On l’apprend grâce à Baptiste Coulmont : les Actes de la recherche en sciences sociales, qui, par rapport à des publications plus officielles telle la Revue française de sociologie, sont un peu à la recherche sociologique française ce que Moto Journal était à Moto Revue, l’enfant turbulent né dans l’agitation des années soixante-dix, sont désormais accessibles en ligne depuis les premières livraisons, de 1975 à 2003, les années suivantes étant progressivement mises à la disposition du lecteur impécunieux sur Cairn. C’est l’occasion de retrouver un ancien texte de Luc Boltanski paru dans le numéro 2, « Les usages sociaux de l’automobile : concurrence pour l’espace et accidents » dont, trente ans après, et même s’il s’intéresse uniquement aux automobilistes, bien des remarques restent pertinentes, peuvent sans grande difficulté être étendues à la moto, et montrent combien, en l’absence d’une authentique approche sociologique des conducteurs, qui interprèterait donc leurs comportements en fonction de leurs origines et de leurs positions sociales, l’accidentologie se condamne à rester dans le domaine des pseudo-sciences.

Les très rares analyses ethnographiques portant sur la question des accidents, et sur ce que l’on appelle désormais la violence routière, attestent pourtant bien de l’importance de ce facteur. Ainsi, Jean-Marie Renouard, qui, dans As du volant et chauffards, a conduit une soixantaine d’entretiens avec des automobilistes poursuivis au tribunal pour des délits routiers, note combien la nature de ceux-ci dépend de la situation sociale de leurs auteurs, lesquels, neuf fois sur dix, sont des hommes. Les employés, ouvriers, petits commerçants seront très majoritairement poursuivis pour avoir conduit en état d’imprégnation alcoolique, tandis que les grands excès de vitesse, et alors même que, contrairement aux années soixante et soixante-dix où Luc Boltanski écrivait son article, l’amélioration et l’homogénéisation des performances des automobiles a permis, en quelque sorte, la démocratisation de ce délit particulier, restent des infractions de cadres et de professions libérales.
C’est que, au delà des approches supeficielles auxquelles Luc Boltanski règle leur compte d’une formule assassine, « prêchi-prêcha sacerdotal », « terrorisme médical », « verbalisme avant-gardiste », le refus de prendre en considération la composante sociale des accidents de la route procède d’abord de la prééminence du juridique : des premiers actes, avec ce constat amiable où l’affaire se règle en privé, et avec sa compagnie d’assurance, aux éventuelles suites judiciaires, l’ensemble du processus des accidents se place exclusivement dans le cadre légal d’une procédure. Et c’est seulement au tribunal, soit pour une infime proportion des cas, que l’automobiliste anonyme deviendra un individu qui, compte tenu du temps qui lui sera accordé, aura tout juste le temps de décliner son nom et sa profession. Le poids de ce système normatif explique sans doute en grande partie pourquoi l’accidentologie ne peut se penser en dehors du principe de la faute et de la sanction, et pourquoi elle n’accepte pas de prendre en compte d’autres variables sociales que les plus évidentes, le sexe et l’âge, paramètres les plus universels, puisqu’ils seront par exemple utilisés pour donner à chaque individu son identifiant unique, le numéro de sécurité sociale, et donc les plus neutres. En ne poussant pas plus loin la segmentation sociométrique, on évite donc toute référence, et tout besoin de recourir, à une discipline rebelle comme la sociologie.

Luc Boltanski montre pourtant bien tout ce que les accidents doivent à ce paradoxe  : alors que les propriétés de l’autoroute, voie spécialisée par destination, comme de sa rue dans son quartier, spécialisée par nature, limitent les occasions de rencontres socialement hétérogènes, la route reste l’un des rares endroits où se côtoient des acteurs que tout oppose et qui, généralement, s’évitent. Et le carrefour, entre route principale et route secondaire en particulier, devient, au propre comme au figuré, le principal terrain d’une rencontre souvent brutale : « si les intersections constituent le lieu privilégié des collisions (…) c’est au moins pour une part qu’elles opèrent la rencontre fortuite, en un même point de l’espace physique, d’espaces sociaux différents, régis chacun par des règles propres et qui pourraient se superposer en nombre illimité sans interférer, n’était la rareté absolue de l’espace physique. Le paysan qui, avec son tracteur, débouche d’un chemin de campagne et qui, traversant à l’aveugle la route nationale, pénètre dans le champ qui la borde et où il se rend, ne fait que suivre un trajet frayé de longue date, familier et chargé de significations quotidiennes, avec lequel la route reliant entre elles deux villes éloignées interfère par accident en se superposant un instant à lui. (Boltanski, Les usages sociaux de l’automobile, p 44). En 1972, précise Luc Boltanski, les intersections totalisent 42 % des accidents corporels ; en l’espèce, la situation d’ensemble a fortement évolué, puisque, nous dit l’ONISR, elles ne représentent plus en 2005 que 27 % des accidents, et 12 % des tués. Mais pour les motards, et selon la même source, si, en 2004, la proportion d’accidents corporels reste, avec 29 %, proche de la moyenne nationale, la part des tués dans ces circonstances est, elle, bien supérieure, puisque représentant 29 % du total en 2002, et encore 27 % en 2003.
Les carrefours, en d’autres termes, sans doute grâce à leurs aménagements, et au développement de priorités matérialisées par des balises ou des signaux stop, sont devenus moins dangereux pour les usagers en général, mais pas moins meurtiers pour les motards. Avec eux, le « malentendu symbolique entre indigènes et étrangers » que décrit Luc Boltanski, chacun ayant une interprétation propre et incompatible du code de la route et de son application à cet endroit précis, devient incompréhension radicale : entre « le paysan avec son tracteur » et le motard urbain en promenade ou en déplacement, l’hétérogénéité, somme des différences entre les positions sociales, les lieux d’habitation, les pratiques, la nature des véhicules et de leurs performances, atteint son maximum. Plus que différent, le motard reste totalement indéchiffrable, l’effort nécessaire pour le comprendre se révélant d’autant moins utile que cet étranger, sur la route, ne se rencontre qu’en très petit nombre et, étant vulnérable par nature, se montre inoffensif sauf pour ceux qui sont aussi vulnérables que lui.

On comprend alors combien il est devient tentant, comme le fait l’INRETS, qui semble par ailleurs ne toujours pas avoir appris à distinguer cyclomoteurs et motocyclettes, de rejeter, contre le constat statistique, la responsabilité de l’accident sur le motard et sur lui seul, au nom de formules simples mais constamment reprises, telles le sempiternel « attachement excessif à son statut prioritaire ». Indubitablement, ce type de raisonnement aussi rudimentaire que normatif simplifie la vie du chercheur et démontre, a contrario, combien il importe, pour les accidentologues, de laisser la sociologie hors champ.