Une des difficultés de l’analyse des politiques publiques, et en particulier de ce processus qui gouverne leur élaboration, puis leur mise en œuvre, peut se résumer dans un paradoxe : on dispose toujours, à leur sujet, du moins tant qu’elles ne sont pas couvertes par un secret particulier, d’une quantité souvent considérable de données, rapports préalables, compte-rendus de concertations, textes règlementaires, audits. Et malgré tout, il est très difficile à la fois de mesurer la pertinence de ces éléments d’information, et de déterminer s’ils permettent bien de décrire les choses de la manière dont elles se sont effectivement passées. Il existe, bien sûr, une tentation : celle de postuler la stricte neutralité des agents de l’État, la transparence des procédures suivies, lesquelles sont présupposées entièrement déterminées par des contraintes légales, la parfaite adéquation entre une politique telle qu’elle est menée, et les documents officiels qui la décrivent, la tentation, en somme, de croire que les archives disent tout, et qu’il n’existe d’autre difficulté que d’y accéder. Mais sans doute, en particulier lorsque la politique en question s’élabore contre, ou avec, un groupe social qui dispose de ses propres instances de représentation, lorsque, donc, l’administration, sa structure, ses corps de fonctionnaires, se trouve forcée de composer avec un adversaire remuant, organisé, et informé, cet écart entre les faits et l’image qu’en garde les archives atteint-il des sommets. On disposera alors, lorsqu’une politique se met en place non pas par la seule volonté du pouvoir, mais à la suite d’une négociation avec un tel partenaire, d’un matériau abondant, provenant de sources officielles aussi bien que des archives du partenaire en question, et des souvenirs des acteurs, sans pour autant pouvoir déterminer dans quelle mesure ce qui a été dit, et parfois décidé, correspond bien à ce qui a été appliqué.

Tel est bien le cas pour la situation dont il sera question ici, et dont on cherchera, en particulier avec l’aide du recul du temps, à savoir dans quel mesure ce qui a été collectivement décidé est bien entré en œuvre. Il s’agit d’une concertation organisée par le ministère des Transports et la Délégation à la sécurité routière et qui, se déroulant sur plusieurs mois, avait comme objectif, grâce à la participation d’individus qualifiés et supposés représenter l’ensemble des intérêts en jeu, et la FFMC parmi d’autres, grâce à un travail s’effectuant pour l’essentiel à l’intérieur de commissions spécialisées, de faire un état complet des problèmes touchant les utilisateurs de deux-roues motorisés, et de chercher à y apporter des solutions pertinentes. Ceux qui connaissent un peu l’actualité s’étonneront sans doute que l’on juge ainsi un processus entamé en juin 2009, et toujours en cours. Mais il n’en est rien : en effet, cette concertation-là s’est déroulée de mars à décembre 1982, voilà donc près de trente ans.

expériences préalables

Et celle-ci, de plus, avant d’avoir commencé, avait déjà une histoire, qu’il est possible de reconstituer à partir des archives des ministères des Transports et de l’Intérieur versées d’une manière qui semble assez aléatoire aux Archives Nationales et qui sont, pour l’heure, conservées à Fontainebleau. Le 23 mars 1981 à la mairie de Suresnes, ville dont le sénateur-maire socialiste, Robert Pontillon, avait fourni à la toute jeune Fédération Française des Motards en Colère son premier local, la Fédé organise de concert avec l’Association de Défense de la Conduite Automobile, réseau d’auto-écoles indépendantes qui, en particulier en la personne de son secrétaire général, Maurice Pissaruk, l’accompagna dans ses premières actions, un « colloque » livrant des « réflexions sur le phénomène moto » et des « mesures susceptibles d’assurer la sécurité des motocyclistes ». L’intérêt de cette journée tient sans doute moins dans sa conclusion – l’abandon du permis moto mis en place par Christian Gérondeau, alors Délégué à la sécurité routière, avec ses trois déclinaisons A1/A2/A3, les épreuves qui lui étaient associés, et les catégories de véhicules qu’il générait, en particulier ce 80cm³ avec sa vitesse limitée par construction à 75 km/h – que dans les propriétés de ses participants. Outre de nombreux membres de la FFMC et de l’ADECA, on retrouve en effet des élus, députés et sénateurs communistes ou socialistes, leurs homologues de l’UDF et du RPR, invités, étant mentionnés comme « excusés », les dirigeants du syndicat national des inspecteurs et cadres du Service National des Examens du Permis de Conduire, qui prendront soin de préciser que « les examinateurs n’ont jamais été consultés jusqu’à ce jour pour déterminer les modalités d’examen. Ils entendent maintenant exiger de participer pleinement à l’élaboration de nouvelles mesures », un journaliste de Moto-Journal et un représentant de la chambre syndicale des importateurs de motocycles.
La liste des participants au colloque constitue ainsi le négatif exact d’un groupe constitué deux ans plus tôt, lors d’une consultation organisée en 1979 pour déterminer les modalités pratiques du nouveau permis alors en gestation. Maître d’œuvre, le ministère des Transports y avait convié la Prévention Routière, association créée en 1949 par des sociétés d’assurance longtemps restées sous tutelle publique et intimement liée à l’appareil d’État, les grands réseaux d’auto-écoles, une chambre syndicale qui était celle de la réparation automobile, un syndicat d’enseignants de la conduite, la police et la gendarmerie, le tout placé sous la responsabilité du directeur du SNEPC. À deux années d’écart, sur un thème identique, ces réunions qui, chacune, par leur nature même de consultation, impliquaient le recours à des experts d’origine variée, ont pu satisfaire cette exigence tout en faisant appel à des acteurs absolument distincts. Chaque organisateur mobilise pour l’occasion son réseau, constitué selon le principe de sélection qui lui est propre et le définit dans l’espace social. Pour le Ministère, il s’agit d’un axe institutionnel, avec la participation des services de l’État, de ses interlocuteurs attitrés, représentant des constructeurs ou des auto-écoles, et de la Prévention Routière. À la FFMC, on retrouve un axe militant, avec des élus de gauche, des syndicalistes, et l’ADECA, réseau d’auto-écoles à la fois associé à la FFMC, et luttant contre les grandes entreprises du secteur.
En conclusion de son colloque, la FFMC appelait à « mettre en place à partir de l’actuelle assemblée une commission nationale moto ouverte à tous ceux qui ont compétence pour y participer », sans préciser plus avant le programme qu’aurait à étudier une telle commission. Mais pour qu’elle soit entendue, plusieurs relances seront nécessaires. Le 23 décembre, le 9 février, le 23 mars, trois courriers signés Jean-Marc Maldonado, porte-parole officiel et dirigeant réel de la Fédération, parviennent au ministère de l’Intérieur. Utilisant le registre de la menace, celui du boycott des 80 cm³ produits en France, celui aussi d’un retour dans la rue, ils jouent de la proximité politique entre la FFMC et le nouveau pouvoir, et emploient les arguments classiques de la déception et de la trahison des attentes, opposant les promesses électorales d’un François Mitterrand évoquant la mise en place d’une « plan d’urgence pour la sécurité routière » élaboré avec « les représentants des enseignants et des usagers » aux décisions prise lors du Comité Interministériel de Sécurité Routière du 19 décembre 1981, qui ne prévoyaient pas de remettre en cause le permis moto en trois étapes élaboré par Christian Gérondeau. Bien que ces quelques documents, avec les commentaires qui les accompagnent lorsqu’ils sont transmis de l’Intérieur aux Transports, avec aussi les soulignements qui relèvent les arguments efficaces, ceux qui par exemple mettent en scène les motards comme manifestants, mais aussi comme électeurs déçus, ne permettent d’échafauder que de fragiles hypothèses, on a un peu l’impression d’assister à un jeu entre trois personnages, la FFMC, le tout nouveau pouvoir socialiste, et une haute fonction publique toujours représentée par les mêmes acteurs. Tout se passe comme si la FFMC endossait ici plusieurs costumes, celui de l’organisation militante capable de mettre ses troupes dans la rue, celui du compagnon de luttes d’un nouveau pouvoir au succès duquel elle a contribué, celui aussi, avec le réseau qu’elle a commencé à construite, d’une capacité d’expertise sans guère d’équivalent dans l’univers de la moto. À ces rôles, le pouvoir politique en ajoutera bientôt un autre, faisant des motards le levier qui, contre la haute fonction publique, mettra en marche une nouvelle politique de sécurité routière, prototype d’un modèle bien plus vaste, celui de la politique participative. On trouvera plus loin bien des éléments venant confirmer ces hypothèses.
Et les pressions seront efficaces puisque, le 16 avril 1982, Pierre Mayet, nouveau Délégué à la sécurité routière à peine nommé à la place de Christian Gérondeau, annoncera la mise en place d’une commission chargée d’étudier « les problèmes spécifiques de sécurité posés par l’usage de la motocyclette », et plus particulièrement ceux liés aux infrastructures, aux véhicules, et à la formation des conducteurs. Dès le 30 avril suivant, la Commission nationale motocycliste commencera ses réunions.

autour de la table

Réunir l’ensemble des parties intéressées, hauts fonctionnaires aussi bien que militants motards, pour évoquer toutes les questions touchant à la sécurité des motocyclistes impliquait un programme aussi complexe que varié : l’intérêt, l’originalité sans doute, de la concertation de 1982 tient au fait que celui-ci a été tenu, l’a été dans des délais courts puisque les conclusions finales seront rendues au moins de décembre de la même année, neuf mois après l’ouverture des débats, et a donné lieu à un travail intensif en partie conduit lors de rencontres mensuelles, et parfois bi-mensuelles, et en partie mené avec des expérimentations de terrain, à l’autodrome de Monthléry où le ministère des Transports possédait une piste d’essais. Cinq sous-groupes seront constitués, travaillant chacun de manière indépendante tout en rendant compte de la progression de leurs débats, puis de leurs conclusions, à la Commission qui, elle aussi, tiendra régulièrement séance. Leurs champs d’activité seront, respectivement, la formation, les infrastructures, le véhicule, les statistiques et les assurances. Et chaque sous-groupe comprendra des représentants de toutes les parties, réunissant ainsi autour de la table les divers ministères avec leurs spécialistes du domaine siégeant en tant que tels au Comité interministériel de sécurité routière, par exemple le directeur du Service des examens du permis de conduire pour les Transports, un membre de la sous-direction de la règlementation et du contentieux pour l’Intérieur, ou la direction des Assurances pour les Finances ; ils seront accompagnés par des membres des diverses forces de l’ordre, police, gendarmerie, CRS. La Prévention Routière, l’ONSER, organisme d’études de la sécurité routière depuis lors absorbé par l’INRETS, les compagnies d’assurances complètent la représentation de l’Etat et des structures qui lui sont, depuis longtemps, associées. Côté motards, la FFMC marque fortement sa présence, avec, parfois, comme dans le groupe infrastructures, jusqu’à cinq représentants ; l’ADECA l’accompagne dans le groupe consacré à la formation. De fait, on retrouvera autour de la même table, par nécessité côté FFMC, parce que le changement politique n’a pas eu de conséquence sur leur carrière côté hauts fonctionnaires, précisément les mêmes personnes qui, jusque là, chacune de leur côté, cherchaient à influer sur la politique publique relative à la moto, ou bien la déterminaient. Dans cette concertation se retrouvent les individus même qui, côté FFMC, participaient au colloque du 23 mars 1981 et, côté administration, ont élaboré dès 1979 la réforme de Christian Gérondeau. Dans ce débat qui réunit pouvoirs publics et usagers, seuls manquent les politiques.

La grande hétérogénéité des questions traitées, leur plus ou moins grande pertinence, l’apport ponctuel de spécialistes, du Laboratoire Central des Ponts et Chaussées par exemple, et, parfois, des éléments plus conjoncturels, expliquent largement pourquoi la lecture des rapports rendus en conclusion par les divers sous-groupes paraissent d’un intérêt bien inégal. Ainsi en est-il des assurances, groupe à l’intérieur duquel « la discussion a été franche et ouverte » (compte-rendu de la Commission, 30 juin 1982, p. 4). Elle l’était sans doute d’autant plus qu’elle se produisait quelques mois après le lancement, par la FFMC, de la souscription qui devait permettre la constitution du dépôt de garantie grâce auquel, en septembre 1983, la mutuelle d’assurance du mouvement motard verra le jour. Réponse de la FFMC à la forte hausse des cotisations d’assurance qui avait suivi la libération des tarifs, en 1979, la création de cette mutuelle vidait ainsi le débat de sa substance. Aussi le rapport final du groupe Assurances, extrêmement concis, se limite-t-il à un plaidoyer pro domo des sociétés d’assurance, en réponse aux griefs qui leur était adressés par la FFMC. Pour celle-ci, et pour Jean-Marc Maldonado, les primes majorées dont devaient s’acquitter les jeunes conducteurs, avec comme conséquence un défaut d’assurance significatif, représentaient un axe de revendications majeur, exemplaire de la politique « anti-jeunes » que le porte-parole de la FFMC associait au pouvoir giscardien. En réponse, le rapport du groupe de travail justifiait le montant de ces primes par une « qualité du risque (…) bien inférieure à (celle) d’une personne plus expérimentée », et contestait les chiffres avancés par la FFMC selon laquelle on trouvait chez les jeunes conducteurs « 20 % de non-assurés ».
Chargé de répondre aux questions qui lui seraient adressées par les autres groupes de travail et « d’effectuer un cadrage général sur le problème », façon sans doute diplomatique de dire à quel point sa mission, et son utilité, étaient difficiles à définir, le groupe statistiques ne tiendra que deux sessions, pour conclure « qu’on sait peut de chose », par exemple sur le kilométrage annuel parcouru par les motocyclistes, ou même sur les accidents dans lesquels ils sont impliqués, puisque « les données disponibles permettent un cadrage général sur le problème mais pas une analyse fine » (compte-rendu de la Commission, 30 juin 1982, p. 2). Le groupe suggère une amélioration des statistiques d’accidents qui différencierait les motocyclettes légères, 80 et 125 cm³ des grosses cylindrées, et, pour la question du kilométrage, propose de s’en remettre à l’enquête périodique Transports et Déplacements de l’INSEE.
Elles aussi d’ampleur modeste, les recommandations du sous-groupe véhicules se limitaient pour l’essentiel à proposer une « utilisation des phares blancs pour mieux différencier les motocyclettes des voitures particulières » et un « meilleur éclairage des véhicules agricoles en rendant obligatoire l’usage du gyrophare ». Ces mesures, pourtant, ont une histoire. Car l’emploi des phares blancs était une revendication d’une FFMC alors à la recherche de nouveaux motifs de mobilisation, laquelle incitait ses sympathisants à remplacer leurs ampoules jaunes alors obligatoires par des blanches, interdites ; quant à l’équipement des véhicules agricoles avec des gyrophares, il s’agit d’une demande portée par Patrick Robinet, alias Bikette, tête d’affiche et militant très actif du mouvement motard et qui, habitant les Ardennes, était directement concerné par une question qui, disait-il dans un entretien, mobilisait fort peu les Marseillais. Il explique, dans la même entretien, la manière dont cette très modeste avancée a pu, de haute lutte, être obtenue :
« Nous dans les réunions qu’on avait dans les ministères on nous disait mais attendez, les accidents avec les engins agricoles ça fait 120 morts par an, alors je leur disais : « vous mettez ça sur le rapport et que ça soit écrit », et puis c’est trop cher, les agriculteurs pourront jamais se le payer et parallèlement à ça la Prévention Rurale (…) fait une promo sur les gyrophares, alors nous on monte un dossier, on discute avec les énarques, hauts fonctionnaires et tout ça y disent non, on peut pas, je dis : « on peut pas, regardez, la Prévention elle le paye ». Un mois après ils avaient accepté qu’on mette des gyrophares. Nous, au niveau de la sécurité, c’est important. (…) Et ça, c’est un des trucs que la Fédération a obtenu mais après un combat terrible.« 

sujets majeurs

Mais l’essentiel de la concertation se résumera en deux thèmes centraux, qui, en plus de nombreuses réunions, donneront lieu à des expérimentations de terrain, qui, aussi, conduiront aux résultats les plus fructueux et qui, enfin, répondaient chacun à une logique propre. Le sous-groupe formation avait à s’occuper de l’exigence essentielle de la FFMC, l’abandon de la réforme élaborée par Chrsitian Gérondeau et entrée en vigueur au 1er mars 1980, avec ses trois permis de difficulté croissante et les trois catégories de motocycles auxquelles ils donnaient accès dont deux, le 80 cm³ et la 400 cm³, avaient été inventées pour l’occasion. Les débats, fournis, techniques, et parfois animés, conduisirent assez vite à des recommandations qui prévoyaient le retour des 125 cm³, l’abandon des 400 cm³ et, donc, la fusion des motocycles de plus de 125 cm³ en une catégorie unique, et un projet d’élaboration d’un permis pour les cyclomoteurs. Grossièrement, ces principes revenaient à retrouver la situation antérieure à la réforme Gérondeau : aussi, les détails, des épreuves pratiques en particulier, seront-il longuement et âprement discutés, puisque les procès-verbaux de séance consigneront par exemple le barème de points à attribuer, seconde par seconde, à l’épreuve sur plateau qui se déroule en temps limité. Car si Christian Gérondeau avait comme objectif avoué de décourager l’accès à la moto en rendant le permis nécessaire aussi sélectif que possible, la FFMC défendait une position qui, tout en « refusant d’avaliser un permis-cirque tels qu’ils sont aujourd’hui » (compte-rendu du groupe Formation, 26 octobre 1982, p.2) acceptait des épreuves au contenu plus complexe, et donc plus difficiles que celles du permis d’avant 1980. On a, en somme, affaire à une situation où les deux conceptions antagonistes de la FFMC et des fonctionnaires des Transports et de l’Intérieur vont se retrouver dans un compromis qui sera longuement négocié, testé sur le terrain à Monthléry avec la participation des motocyclistes de la police et de la gendarmerie et qui, en fait, n’entrera pas en vigueur avant le 1er janvier 1985, après que se soit déroulé un autre cycle de rencontres dont il sera question plus bas.

Circonstancielle, la négociation autour de la définition des permis moto et du contenu des épreuves y donnant accès relevait en fait d’une opportunité politique exploitée par la FFMC. A l’inverse, l’adaptation aux propriétés des deux-roues motorisés d’infrastructures exclusivement pensées pour les véhicules à quatre roues et les automobiles en particulier était alors, et reste aujourd’hui, une question récurrente. Elle soulève un problème théorique, celui de la prise en compte, dans une infrastructure destinée au public le plus large et donc financée par ce même public, d’une catégorie minoritaire d’usagers dont les besoins spécifiques ne sont guère partagés, et de façon partielle, que par une autre catégorie tout autant minoritaire, les cyclistes. Et la concertation fournira précisément l’occasion d’une relation directe entre, d’un côté, ces usagers qui possèdent une expérience concrète de ces aménagements, avec les conséquences que des conceptions erronées et des matériaux inadaptés entraînent sur leur sécurité, et, de l’autre, avec notamment le Laboratoire Central des Ponts et Chaussés, le Sétra, les services techniques du ministère de l’Intérieur, tous les agents de l’État directement en charge, depuis l’élaboration des normes jusqu’à la pose des produits, de la conception, de la fabrication et du contrôle de ces mêmes aménagements. Pour les premiers, l’enjeu sera de réussir à faire comprendre aux seconds les risques auxquels ils sont exposés, et à faire légitimer les solutions qu’ils proposent, à réussir, en somme, à ouvrir les portes de leur monde à des fonctionnaires qui en ignorent tout et n’ont aucune raison d’y jouer un rôle. Il faudra parfois, comme le rappelle Patrick Robinet, se montrer un peu coercitif :
« Sur les bandes blanches avec Jean-Marc (Maldonado), une anecdote, un jour, on travaille sur les bandes blanches, les gars nous disent quand les bandes blanches sont posées dans les normes, ça glisse pas. Il y avait une nana en grande robe à fleurs, je me rappellerai toujours, qui présidait la séance, je dis à Jean-Marc : « tiens prends mon casque, il pleut, et puis vas-y ». Il me dit : « qu’est-ce qu’il y a ? » « Il pleut ; la grosse, là-bas, tu prends mon casque et tu l’emmènes sur ta moto derrière ». La bonne femme, elle hurlait : « mais laissez-moi » ; « vous dites que ça glisse pas, les bandes blanches, quand il pleut, mais je vais vous montrer que ça glisse ». Ils ont accepté de faire une étude pour voir si les bandes blanches, sous la pluie elles glissaient ou pas.« 
D’une certaine façon, Bikette inventait ce jour-là les opérations Motard d’un jour, durant lesquelles, avec l’idée que la meilleure façon de faire comprendre ses problèmes est encore de les faire partager, des militants de la FFMC prennent comme passagers élus locaux et responsables techniques de la voirie, et parcourent les routes et les rues dont ceux-ci ont la charge à la recherche d’aménagements problématiques.
Le rapport de sept pages issu de ce groupe de travail, et articulé en quatre thèmes dont deux, la chaussée et les obstacles, l’occuperont presque totalement, permet de vérifier l’efficacité de la méthode, puisque le paragraphe relatif au marquage des chaussées reprend précisément les objections soulevées par Patrick Robinet : « Les produits utilisés pour les marques de chaussées sont soumis à homologation. L’usage de produits homologués est obligatoire sur toutes les voies ouvertes à la circulation. (…) Les normes françaises dans ce domaine équivalent à celles de la plupart des pays européens. Toutefois, les résultats observés en utilisation réelle peuvent s’avérer différents en raison d’applications mal contrôlées surtout en milieu urbain, entraînant éventuellement des insuffisances en début de vie des produits. Un effort d’information sur les « règles de l’art » pour la mise en place des produits a été entrepris par le Ministère des Transports. (…) Il apparaît que l’information n’a pas dans de larges mesures atteint les personnes concernées. » (rapport du groupe Infrastructures, 29 juin 1982, p.2-3). On trouvera sans doute assez caractéristique la manière dont le centre, en charge de la normalisation, à la fois se décharge sur la périphérie de la responsabilité des problèmes causés par la mise en oeuvre des produits qu’il normalise, et porte ceux-ci au compte de l’exception, et du provisoire. Sans craindre la contradiction, et sans doute surtout à titre de concession au coût modeste, cette justification n’empêche pourtant pas de recommander : « que soient mis en oeuvre des essais pour vérifier la validité de la norme actuellement en vigueur. Des essais de tenue sur route grandeur réelle sur des planches expérimentales seraient réalisés. (Cette étude sera réalisée par le LCPC sur la piste de glissance de Nantes. La section locale de la FFMC participera à l’étude). Des passages piétons existants qui seront perçus glissants et d’autres qui sont perçus non glissants seront signalés au Laboratoire pour que des mesures physiques soient faites. » (rapport du groupe Infrastructures, 29 juin 1982, p. 3)
Le sujet essentiel restera toutefois celui des obstacles latéraux, aménagements parfois anciens comme les plantations d’arbres en bord de route, aux usages variés, mais qui ont tous comme propriété commune, lorsqu’un motard les heurte, de transformer une chute sans gravité en accident mortel. On touche là, en particulier avec les glissières métalliques de sécurité dont les supports se révèlent particulièrement dangereux, une question cardinale. Installer ces glissières revient en effet à assurer la sécurité d’une catégorie d’usagers – les automobilistes – en dégradant significativement celle de cette autre catégorie qui partage les mêmes aménagements – les motocyclistes. Or, les alternatives, le remplacement des glissières métalliques par des bordures en béton, ou leur doublement en partie basse, ne présentent aucune difficulté technique, comme le confirme le rapport du groupe de travail :
« Les études menées depuis deux ans par les Services Techniques du Ministère des Transports, au sujet de l’amélioration des glissières de sécurité, ont permis d’arriver à une solution pour les modèles utilisés actuellement, initialement conçus pour retenir les véhicules légers. La solution adoptée consiste en l’adjonction d’un élément de glissement inférieur solidaire de la lisse existante, et qui élimine pour un conducteur de deux-roues les risques de heurt sur les parties inférieures des supports. Différents essais de choc ont été réalisés sur cette nouvelle glissière (…) et ont montré que la sécurité des conducteurs de deux-roues pouvait être améliorée sans incidence sur celle des autres usagers de la route. » (rapport du groupe Infrastructures, 29 juin 1982, p. 4). Les difficultés se limitant donc à dégager les financements nécessaires, le rapport précise que : « Le groupe propose que des virages dangereux, et notamment les sorties de voies rapides, où doit être implanté un dispositif de retenue puissent être équipés du dispositif métallique cité ci-dessus ou par les dispositifs en béton. Le coût complémentaire pour la fourniture et pose de l’élément de glissement inférieur de la glissière métallique est de 100 F/m environ. » (rapport du groupe Infrastructures, 29 juin 1982, p. 5)
Comme on le verra plus bas, ces recommandations seront bien loin de résoudre un problème qui deviendra, durant des décennies et à l’échelle européenne, un des thèmes majeurs de mobilisation des mouvements motards. Patrick Robinet témoigne de cette situation, comme d’avancées obtenues sur un autre sujet : « Là où on n’arrivait pas à décoincer, c’était sur les glissières de sécurité, on avait quand même décoincé avec la DDE, c’était de leur faire virer toutes les balises en bois qu’il y avait dans les virages parce qu’à l’époque les balises, elles étaient rectangulaires. Et quand les gars de la DDE les mettaient, ils les mettaient avec du béton, c’était des trucs avec des angles vifs et tout. Mais à la DDE, il y avait déjà des gens qui avaient travaillé dessus, donc on a pas eu beaucoup à compter pour les faire virer. Quand ils ont mis des machins en plastique à la place ça a été un sacré progrès. » Sur ce point, le rapport se montre en effet simple et définitif : « Les anciennes balises de virage en béton ou en bois sont dangereuses en cas de sortie de chaussée. Les balises actuelles en plastique ne présentent pas ces inconvénients. Le groupe propose :
– que les normes d’agrément des matériels prennent en compte la non agressivité,
– que soit engagée la suppression des anciennes balises. » (rapport du groupe infrastructures,  29 juin 1982, p. 5)

Comme le laisse entendre ce texte, comme le rappelle Patrick Robinet, le processus de remplacement des anciennes balises était déjà engagé au moment de la concertation ; il était donc d’autant plus facile de le mener à son terme, et de le porter au crédit de celle-ci, qu’il se serait de toute façon déroulé quand bien même la concertation n’aurait pas eu lieu. Le rapport examine pour finir un autre type d’aménagement dangereux disposé celui-là sur la chaussée, dans les grandes villes, ces séparateurs physiques pour les couloirs réservés aux autobus et qualifiés de « bordurettes ». Or, « Ces dispositifs sont perçus par les représentants de la FFMC comme très dangereux pour des raisons de mauvaise visibilité (…) (ils) demandent le retrait des dispositifs de ce type mis en place récemment à Paris. » (rapport du groupe Infrastructures,  29 juin 1982, p. 5). Très circonspect à l’égard d’aménagements dont la nécessité semble douteuse et le risque avéré, le rapport, reprenant sans doute la position du ministère de l’Équipement, propose de rechercher des solutions « qui éviteraient l’emploi de dispositifs faisant saillie sur la chaussée » ou, au moins, « de définir des règles techniques (…) qui seraient issues d’une approche globale « sécurité et circulation. », en étudiant les paramètres, hauteur, profil, signalisation, les « moins dangereux pour les deux-roues ». (rapport du groupe infrastructures, 29 juin 1982, p. 6) À en juger par l’état de la voirie des villes contemporaines, mais aussi de ces villages tranquilles dont les maires sont de grands expérimentateurs en matière de ralentisseurs, ces sages conseils n’ont eu aucun écho.

les effets

Daté du 1er décembre 1982, le rapport final de la Commission nationale motocycliste rappelait en préambule son objectif, « faire le point, par une concertation avec tous les intéressés, sur les problèmes de sécurité routière concernant la motocyclette », ce pourquoi il « reflète l’opinion de la commission et précise les quelques points de divergence qui on pu apparaître. » (Commission nationale motocycliste, rapport final, 1er décembre 1982 p. 1-2). Ces conclusions, et ces divergences, dont les principales ont été détaillées plus haut, se limitent, comme le rappelle le préambule, à dresser un catalogue des controverses, à préciser un état de l’art dont certains points se doivent d’être approfondis, et à formuler une série de recommandations le plus souvent, au moins dans l’immédiat, sans effet réel. Et il faudra attendre un an et une nouvelle table ronde, directement animée par le Délégué à la sécurité routière, Pierre Mayet, qui débutera le 13 octobre 1983 et comprendra sept sessions, pour passer aux applications. Les Archives Nationales ne conservent malheureusement de ces rencontres qu’une synthèse de onze pages portant la date manuscrite du 8 février 1984 et sans indication d’émetteur ni de destinataires ; cette synthèse, en particulier si on la compare avec le rapport de la Commission, constitue pourtant un document d’une grande richesse.

Elle se place d’abord dans un cadre bien plus large, celui de la « nouvelle politique de sécurité routière » inaugurée par Pierre Mayet et décrite par une de ses chargées de missions, Monique Fichelet, dans un article de Déviance et Société. Après avoir constaté que les mesures prises par Christian Gérondeau, d’abord efficaces en termes de baisse de la mortalité routière, atteignent rapidement « leurs limites, celles de mesures techniques articulées en une politique nourrie de l’idéologie technico-économique dominante à une époque où la rationalisation des choix budgétaires était en quelque sorte l’alpha et l’omega des milieux de la décision ») (Fichelet, La nouvelle politique de sécurité routière en France et la question des sanctions pénales, Déviance et Société, 1984, vol 8 n°1 p. 103-104), Monique Fichelet présente cette nouvelle politique qui, comme l’ancienne, se fixe toujours « des objectifs quantitatifs », continue à « mettre en oeuvre des moyens techniques, quantifiables », mais introduit en plus « une approche qualitative et une remise en question des pratiques administratives classiques (le programme REAGIR est une bonne illustration de ces orientations méthodologiques puisqu’il repose sur l’analyse approfondie de chaque accident mortel, au cours d’une enquête technique menée parallèlement à l’enquête judiciaire, par des équipes territorialisées pluridisciplinaires) ». (Fichelet, 1984 , p. 104). Il s’agissait, en d’autres termes, d’inviter, au moins à l’échelon local, des acteurs sans aucun lien avec l’appareil d’Ètat à participer à la mise en oeuvre d’une politique publique.
Deux conditions au moins étaient nécessaires pour satisfaire une telle ambition, la première étant de trouver, dans la société civile, des individus prêts à apporter leur contribution, compétents, motivés, bénévoles, des militants, en somme. On comprend alors le rôle que la FFMC, qui se distinguait d’autres regroupements d’usagers à la fois par son militantisme et par son expertise d’un milieu dont les subtilités échappaient totalement aux agents de l’Ètat, sera amenée à jouer dans un tel dispositif. Monique Fichelet raconte ainsi cette rencontre un peu inattendue : « Il est intéressant en ce sens de signaler le dialogue, d’abord difficile, qui s’est instauré depuis un an entre le Délégué interministériel et cette fraction des usagers de la route souvent rejetée par l’opinion comme déviante : les jeunes amateurs de moto (Fédération Française des Motards en Colère). Cette expérience vient en effet de déboucher sur un projet de réforme du permis moto qui satisfait les deux parties. (…) il semble que l’on n’ait, pour une fois, plus affaire à deux logiques irréductibles : celle du pouvoir, des décideurs, des technocrates …, d’un côté et, de l’autre, celle des administrateurs, des usagers, des justiciables… » (Fichelet, 1984, p. 111). Cette image de la FFMC en fer de lance de la nouvelle politique se trouve confirmée à la fois par la synthèse de la Table ronde de 1983, où l’on peut lire que : « la démarche de construction commune qu’a été cette table ronde doit son succès à certaines caractéristiques du milieu motard, milieu de jeunes et de passionnés, qui peut faire de ce secteur un exemple dans le domaine de la prévention active des accidents. » (synthèse de la table ronde, 8 février 1984 p. 2) et par les souvenirs de Patrick Robinet : « Oh, c’était extraordinaire de travailler avec Mayet. Extraordinaire, un mec d’ouverture. Il nous disait : « allez-y, foncez, parce que vous allez les remuer, les hauts fonctionnaires. » Il nous donnait carte blanche, on faisait le travail qu’il aurait voulu faire.« 

Si l’on peut faire totalement confiance aux militants de la FFMC pour bien exécuter un tel programme, encore faut-il, pour qu’il soit fructueux, qu’une seconde condition soit remplie, celle, sinon de la collaboration active, du moins de l’absence de résistance passive de la part de ceux qui, dans l’affaire, avaient surtout à perdre, les fonctionnaires en question. L’histoire de REAGIR montrera combien ce second point sera difficile à conquérir. Et la synthèse de la Table ronde, liste détaillée de mesures opérationnelles là où la concertation de l’année précédente se contentait d’énumérer les recommandations, montre bien un certain art du compromis. Ainsi en est-il de ce nouveau permis moto, qui entrera en vigueur le 1er janvier 1985. Il consacre bien l’abandon de la catégorie des 400 cm³, et « l’institution d’un permis de conduire unique après 18 ans donnant accès à la conduite de toutes les motocyclettes », mais « ce permis sera conçu de manière à exiger une formation plus complète et davantage tournée vers la maîtrise des situations réelles de conduite ». (synthèse de la Table ronde, p. 2). Privilégier l’épreuve en circulation, concevoir les épreuves sur plateau « de manière à vérifier que l’élève a acquis la maîtrise des manoeuvres essentielles, tout en éliminant la possibilité de « bachotage » et l’acrobatie » (synthèse de la Table ronde, p. 3) répondait bien aux exigences de la FFMC, et à sa dénonciation du « permis cirque ». Mais, à quelques détail près, cette épreuve de plateau désormais obligatoire pour tous les candidats conservait les principes du permis A3 élaboré par Christian Gérondeau, et spécifiquement conçu pour être aussi sélectif que possible. Et avec le permis à A1 pour les motocyclettes légères, le compromis ira encore plus loin : la 125 cm³ supprimée par la réforme de 1980 fera son retour, mais elle sera accessible seulement à partir de 17 ans : à 16 ans, on pourra toujours passer le permis A1, et sur une 125 cm³, mais le jeune titulaire de ce nouveau permis n’aura que le droit, durant sa première année d’exercice, de conduire un 80 cm³. En évitant de condamner cette catégorie à une mort brutale, on préserve les intérêts de l’industrie, mais aussi des propriétaires de l’engin, et on évite de déjuger les auteurs de la réforme de 1980, tout en concédant à la FFMC une satisfaction partielle de ses revendications : un compromis parfait, en somme. Enfin, cette réforme se payera d’une contrepartie plus globale, sur les raisons de laquelle le document reste muet, la : « Limitation des motos admises en circulation à une puissance de 100 CV » (synthèse de la Table ronde, p. 2)
La synthèse de la Table ronde prévoit d’autre part la mise en place d’un vaste dispositif participatif, avec la création d’un « groupe « moto » au sein de l’observatoire national de la sécurité routière », « groupe technique à caractère permanent » auquel participeront usagers, constructeurs, sociétés d’assurance et administrations, chargé d’assurer « la publication d’un suivi statistique de l’évolution de la pratique moto et de la sécurité » et de servir « de support aux actions de prévention envisagées par chacun des partenaires » ; il serait assisté d’une sous-commission moto intégrée au ministère des Transports et en charge de questions purement mécaniques, au sein du ministère des Finances, d’un groupe de travail spécialiste de l’assurance, et enfin, avec l’unité expérimentale de Montlhéry, d’un groupe chargé de « préciser les modalités d’examen du nouveau permis moto » auquel participeront « des experts de toutes origines ». (synthèse de la Table ronde, p. 6 ) Et le document conclut que « la clôture des travaux de la table ronde, fixée au 1er janvier 1984 dans un souci d’assurer une mise en place rapide de la réforme ne doit pas signifier une pause dans le dialogue établi entre pouvoirs publics et milieu motard. Les différents groupes de travail fourniront un cadre à la poursuite des discussions qui, le contact ayant été établi au cours de la table ronde, ne nécessitait pas dans tous les secteurs la mise en place d’une structure formelle, mais doit plutôt s’envisager en fonction de la demande » (synthèse de la Table ronde, p. 7)

Faute d’informations complémentaires, et en particulier de témoignages des participants, faute aussi de documents décrivant l’application des mesures envisagées, il reste pour l’instant difficile de pousser la comparaison entre la Commission de 1982 et la Table ronde tenue l’année suivante plus loin que par la constatation de quelques évidences, et en particulier cette différence de nature entre ces deux instances pourtant chargées, en gros, de discuter des mêmes problèmes avec les mêmes personnes. La Commission, née d’une demande pressante de la FFMC, semble moins avoir été une arène de concertation que d’affrontement entre des positions au départ fortement antagonistes, et, sur la fin, un peu plus conciliantes ; elle n’a, de plus, rien produit d’autre que des recommandations. La Table ronde, à l’opposé, inscrite dans un laps de temps d’à peine deux mois, montre une ferme volonté d’aboutir, vite, à des résultats concrets, et s’inscrit dans un cadre bien plus large que la seule question de la moto, celui d’une politique nouvelle qui veut faire participer les usagers à la prise des décisions qui les concernent et inscrire, par le biais de structures permanentes, ce programme dans la durée, politique pour laquelle la moto sert de prototype. Sans doute le parcours de Pierre Mayet, tout juste nommé lors du lancement de la Commission de 1982, puisque son décret de nomination date du 21 avril 1982, et visiblement bien plus présent, dix-huit mois plus tard, lors des travaux de la Table ronde, explique-t-il en partie cette différence. Mais, dans l’écart entre le rythme lent de la Commission dont les débats durent neuf mois, et le tempo bien plus bref de la Table ronde, peut-être faut-il aussi lire une nécessité de brusquer les choses, une intention indéniable, sous la pression de la nécessité, de bel et bien les remuer, ces hauts fonctionnaires.
Ces processus de concertation, en somme, ne sauraient décrire autre chose que ce qu’ils sont, une confrontation entre les thèses complémentaires ou opposées d’un certains nombre d’acteurs auxquels l’État, à l’initiative de ces rencontres, accorde cette légitimité minimale qui rend leurs propos dignes d’être entendus, et débattus. Un tel point n’est pas nécessairement acquis, et il ne l’était pas pour le mouvement motard avant le changement politique consécutif aux élections de 1981. Mais, une fois l’accord obtenu sur des conclusions communes, la route de l’effectivité est longue et semée d’obstacles. La mise en oeuvre des décisions prises par des assemblées éphémères, sans statut et sans pouvoir, dépend d’abord de la bonne volonté des pouvoirs publics, celle qui permet de transformer les recommandations de la Commission de 1982 en ces réformes effectives qui seront précisées par la Table ronde de 1983. Leur destin, ensuite, dépendra de la capacité des appareils centraux à imposer leur décisions, et à contrôler leur application. Et ce qui n’est guère compliqué dans le cadre seulement national et essentiellement réglementaire du permis de conduire devient presque impossible, lorsqu’il s’agit de vérifier que, sur telle route, tel virage a été mis aux normes. Après tout, il reste difficile de placer un gendarme derrière chaque terrassier de la DDE, de manière à contrôler que sa manière de répandre des gravillons sur la chaussée répond bien aux règles de l’art, et aux consignes du ministère. Emblématique, la question du doublement en partie basse des glissières métalliques de sécurité animera durant des dizaines d’années, et jusqu’à aujourd’hui, les manifestations motardes, et se déplacera à l’échelon européen, où il s’agira d’imposer pour les équipements futurs des normes tenant compte des spécificités des motocyclistes : si l’on s’en tient aux recommandations de la Commission, elle était pourtant résolue dès 1982.

On ne peut donc manquer de conclure autrement que par une comparaison avec la Concertation nationale inaugurée en juin 2009, et qui poursuit ses travaux à un train de sénateur. Car son dispositif est si proche de celui de la Commission de 1982 qu’on pourrait presque jouer entre elles au jeu des sept erreurs : la Concertation se déroule elle aussi à la fois en assemblées plénières, et en groupes de travail eux aussi au nombre de cinq, avec toujours comme objets d’étude le véhicule, la formation, et les infrastructures. Assurances et statistiques ont disparu, en partie fondues dans un nouveau thème, l’analyse des causes et des conséquences des accidents. Reste enfin un groupe Usagers, règles et équipement, dont les débats sont surtout consacrés au dernier sujet, lequel a énormément évolué depuis les années 1980. Les acteurs, pouvoirs publics, Prévention Routière, assurances, FFMC, eux non plus n’ont pas changé, le rôle des derniers arrivés dans ce débat public, les associations des victimes de la route, étant exactement à la hauteur de leur connaissance et de leur intérêt pour la question du deux-roues motorisé. Une concertation, en somme, en particulier dans le milieu de la moto où une organisation militante, et un groupe d’usagers, la FFMC, détient, directement comme au travers de ses structures associées, mutuelle, presse, organisme de formation, une expertise sans équivalent, à la fois ne peut se dérouler sans elle, et n’offre aucune garantie de bonne fin, si minime soit-elle. Il est, ainsi, extrêmement symptomatique de constater que, près de trente ans après la Concertation de 1982, les statistiques d’accidentalité confondent toujours motocyclettes légères et grosses cylindrées, et que les publications annuelles du ministère des Transports précisent toujours que, en ce qui concerne les motocycles, « seules les immatriculations figurent, le parc n’étant pas encore géré pour ces véhicules », que l’on sait toujours très « peu de choses » sur ces machines et leurs utilisateurs, et que le recours palliatif au résultats de l’Enquête nationale transport de l’INSEE figure, comme en 1982, à l’ordre du jour d’une prochaine réunion de groupe de la Concertation démarrée en 2009.