réalité, mais servent à justifier un argumentaire. Précisément parce qu’ils n’existent que pour prouver un point de vue, ces chiffres ne témoignent de rien d’autre que du fait qu’ils ont été instrumentalisés à cet effet et n’ont donc, par eux-mêmes, et sauf à prouver le contraire, aucune validité.