sociologie des bandits casqués

Catégorie : Méthodologie

une mesure cosmétique : les vitesses sur route

Comment faire pour construire une mesure statistiquement valide de la vitesse des véhicules sur les routes ? Tenons pour acquis le fait de disposer de cinémomètres fiables affectés à cette tâche ; quelle méthodologie mettre en oeuvre pour leur permettre de fournir une image statistique raisonnablement correcte des vitesses réellement pratiquées ? Une telle question n’a rien de trivial, puisque la première propriété de ce paramètre, la vitesse des véhicules, est de ne jamais être constant : à tel endroit, sur telle route, dans telles conditions de circulation, tel véhicule aux mains de tel conducteur produira une certaine valeur. Cent mètres plus loin, et juste un coup de frein plus tard, celle-ci sera entièrement différente : le radar aurait-il été placé à cet endroit, c’est cette vitesse-là qu’il aurait enregistré. A chaque instant, sur le territoire national, une quantité presque innombrable d’événements de cette nature, presque tous statistiquement indépendants les uns des autres, se produisent. Ces événements ne dépendent pas de la seule volonté du conducteur, ni des performances de sa machine, mais obéissent par ailleurs à des contraintes externes variées dont les plus importantes, en plus de la réglementation, sont la situation du trafic, l’état de la route, et les conditions météorologiques.
Fournir une statistique fiable des vitesses pratiquées implique de réaliser un sondage représentatif de l’ensemble de ces événements. Pour que celui-ci soit physiquement possible et statistiquement valide, il faut d’abord choisir avec soin l’emplacement des cinémomètres, et c’est loin d’être simple. On doit en effet à la fois couvrir le territoire dans sa diversité, centre ville, agglomération, campagne, le réseau routier dans son ensemble, autoroutes, routes, rues, avec pour chaque cas une limitation de vitesse spécifique qui devrait, normalement, se révéler assez proche des vitesses moyennes pratiquées, tout en éliminant dans la mesure du possible les situations où cette vitesse de dépend pas du choix des conducteurs, mais est contrainte par la densité de la circulation. Si, par exemple, l’on considère comme pertinent de mesurer le comportement des habitants du Val d’Oise se rendant à leur travail dans la capitale, il vaudra mieux éviter de s’installer sur le pont de Gennevilliers, où l’embouteillage est à peu près permanent, en particulier aux heures de pointe  : mais on retrouvera ces mêmes conducteurs quelques kilomètres plus haut, sur l’autoroute, au sud de Pontoise. Et l’on posera comme hypothèse que leur comportement n’y sera guère différent, et qu’il rouleront bien là à la vitesse qu’ils ont choisi.

Théorie

Construire cette mesure de manière statistiquement valide implique donc de placer, en des lieux soigneusement déterminés, une quantité suffisante de cinémomètres qui fonctionneront en permanence, tous les jours et toutes les nuits, et produiront une quantité suffisamment importante de mesures pour que l’échantillon ainsi obtenu soit représentatif. C’est ainsi que les choses se passent en Grande-Bretagne. Un réseau comportant près de deux cent appareils de mesure automatiques y a été installé, sur des routes droites, à l’écart des radars du système de verbalisation automatique, dans des zones où les embouteillages sont rares, dans le seul but de recueillir les données les plus fiables possible. Ce système fonctionne toute l’année, jour et nuit, et a, en 2005, pour toutes les catégories de véhicules, produit environ 860 millions de mesures. En 2005, les seuls motocycles ont généré 2 536 000 mesures sur les autoroutes, 514 000 sur le réseau secondaire, et plus d’un million et demi dans les zones urbanisées. On peut considérer, compte tenu de la quantité de données obtenues comme de la méthode employée, qu’il y a là de quoi établir des analyses valides. Mais en France, les choses ne fonctionnent pas du tout ainsi.
En France, la méthodologie utilisée est présentée dans l’un de ces nombreux fichiers à la désignation cryptique grâce auxquels l’Observatoire National Interministériel de la Sécurité Routière publie son bilan annuel de l’accidentalité : en l’occurrence, il s’agit pour 2006 de CT_VIT1.pdf. Et, on s’en rend compte, c’est vraiment particulier, et un peu difficile à comprendre. On retrouve, comme en Grande-Bretagne, le souci de mesurer une vitesse que l’on qualifie ici de « libre », indépendante donc de contraintes externes. Les points de mesure sont donc là aussi situés sur des portions de routes droites, planes, éloignées des intersections ; mais là où la Grande-Bretagne a choisi d’investir dans un appareillage fixe, l’ONISR a préféré confier ce travail aux employés d’un institut de sondage, l’ISL. On passera sur les petits soucis de formation du personnel et de calibration de ses instruments qui peuvent alors apparaître, pour s’intéresser à la méthode elle-même. 362 points, soit 285 pour le jour et 77 pour la nuit, sans que l’on puisse vraiment comprendre s’ils sont physiquement distincts, ou s’il s’agit en partie des mêmes mais à une heure différente, sont utilisés pour effectuer les mesures. Celles-ci sont prises, en un même point, tous les quatre mois, donc trois fois par an, et suivant deux tranches horaires : de jour, entre 9h30 et 16h30, de nuit, entre 22h00 et 2h00. On comprend que ce souci d’éviter les heures de pointe vise à combattre le biais que produirait une vitesse ralentie par un trafic trop dense ; on peut aussi supposer que cette durée de six heures, de jour, ou quatre heures, de nuit, correspond à une vacation pour le personnel employé. Mais un tel procédé génère fatalement un autre biais, suffisamment grave pour invalider totalement les mesures relevées, et suffisamment caractéristique pour dévoiler les prénotions qui, inconsciemment, animent ces accidentologues d’État, et expliquent pourquoi leur discipline ne peut revendiquer de caractère scientifique.

Pratique

Car aux heures où les agents de l’ONISR observent, les individus ordinaires, eux aussi, travaillent ; et le plus souvent, puisque leur journée à eux dure presque huit heures, et pas six, ils arrivent avant le début des mesures, et repartent après. Les conducteurs qui défilent alors devant les radars appartiennent par conséquent à des catégories spécifiques de la population, soit parce qu’ils sont inactifs – jeunes étudiants ou vieux retraités – soit parce que la route représente une partie – pour, par exemple, les représentants ou les médecins de campagne – ou la totalité – pour les chauffeurs routiers, seule catégorie pour laquelle ce biais ne joue pas – de leur métier. En ne retenant, contrairement au système britannique, du seul fait de sa méthodologie, qu’une portion socialement déterminée des usagers de la route, l’ONISR se livre à un sondage qui, lui, introduit un biais de représentativité. Il il lui faut donc fournir impérativement les preuves de celle-ci, faute de quoi le sondage ne peut pas être considéré comme valide. Et ces preuves, on ne les aura jamais, puisque, fatalement, le sondeur ignore tout des caractéristiques sociales des sondés, et que les sondés ne savent même pas qu’ils servent à établir des mesures.
SI l’ONISR se permet d’ignorer cette composante sociale de l’usage de la route dont on a déjà parlé, si les seules variables sociométriques, à cause de leur prégnence, qui s’imposent à lui sont le sexe et l’âge, s’il ne tient pas compte des autres, sans doute aussi importantes mais bien plus difficiles à intégrer puisqu’elles ne figurent pas sur le permis de conduire, c’est parce que sa fonction est normative, et répressive : de même qu’il ne s’intéresse pas tant aux vitesses moyennes qu’au respect moyen des limitations, il ne voit dans l’usager de la route que l’individu indifférencié soumis à une réglementation uniforme. Sa nature normative lui permet de faire l’économie d’une analyse sociologique de la réalité sociale de la route mais, en se comportant ainsi, il introduit le biais que l’on a soulevé plus haut, et qui rend ses mesures, à l’exception de celles qui concernent les routiers, scientifiquement invalides.

Encore n’a-t-on évoqué jusqu’à présent que les usagers de la route en général ; or, l’ONISR distingue les catégories de véhicules, automobiles, poids-lourds, et motocycles. Et si les 220 813 observations réalisées en 2006, certes fort loin des 860 millions qui ont permis d’établir les statistiques britanniques, suffisent a priori à établir des échantillons assez vastes pour, indépendamment du point soulevé plus haut, être valides, la situation se révèle bien différente si on l’analyse d’un peu plus près. Il faut pour cela aller chercher d’autres documents, les bilans publiés tous les quatre mois par l’Observatoire des vitesses ; le dernier en date, celui du mois d’octobre 2007, est disponible sur le site de l’ONISR. Lors de cette campagne d’été, ses agents ont relevé les vitesses de 68 102 véhicules légers et 3 624 poids-lourds. Pour les motos, la situation est un petit peu plus complexe, puisque l’Observatoire a cumulé douze mois d’observations, et employé pour son bilan un total 1 300 mesures. Encore celles-ci concernent-elles l’ensemble du réseau routier : dans les faits, il faut, pour apprécier leur validité, détailler la manière dont elles sont prises pour chaque type de réseau. Cette distinction ne se trouve que dans une vieille connaissance, la brochure que l’ONSIR publie tous les deux ans, Les motocyclettes et la sécurité routière. Puisque la dernière édition n’est pas disponible en ligne, et comme il n’est pas question de payer pour obtenir un document financé par ses impôts, on se contentera de l’édition précédente, avec les chiffres de 2003, édition que l’on trouve dans la caverne d’Ali-Baba de la banque de données Temis du Ministère des Transports. En 2003, donc, 1 434 mesures ont été effectuées, 351 en ville et 1 083 en dehors des agglomérations. Seules à être intégralement détaillées, les 1 083 observations en rase-campagne se répartissent entre 171 mesures pour les autoroutes de liaison, celles où la vitesse est limitée à 130 km/h, 432 sur les autoroutes de dégagement et 241 sur les nationales à quatre voies limitées à 110 km/h, 179 sur les nationales ordinaires et, pour finir, sur ces départementales qui tournent, les préférées des motards, pour l’ensemble du territoire et sur une année entière, 60 observations.
Comme on l’a écrit plus haut, la vitesse d’un véhicule, cet événement que l’on mesure, est, d’un point de vue statistique, en première analyse, un événement indépendant. En restant dans un domaine purement théorique, en faisant donc abstraction de cette foule de biais dont on a évoqué quelques-uns, en supposant que chaque type de réseau routier, avec sa vitesse limite, forme une base de sondage pertinente, encore faut-il que celui-ci comporte une quantité suffisante de mesures pour être considéré comme significatif : en général, le minimum admis pour obtenir des résultats un petit peu fiables est de l’ordre de 1 200 valeurs. Ainsi donc, l’ONISR a, parfois, enregistré jusqu’à vingt fois moins que le minimum obligatoire pour que ses mesures, du seul point de vue de la théorie statistique, puissent prétendre à une quelconque pertinence. Aussi, la taille de ses échantillons, qui oscille entre le bien trop petit et le franchement grotesque, suffit à elle seule à invalider en totalité et sans avoir besoin d’aucun autre argument toutes les mesures qu’il effectue sur des motocycles.
Mais de cela, il n’a cure : il publie donc tous les quatre mois cette note de synthèse, décrivant par courbes et tableaux l’évolution sur plusieurs années des vitesses mesurées. La première de ces courbes relève, pour trois catégories de véhicules, poids-lourds, véhicules légers, et motos, les dépassements de plus de 10 km/h des vitesses autorisées. A côté de la courbe relative aux motocycles, et d’elle seule, un mot, discret, entre parenthèses, figure : lissé. Sous ce terme, il faut comprendre que, dans les publications de l’Observatoire des vitesses, les motos font l’objet d’un traitement statistique particulier. Pour les poids-lourds, pour les automobiles, les données correspondent à l’une de ces campagnes de mesures réalisées tous les quatre mois, et que l’on a présentées plus haut. Pour les motos, l’ONISR procède différemment : il cumule trois séries de mesures distinctes, une année entière donc, mesures qui sont ensuite lissées, vraisemblablement à l’aide de moyennes mobiles. Car, inévitablement, la très petite taille des échantillons recueillis sur les motos va produire, d’une campagne à l’autre, une dispersion des valeurs bien plus grande que pour les autres catégories de véhicules : la courbe ainsi générée sera nettement plus accidentée que celle des poids-lourds, et plus encore que celle des automobiles. Un esprit exercé pourrait alors s’étonner de cette disparité visuelle, et repérer ce que l’ONISR cache grâce à sa manipulation cosmétique, le très faible nombre de mesures effectuées sur les motos. Mais alors, pourquoi préciser, malgré tout, que cette courbe est lissée ; pourquoi avouer ? Peut-être que, faute de mentionner cette petite opération esthétique, le document serait sciemment mensonger, et sa publication pénalement répréhensible. Peut-être qu’ainsi, il restera possible d’arguer que la manipulation se justifie par un impératif de lisibilité. Et peut-être aussi que l’honneur professionnel du statisticien mis à contribution a joué, et qu’il a refusé de laisser publier un document sans qu’y soit précisé ce retraitement très particulier de l’information statistique.

Il existe de multiples manières de biaiser les statistiques. Pénombre s’est fait une spécialité de les débusquer, en dressant un catalogue des façons d’exploiter l’analphabétisme des journalistes ordinaires en la matière : catégories arbitraires ou mal définies, recherche du spectaculaire, pourcentages trompeurs et mal interprétés, questions tendancieuses, bases de sondages incohérentes, voire parfois, aussi, échantillon d’une taille infime que l’on ne se gêne pas de donner comme représentatif. Encore s’agit-il souvent de sondages privés, dont l’initiative revient généralement à la presse elle-même, d’études montées spécialement à son intention, ou de chiffres instrumentalisés par tel ou tel groupe, et dans un but étroitement politique.
Ici, il en va tout autrement, même si l’objectif est comparable, puisqu’il s’agit de fournir à la presse des données justifiant la politique que l’État mène dans le domaine de la sécurité routière. Puisqu’il a décidé de faire de la vitesse la principale cause des accidents, il va mesurer celle-ci, et le faire de manière normative. Comme, d’une part, il dispose d’une puissance d’imposition incomparable, en particulier dans ce secteur où son action est considérée comme légitime, et que, de l’autre, il sait pouvoir compter sur la presse pour ne pas contester la validité des données qu’il diffuse, il peut parfaitement se contenter d’employer une méthodologie dont il ne s’inquiète nullement qu’elle soit invalide. Et lorsque la manipulation risque de paraître flagrante, un petit redressage discret lui permet de rendre à ses chiffres une cohérence qu’ils n’ont pas. Qui va se soucier d’aller pêcher, dans le fatras de ses publications, une note méthodologique que personne ne lit ? Qui va s’inquiéter de la présence d’un terme qui n’a de sens que pour ceux qui possèdent un minimum de bagage statistique, à côté d’une courbe qui parle d’elle-même ? Alors, dans une telle situation, avec le pouvoir dont l’État dispose pour imposer sa vérité,  cette opération de camouflage, on peut difficilement la qualifier autrement que d’abus de confiance.

France – Allemagne

A la Sécurité Routière, on aime les choses simples, et l’on déteste se compliquer l’existence. On occupe, il est vrai, une position confortable, avec l’attention bienveillante de sa tutelle, un appui sans failles et sans nuances des média, et extrêmement peu de contradicteurs. Alors, la paresse guette, l’on se contente de reproduire, d’une année sur l’autre, des analyses qui tournent au stéréotype, et l’on peut, à l’abri de sa force d’imposition, présenter comme incontestables des affirmations que l’on ne prend même pas la peine d’étayer en citant ses sources et en décrivant sa méthodologie. Malheureusement pour lui, l’apprenti sociologue, corseté de contraintes scientifiques, ne dispose pas des mêmes libertés ; là où la Sécurité Routière se contente de conclure sa synthèse du bilan annuel de l’accidentalité d’un rituel : « Pour ce qui est de la conduite des motocyclettes, la France enregistre un taux 2,8 fois plus fort que l’Allemagne. », il lui faut bien chercher à comprendre ce qui peut, statistiquement, justifier l’écart en question mais, d’abord, déchiffrer ce dont il s’agit.

Dans ce chapitre final du document de synthèse, la Sécurité Routière aborde les comparaisons internationales ; en l’espèce il faut comprendre que, par kilomètre parcouru, le risque d’être tué est 2,8 fois plus important pour les motards français que pour les allemands. Cette information est systématiquement présente dans chaque édition de ce document, même si elle connaît quelques variations, puisque le risque est donné comme trois fois plus important dans l’édition 2003, et 2,7 fois dans la version 2005, et elle fournit en permanence à tous les membres de l’appareil d’État, ministre compris, un argument servi comme preuve ultime de l’indiscipline du motard français, donc de la nécessité de le surveiller étroitement.

décomposition

On passera sur la contradiction logique, pour un organisme qui reconnaît par ailleurs que les motards sont moins qu’aucun autre usager motorisé responsables des accidents dont ils sont victimes, de leur en attribuer la faute exclusive, pour s’interroger sur la manière dont peuvent être produites ces données, tant il paraît bien curieux qu’un tel écart puisse exister entre deux populations socialement proches, donc comparables tant par leur comportement que par les contraintes légales et sociales auxquelles elles sont soumises.
Autrement dit, ça vaut le coup d’y regarder d’un peu plus près, et d’abord en décomposant les termes de la comparaison. Celle-ci s’appuie sur deux agrégats statistiques : le nombre de motocyclistes tués, et leur exposition au risque, soit le nombre de kilomètres qu’ils parcourent chaque année. La définition des motocycles étant identique entre les deux pays – d’une part, les motocyclettes légères, Leichtkrafträder en Allemagne soit, dans le langage courant, les 125, de l’autre, les motos au plein sens du terme – et, depuis 2005, les victimes étant comptabillisées de la même manière, comme décédées dans un délai de trente jours après l’accident, on mesure bien, s’agissant des motocyclistes tués, de part et d’autre du Rhin, la même chose ; en 2006, on compte 793 victimes d’accidents mortels en Allemagne, et 769 en France.

L’exposition au risque, elle, est évaluée en multipliant le parc de motocycles par leur kilométrage annuel moyen ; là, les choses se compliquent. Car il semble n’exister aucune mesure scientifiquement valide de ce kilométrage : ainsi, les données françaises paraissent issues d’un panel de consommateurs généraliste dans lequel la part des utilisateurs de deux-roues motorisés sera inévitablement faible, donc statistiquement peu significative. Il est à peine besoin de mentionner le caractère approximatif de la méthode du panel, et les nombreux biais dont elle peut souffrir. On a donc tout intérêt à faire en première analyse l’hypothèse d’un kilométrage moyen identique entre les deux pays, et à ne s’intéresser qu’au parc de ces véhicules qui, puisqu’il sont tous équipés de cette plaque d’immatriculation qui permet d’identifier chacun d’entre eux de façon certaine, ne devrait pas être compliqué à dénombrer. Mais en fait, les choses ne se passent pas du tout ainsi.

L’annuaire statistique de l’Association des Constructeurs Européens de Motocycles, source d’une richesse sans équivalent et qui montre une fois plus que, en matière de motos, si l’on veut que le travail de l’État soit fait, on a intérêt à s’en occuper soit-même, fournit tous les chiffres nécessaires : ainsi, en 2004, le parc des motocycles allemands était-il évalué à 3 827 829 unités, et le parc français à 1 131 000 motos. Une simple comparaison avec le nombre de tués, presque identique en 2006 dans les deux pays, montre bien d’où peut provenir l’écart. Seulement, et cet article n’aurait sans cela pas d’objet, il est élémentaire de prouver que cet écart entre les mortalités des deux pays n’est qu’un pur artefact statistique, uniquement dû à la manière dont, en France et en Allemagne, en comptant les motos, si l’on compte la même chose, on ne le fait absolument pas de la même manière.

En France, le parc des véhicules motorisés est suivi par le service statistique du ministère des Transports, qui en fournit un état annuel. Sauf que, comme le précise le document, « Il n’est pas tenu de parc pour les motocycles et les tracteurs agricoles ». Alors, qui s’occupe de faire à sa place le travail de l’État ? La Chambre Syndicale Nationale du Motocycle, correspondant français de l’ACEM. Comment procède-t-elle ? Elle utilise les seules données fiables, les immatriculations annuelles publiées par le ministère des Transports, et additionne les vingt derniers résultats en affectant chaque année d’un coefficient de vétusté progressif, coefficient qui paraît particulièrement drastique. Il semble en effet, par exemple, comme le précisait un récent article de Moto Magazine, qu’elle considère que seuls 90 % des motocycles survivent à leur première annnée d’existence. Un tel mode de calcul conduit alors inévitablement à une sous-évaluation significative du parc.
En Allemagne, l’évaluation du parc est du ressort du Kraftfahrt Bundesamt, lequel publie en effet des statistiques annuelles complètes, immatriculations neuves et d’occasion, radiations, et effectifs. Mais sa méthode est purement administrative : les véhicules restent dans l’inventaire aussi longtemps que personne ne vient demander leur radiation. Compte tenu des caractéristiques particulières de l’engin, les vols, les chutes, la vieille bécane que l’on se promet de restaurer un jour et qui en attendant traîne au fond du garage, nombre de véhicules ainsi comptabilisés ne sont plus en état de rouler, et ont parfois cessé d’exister depuis des dizaines d’années, comme en Belgique où, sur les 346 000 motocycles du parc 2005, 95 000 avaient été mis en service avant 1989, comme ces 5 513 cyclomoteurs Flandria toujours inventoriés, bien que la marque ait disparu en 1981. En d’autres termes, cette rigidité toute bureaucratique produit un effet inverse, un résultat tout autant fictif mais avec cette fois-ci une forte surévaluation du parc allemand. Et quand bien même le ministère des Transports se décidait à recenser les motos, les données qu’il produirait ne pourraient pour autant pas servir de base à une comparaison : car, avec un pragmatisme fort justifié, il ne retient, dans son inventaire des automobiles, que les véhicules de moins de quinze ans d’âge.

reconstruction

Il faut donc faire le calcul à sa place, en partant des seules données fiables, les immatriculations annuelles. On appliquera à celles-ci une pondération progressive, sans doute assez réaliste, totalement arbitraire, mais ni plus ni moins arbitraire que celle de la CNSM. Le résultat fournira une mesure d’un parc sans doute inférieure à la réalité, mais cela non plus n’a aucune importance : l’important est que, en utilisant des données fiables et de même nature – les immmatriculations annuelles de motocycles depuis 1994, date des premières données du KBA dont je dispose – en leur appliquant une pondération identique, on obtient une estimation des parcs français et allemands calculée de la même manière, donc des estimations cohérentes et objectivement comparables. Voici les chiffres :

Immatriculations Parcs
DE FR Pondération DE FR
1994 212 847 84 870 0,13 27 670 11 033
1995 217 791 84 793 0,26 56 626 22 046
1996 271 723 116 005 0,39 105 972 45 242
1997 313 973 147 890 0,50 156 987 73 945
1998 289 982 172 336 0,59 171 089 101 678
1999 282 462 192 744 0,67 189 250 129 138
2000 252 628 179 552 0,74 186 945 132 868
2001 226 848 179 590 0,79 179 210 141 876
2002 204 141 168 754 0,83 169 437 140 066
2003 191 285 176 149 0,87 166 418 153 250
2004 173 550 183 811 0,91 157 931 167 268
2005 168 675 196 618 0,94 158 555 184 821
2006 165 875 229 364 0,97 160 899 222 483
Parc Total 1 886 987 1 525 715

Entre la France et l’Allemagne, on ne se trouve plus vraiment dans un même rapport de forces que celui que laissent présager les chiffres officiels, dont on peut rappeler qu’ils inventorient en 2004 3 827 899 motocycles en Allemagne, et 1 131 000 en France. Ce qui s’explique aisément : là où les immatriculations françaises connaissent une forte croissance, l’Allemagne, qui a touché un point haut en 1997, suit une tendance inverse, si bien que ses immatriculations en 2006 sont de moitié inférieures à celles de 1997. En quelques années, une poursuite de la tendance amènerait les parcs français et allemands à parité.

L’on dispose donc désormais de tous les éléments nécessaires pour calculer ce fameux écart de mortalité pour 2006 entre les deux pays :

Allemagne France
Parc 1 886 987 1 525 715
Tués 793 769
Tués par 1000 0,42 0,5

Là encore, les chiffres du parc étant sans doute inférieurs à la réalité, la mortalité relative calculée sera, elle supérieure. Ce qui n’importe guère, ce calcul n’ayant d’autre but que d’estimer cet écart entre les deux pays, qui restera stable même si le nombre de tués par 1000 diminue, puisqu’il n’a aucune raison de ne pas évoluer de manière identique. Rappelons que, sur la base d’estimations du parc de motocycles dont on vient de démontrer qu’elles étaient invalides, la Sécurité Routière affirmait que les motards français se tuaient 2,8 fois plus que les allemands, donc que l’écart de mortalité entre les deux pays atteignait 180 %. On voit que, avec une méthodologie qui s’appuie sur les seules données fiables, on obtient un écart pour 2006 qui s’établit très précisément à 19,94 %, écart donc près de dix fois inférieur à ce que la Sécurité Routière prétend qu’il est.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. En effet, le nombre de victimes connaît de fortes variations annuelles : ainsi, en Allemagne, par rapport à l’année précédente, il a augmenté de 3,8 % et 2,2 % en 2003 et 2005, et diminué de 9,7 % et 9,4 % en 2004 et 2006, alors même que le nombre d’immatriculations baissait régulièrement sur la période. Là intervient le second paramètre, le kilométrage parcouru, qui peut varier significativement en fonction de déterminants externes comme le prix du carburant et, surtout, le nombre de jours de beau temps. Ainsi, les conditions météorologiques de 2003 peuvent-elles expliquer la hausse de mortalité survenue la même année. Or, en matière de météo, entre les deux pays, il existe un invariant : le climat français, en particulier dans sa partie méridionale est, du fait notamment des températures hivernales, bien plus favorable que l’allemand à la pratique de la moto. Ce paramètre que l’on ignore, le kilométrage annuel, a donc toutes les chances d’être bien plus élevé en France, donc de réduire, voire d’inverser, l’écart de mortalité entre les deux pays. En réalité, cet écart n’est donc pas de 180 %, comme l’affirme la Sécurité Routière, ni même de 20 %, comme on l’a calculé en première analyse : il est, compte tenu des facteurs qui entrent en jeu et de l’incertitude qu’ils génèrent, statistiquement inexistant.

conclusion

Dans l’argumentaire prohibitionniste que la Sécurité Routière emploie à l’égard des motards, la comparaison entre la mortalité relative en France et en Allemagne, inlassablement ressassée, joue un rôle cardinal. Comme on vient de le démontrer, cet argument n’a aucune valeur, et n’est que le produit d’un artefact statistique. Et cette erreur grossière, un test élémentaire, en mettant en évidence l’incohérence des données du parc par rapport aux immatriculations, aurait permis de l’éviter. Il suffisait en effet, en comparant le parc à la moyenne d’une année d’immatriculations, de calculer le nombre d’années d’immatriculations que ce parc représente. A partir des données de l’ACEM, on a effectué ce calcul pour les grands marchés européens de la moto, en comparant parc 2004 et moyenne des immatriculations des années 2002, 2003 et 2004. Pour que ce paramètre central ait un sens, il faut que la dispersion, donc les variations d’une année sur l’autre, ne soit pas trop importante. En raison de sa croissance explosive, avec 63 365 immatriculations en 2003, et 123 143 en 2005, il a donc fallu éliminer l’Espagne, et ne garder que l’Italie, l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et la Grèce, pays que l’on retrouve dans le tableau suivant :

Pays 2002 2003 2004 Moyenne Parc 2004
Rapport Parc
sur Immatriculations
DE 204 129 191 262 173 524 189 638 3 827 899 20,19
FR 168 754 176 006 183 811 176 190 1 131 000 6,42
GR 56 069 59 137 72 023 62 410 714 549 11,45
IT 392 763 408 617 421 489 407 623 4 574 644 11,22
UK 123 391 119 348 106 391 116 377 1 160 888 9,98

Le résultat, on le voit, est spectaculaire. La Grèce, l’Italie et la Grande-Bretagne, avec des parcs qui représentent de dix à onze ans d’immatriculations, constituent à la fois un groupe homogène, et un groupe où l’âge moyen des véhicules, entre cinq et six ans, paraît réaliste. La France, avec six ans et demi, l’Allemagne, avec vingt ans, non seulement s’éloignent fortement de la norme ainsi créée, mais s’en éloignent dans le sens d’une forte majoration du parc pour l’Allemagne, et dans la direction inverse pour la France. Incontestablement, il suffisait de faire ce test de coin de table pour voir que, en comparant France et Allemagne, on allait au devant des ennuis.

On a donc mobilisé pour cette démonstration des données statistiques librement disponibles sur Internet, une pratique de l’Allemand dont on aurait pu se dispenser en utilisant les chiffres de l’ACEM, et des connaissances mathématiques qui comprennent l’addition, la multiplication, les pourcentages et les moyennes arithmétiques, soit des compétences à la portée de n’importe quel lycéen de terminale. Alors, comment se fait-il que l’on réussisse ainsi à faire mieux que l’État français ?

A l’évidence, on ne se trouve pas seulement là face à un biais ethnocentriste, à cause duquel on ne comprend pas les motards parce qu’on les étudie du point de vue de l’automobiliste. C’est le statut même des données qui est en cause : si la Sécurité Routière a choisi de comparer motards français et allemands, au delà du recours au stéréotype toujours vivace des caractères nationaux qui lui permettait d’opposer allemand rigoureux et français indiscipliné, donc de faire accepter d’autant plus facilement ses thèses qu’elles s’appuyaient sur un préjugé existant, c’est bien parce que, de toutes les comparaisons internationales possibles, c’était celle-ci qui lui permettait le mieux d’étayer son argumentaire. En fait de jugement impartial, elle instruisait à charge : mais en n’accordant aucune attention à la qualité de ses preuves, en ne comptant pour les imposer que sur la force de l’appareil d’État, et non sur la validité scientifique de ses données, elle prêtait le flanc à une critique d’autant plus simple à construire que son argumentaire était grossier, et, par là-même, courait le risque de le voir s’effondrer, dévoilant ainsi l’ampleur de son préjugé à l’égard des motards, et dévaluant l’ensemble des analyses qu’elle publie à leur propos.
La fonction des données produites par la Sécurité Routière n’est pas descriptive, comme pour toute honnête série statistique, mais normative : elles ne mesurent pas une réalité, mais servent à justifier un argumentaire. Précisément parce qu’ils n’existent que pour prouver un point de vue, ces chiffres ne témoignent de rien d’autre que du fait qu’ils ont été instrumentalisés à cet effet et n’ont donc, par eux-mêmes, et sauf à prouver le contraire, aucune validité.

les articulations des chiffres

On peut parfois interpréter des données statistiques à la manière d’un anthropologue physique, reconstituant, grâce au savoir préalablement accumulé à force de désosser les squelettes, une histoire et une lignée à partir d’un bout d’omoplate. Et cet exercice s’impose lorsque, comme avec la moto, ces données existent en petite quantité, et rendent d’autant moins compte des pratiques des motards qu’elles ne les concernent pas directement. Inutile, par exemple, on le sait déjà, de trouver un dénombrement du nombre de pratiquants : il faudra, en son absence, se contenter de deux indicateurs, pertinents au moins dans l’évolution qu’ils montrent : les immatriculations annuelles de motos neuves, et le nombre de permis A délivrés chaque année.

motos pour tous

S’agissant dans un cas comme dans l’autre de catégories administratives définissant des objets dont l’existence est attestée par la délivrance d’un certificat, permis de conduire ou carte grise, on peut au moins supposer que les chiffres sont exacts, et étudier des séries longues et stables, comme dans ce graphique qui retrace le nombre de permis délivrés chaque année et les immatriculations de MTL et de MTT entre 1987 et 2005, chiffres extraits du numéro spécial statistiques de l’Officiel du cycle, de la moto et du quad.

permis A delivres, immatriculations de MTL et de MTT entre 1987 et 2005

Ces trois courbes, évoluant de concert, montrent une relation aussi évidente que triviale entre le succès au permis A et l’achat d’une moto. Pourtant, un accident significatif attire l’oeil : après une brusque hausse, puisque l’on est passé de 107706 permis délivrés en 1995 à 125343 en 1996, leur nombre s’effondre l’année suivante, avec seulement 82566 délivrances en 1997. L’explosion simultanée des immatriculations de 125, qui bondit de 24931 véhicules en 1995 à 68938 deux ans plus tard, suggère à l’évidence l’existence d’un lien, alors même que la brutalité de la rupture ne peut, pour l’observateur averti, que découler d’une évolution réglementaire.

En effet, le 1er juillet 1996, le dernier en date des changements de périmètres du permis moto est entré en vigueur : jusque là cantonnés à des deux-roues de 80 cc dont la vitesse maximale ne dépassait pas 75 km/h, les automobilistes ont alors retrouvé le droit de conduire des 125 cc qui ne souffrent que d’une limitation, dans les faits peu pénalisante si l’on tient compte de la cylindrée, de leur puissance maximale. Les titulaires du permis B peuvent ainsi conduire des deux-roues qui, contrairement aux 80 cc, restent utilisables sur les voies rapides, voire sur les autoroutes. Dès lors, les candidats au permis A qui n’avaient d’objectif qu’utilitaire l’ont abandonné en masse, et ont tout aussi massivement acheté des 125.
En d’autres termes, les usages se sont segmentés : puisqu’ils étaient déjà titulaires d’un permis grâce auquel ils ont accès à des deux-roues qui correspondaient à leurs besoins, les automobilistes ont laissé aux seuls motards le monopole du permis qui les caractérise. A partir de 1997, les permis A ne concernent plus guère que des motards au sens strict ; et ceux-ci achètent une quantité toujours croissante de motos, au point de laisser apparaître un phénomène intéressant.

Longtemps assez bonne, la corrélation entre nouveau permis et achat d’une moto se dégrade en effet à partir de 1999 : les ventes continuent à progresser, alors que la quantité de nouveaux permis stagne, puis décroît. Si la simple lecture d’une courbe ne permet que de formuler des hypothèses, celles-ci se réduisent à une alternative : ou bien l’on achète plus de motos parce que la situation personnelle des motards s’améliore, et qu’ils peuvent par exemple se payer du neuf et plus seulement de l’occasion, ou alors changer plus souvent de moto, ou bien l’on assiste là à un phénomène qui fait l’objet d’une passionante étude de l’Université de Leeds, The Older Motorcyclist, le retour à la moto après une interruption plus ou moins longue de motards qui retrouvent ainsi, parfois à la veille de la retraite, la passion de leur jeunesse.

permis pour professionnels

Il faudrait, pour aller plus loin dans l’analyse, disposer de séries plus détaillées, permettant de connaître la répartition par âge et par sexe des candidats ; or, si l’on connaît le taux de candidates, faible mais non négligeable puisque les femmes, dans une proportion assez stable quoique légèrement en hausse, représentent de l’ordre de 11,5 % des permis délivrés, l’âge ne paraît pas pris en compte. Impossible, à tout le moins, d’en trouver trace au milieu des rares chiffres mis en ligne par la Sécurité Routière, laquelle s’intéresse à tout autre chose. Or, le document en question, le Bilan des examens 2004, fournit une autre parcelle d’information qui, bien qu’elle se résume en un unique tableau, ouvre de fort intéressantes perspectives :

Catégorie de permis A B C D EC
Examinés 113 277 1 326 575 40 213 9 951 31 660
Reçus 99 056 684 155 30 414 7 031 26 643
Taux de réussite 87,45 % 51,57 % 75,63 % 70,66 % 84,15 %

On trouve donc ici deux permis pour tous, le A et le B, et les trois permis professionnels du groupe dit lourd – C pour les poids-lourds, D pour les autobus, EC pour les semi-remorques. Mais, on s’en aperçoit tout de suite, l’intérêt du tableau découle précisément du fait que la répartition des taux de réussite ne suit absolument pas cette classification administrative puisque l’on trouve d’un côté des permis, en quelle que sorte, professionnels, associés à des formations longues et complexes avec, peut-être, un taux d’abandon significatif en cours de formation et, de l’autre, seul de son type, l’ordinaire permis B avec un taux de réussite extrêmement bas puisque, avec 51,6 %, il se situe presque vingt points en dessous des autres, lesquels varient entre 70,7 % et 87,4 %.

On peut, pour les permis du groupe lourd, poser comme hypothèse l’existence d’un mécanisme de sélection préalable : relevant d’un parcours de formation professionnelle, résultats d’une formation longue qui, d’une part, requiert comme préalable la détention du permis B et, d’autre part, comprend, comme pour les motards, un entraînement sur piste, représentant un investissement financier significatif, les permis de ce groupe ont tout pour produire un ajustement préalable des candidats aux exigences de l’épreuve.
Naturellement, ces critères ne s’appliquent pas aux formations destinées au commun des mortels, à une nuance près : il n’est pas rare que les candidats au permis A soient déjà titulaires du B, l’inscription à une seconde formation dans un délai inférieur à cinq ans permettant de ne pas repasser l’épreuve théorique du code, et soient donc à la fois plus âgés et plus expérimentés que les jeunes candidats au permis B. A l’inverse, on peut écarter d’autres hypothèses, comme par exemple un a priori favorable de l’examinateur ; le principal risque d’échec au permis moto dépend en effet de l’épreuve sur plateau, notée suivant un barème défini et où les fautes, comme le fait de mettre un pied à terrre ou de renverser un cône, sont visibles de tous et appréciées sans ambiguïté. Mais expliquer l’énorme écart entre les chances de succès à deux épreuves qui restent, après tout, comparables tant par les populations qui s’y essayent, que par les bénéfices qu’elles en retirent, une autonomie dans leurs déplacements motorisés, s’explique sans doute beaucoup mieux en formulant quelques idées sur leurs significations sociales.

Le permis auto relève en effet d’une obligation sociale, en tant, par exemple, que condition préalable à bien des emplois, et se range au nombre des savoirs dont l’acquisition est nécessaire, à peu près au même titre que la lecture et l’écriture ; il concernera, en d’autres termes, sauf handicap rédhibitoire, la totalité d’une classe d’âge ; à l’opposé, le permis moto reste non seulement optionnel, mais même objet d’un certain discrédit social, et s’adresse donc à une population autosélectionnée par le seul fait qu’une fraction très minoritaire, puisqu’elle représente par exemple, pour 2004, 8,5 % du nombre des candidats au permis B, de cette même classe d’âge le tentera. On peut alors fort bien supposer, en comparant la complexité des épreuves qui attendent les candidats au permis moto comme au permis lourd à la simplicité immuable d’un permis B qui se limite à l’apprentissage de la conduite en ville, l’existence d’une pression sociale qui maintient cette dernière épreuve dans une fictive simplicité, avec comme conséquence une formation insuffisante qui se traduit par un énorme taux d’échec, les examinateurs se substituant ainsi, dans le contrôle social, au législateur incapable de définir un mode de formation par lui-même suffisamment sélectif.
Et cette hypothèse se trouve confortée par la comparaison entre les chances de succès découlant des deux modes d’accès à l’examen du permis B : les candidats qui ont pu profiter de l’Apprentissage Anticipé de la Conduite, donc d’heures de formation pratique supplémentaires, connaissent un taux de succès qui, bien qu’en diminution constante, atteint en 2004 67,6 % ; à l’inverse, ceux de la filière ordinaire se contentent de 47,3 %. On imagine bien quelles distorsions sociales supplémentaires cet apprentissage anticipé, dispensé par exemple par des parents par définition automobilistes et qui disposent du temps nécessaire à investir au profit de leurs enfants et qui, pour filer la métaphore éducative, peut se comparer aux cours complémentaires financés par ces mêmes parents, peut introduire.

Que ce soit le déroulement de l’épreuve elle-même, le taux de succès, ou sa diffusion dans le corps social, tout oppose, une fois de plus, et alors que l’obtention du permis de conduire concerne, d’un point de vue sociométrique, une même population jeune, indifférenciée, et qui ne cherche pas à acquérir ainsi une qualification professionnelle, permis A et permis B. Point de passage obligé, début d’une carrière de motard, le permis moto, en tant que tel, avec ses propriétés, marque déjà une situation déviante.

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