Dans un récent billet Baptiste Coulmont, sociologue qui manifeste un intérêt constant pour les petits sujets un peu ridicules, montre comment des députés ont adjoint à un projet législatif en cours de discussion, la réforme de la protection de l’enfance, un amendement qui à la fois entre dans le cadre de la réforme en question, et voit le retour d’une mesure de prohibition vainement présentée vingt ans plus tôt. Leur Article 9 rectifié vise à interdire l’installation d’un commerce d’objets pronographiques, sans plus préciser la nature de ceux-ci, ce qui donne à penser que Sonia Rykiel fera bel et bien partie du lot, à moins de deux cent mètres d’un établissement d’enseignement, définition assez vaste pour englober aussi bien la maternelle que l’université en passant par le centre de formation d’apprentis. Si la cible est vaste, la liste de ceux qui auront le droit de l’atteindre, et dont on ne peut imaginer qu’ils ne soient pas pour quelque chose dans cet amendement, reste strictement délimitée : associations de jeunesse, de parents d’élèves, de protection de l’enfance, régulièrement déclarées depuis au moins cinq ans à la date du dépôt de plainte.
Au delà, une fois de plus, de la coïncidence chronologique, puisque le souci des députés s’était, quelque mois plus tôt, porté sur une autre catégorie de corrupteurs de la jeunesse, les revendeurs de deux-roues motorisés, par le renforcement d’une pénalisation inaugurée vingt ans plus tôt avec le décret n°84-1065 du 30 novembre 1984 et interdisant la pratique consistant à rendre à ces véhicules leur puissance réelle, la comparaison des prohibitions réglementaires portant sur le sexe et la moto, la manière dont ces prohibitions sont portées très brièvement au jour par l’adoption presque sans présenter de justifications d’un article de loi ou d’un amendement, la révélation qui se produit ainsi de l’action discrète d’entrepreneurs de morale, méritent qu’on s’y attarde un peu.
la liste des interdits
Dans un pays où personne ne considère la vente libre des armes de guerre comme faisant partie des droits fondamentaux des citoyens, la puissance publique dispose d’un assez large espace pour promouvoir des interdictions, lesquelles concernent généralement un nombre limité de catégories qui portent leur propre légitimité. La plus générale vise à interdire les comportements nuisibles aux autres, et auxquels ces derniers n’ont pas le moyen d’échapper. C’est au nom de ce principe, et en raison du glissement qui a fait passer la fumée du tabac de l’état de simple désagrément, pour ceux qui n’en aiment pas l’odeur, à celui de poison, que les fumeurs en entreprise devront désormais assouvir leur vice à l’abri des parois d’une cabine sécurisée. Mais il n’est, pour l’instant, pas question d’une prohibition totale, le fumeur conservant le droit de détruire ses poumons, et de commencer à le faire dès seize ans. Si des interdictions frappent d’autres drogues génératrices d’accoutumance, c’est au nom du danger que représente le drogué, dont les actions seront alors gouvernées par sa dépendance, pour les autres membres du corps social.
On laisse, en somme, un espace aux comportements répréhensibles, du moins pour les individus auxquels leur majorité a conféré ce droit à se gouverner soit-même qui vient avec l’émancipation ; a contrario, on sera d’autant mieux fondé à exercer un contrôle spécifique des mineurs que ceux-ci n’auront guère le moyen de s’y opposer. La drogue étant donc globalement interdite, le tabac réservé aux plus de seize ans, il reste encore à protéger explicitement les jeunes adolescents contre deux dangers, ou plutôt deux tentations : le sexe, l’amendement présenté plus haut témoignant des tentatives pour limiter leur exposition à la pornographie, et la motocyclette. En fait de motocyclette, la protection des mineurs se cantonne aux deux types de deux-roues motorisés que ceux-ci sont autorisés à conduire : la motocyclette légère alias MTL pour les rares titulaires du permis AL que l’on peut passer dès 16 ans, et le cyclomoteur à 14 ans pour le bien plus vaste groupe des collégiens possédant le BSR. Dans un cas comme dans l’autre l’obtention d’un permis, assez sommaire avec le BSR même s’il implique le recours à une moto-école, plus complexe avec le permis AL, reste un préalable forcé : en somme, pour posséder un deux-roues sans passer un examen, il faut se contenter d’un vélo.
Ces deux catégories de deux-roues à moteur sont, de plus, définies, et contraintes, par une double restriction : dans leur cylindrée d’abord qui restera inférieure à 125 cm³ pour la MTL et à 50 cm³ pour le cyclomoteur, dans leurs performances ensuite par limitation soit de la puissance, moins de 15 cv pour les MTL, soit de la vitesse maximale, 45 km/h pour les cyclomoteurs. Dans les faits, la limitation de puissance des 125 cm³ se trouve placée suffisamment haut pour, sur les monocylindres quatre temps qui forment l’essentiel du parc, ne pas constituer de gêne réelle. Il n’en va pas de même pour les cyclomoteurs, dont un débridage efficace augmente significativement la vitesse : après tout, à l’époque où la catégorie existait encore, les cyclomoteurs engagés en Grand Prix atteignaient des vitesses de l’ordre de 210 km/h.
Or, il se trouve que ces deux types d’objets jouissent de statuts sociaux largement divergents. Pour l’essentiel, les 125 sont des véhicules utilitaires utilisés par des adultes, en particulier sous la forme du scooter, dans leurs déplacements urbains ; à l’inverse, les cyclomoteurs sont maintenant presque exclusivement la propriété d’adolescents pour lesquels ils représentent, et ont toujours représenté, le premier moyen d’échapper physiquement à la tutelle familiale, et qu’ils conduisent souvent avec une intensité et un mépris du danger dont peuvent témoigner les compagnies d’assurance. Ceux-ci se trouvent donc engagés dans un parcours qui relève à la fois et d’une manière inséparable de l’émancipation, indispensable, et de la transgression, inévitable. En conséquence, les restrictions frappant les deux-roues motorisés pour les mineurs, l’objectif qu’elles visent, la manière dont elles seront appliquées, constituent autant de révélateurs de l’importance pour des adultes de contrôler les pulsions adolescentes, en particulier par la répression des corrupteurs.
l’ adolescence éternelle
L’histoire du débridage du cyclomoteur se confond en effet avec celle des fabricants, souvent italiens, des pièces utilisables à cet effet, comme le rappelle Pierre en se remémorant les années de sa folle jeunesse :
Non, parce que je roulais un peu plus vite, il montait à soixante, j’avais déchicané, ça marchait bien, et puis il y en a un sur lequel j’avais monté un carbu un peu plus gros, le fameux carbu de 14 Dell’Orto qu’on mettait à l’époque, et je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître.
Et puisqu’il n’existe aucune possibilté effective de contrôler les pratiques de cet ordre puisqu’elles s’exercent à titre privé et, au plus large, au sein de groupes restreints et informels, il faut donc se retourner vers le professionnel, qui commercialise les pièces en question. C’est lui, en première analyse, qui sera l’objet des sanctions renforcées par le chapitre IV, article 11 de la loi N°2006-10 du 5 janvier 2006, article qui n’a reçu d’autre justification que celle présentée par le rapporteur, Dominique Le Mèner, dont le commentaire est suffisamment bref et significatif pour mériter d’être cité en totalité :
En France, la vitesse des cyclomoteurs est limitée à 45 km/h. Les motos d’une puissance supérieure à 100 CV sont interdites, alors qu’elles sont autorisées dans les autres pays européens, et doivent donc être bridées. « Débrider » un moteur, c’est le modifier de manière à accroître sa puissance normale, en supprimant des pièces (cales sous l’accélérateur, brides), ajoutées pour permettre l’achat en France d’engins fabriqués à l’étranger. D’autres pratiques (le gonflage, ou le kitage) consistent à remplacer des pièces d’origines -cylindre, carburateur-, pour augmenter la puissance.
Les motocyclettes de grosse cylindrée sont presque toutes débridées, généralement par des professionnels. Cette augmentation de puissance, souvent de plus de 50 %, procure à ces engins financièrement très accessibles, des performances très supérieures à celles de toutes les automobiles (vitesse maximale proche de 300 km/h), ce qui incite leurs utilisateurs à rouler très au-dessus des vitesses maximales autorisées et contribue ainsi à la très forte accidentalité des conducteurs de ces véhicules, dont les performances sont incompatibles avec leurs autres caractéristiques techniques (freins, pneus) et l’expérience de leurs jeunes utilisateurs. Leurs pétarades sont également difficilement tolérables pour les riverains, sans compter que ces véhicules consomment jusqu’à 40 % de plus, ce qui induit d’autres nuisances.
On trouve là, en vrac, une défaillance du raisonnement – comment le fait de rendre à une moto sa puissance d’origine pourrait-il dégrader ses caractéristiques de freinage ou de consommation, puisque c’est dans cette configuration-là qu’elle roule dans tous les autres pays européens – une ignorance de l’accidentologie des motards – les accidents mortels sur les autoroutes, là où l’on imagine que peut s’exprimer la haute vitesse, représentaient en 2003 4,9 % du total des victimes – et, en conséquence, une causalité fallacieuse – les vitesses sont plus élevées, donc on roule plus vite, donc on a plus d’accidents – ainsi qu’une méconnaissance des performance réelles de ces machines – les plus rapides des motos légales atteignent des vitesses de l’ordre de 250 km/h – et, plus encore, aussi bien des caractéristiques sociométriques de leurs conducteurs que de la réglementation qui leur est applicable. On ne chicanera pas sur les « pétarades » dont pourraient être victimes les éventuels riverains des autoroutes et des voies à grande circulation, qui doivent faire face à bien d’autres nuisances que celles que produisent des deux-roues dont on ne cesse de nous répéter qu’ils représentent moins de 1 % du trafic total, pour revenir sur cette surprenante catégorie des « jeunes utilisateurs » manquant d’expérience.
Car le rapporteur semble ignorer que les motos au plein sens du terme, ces MTT2 dont la puissance est donc bridée à 100 cv, ne peuvent être pilotées avant d’avoir, soit 21 ans, soit deux ans d’expérience au guidon de MTT1 limitées à 34 cv. Dans les faits, un certains nombre de variables – la construction progressive de son expérience, les prescriptions du groupe des pairs, la conscience de ses limites qui conduit à monter progressivement en gamme mais aussi, plus prosaïquement, les tarifs d’assurance prohibitifs qui attendent les jeunes conducteurs avides de grosses cylindrées – font que les pilotes de machines de hautes performances auront très rarement moins de 30 ans. Il n’existe, en réalité, que deux façons de conduire à 18 ans un véhicule de plus de 100 cv : rouler à moto sur un circuit, là où la réglementation ne s’applique pas, ou acheter une voiture, dont certaines dépassent les 500 cv tout en restant légalement accessibles à tous les titulaires du permis B, et bien que la dangerosité pour les autres, un critère de base pour justifier une interdiction, soit, selon les statistiques de la Sécurité Routière, 7,5 fois plus importante pour les automobiles que pour les motos.
Mais l’élément le plus significatif du rapport de Dominique Le Mèner reste la manière dont, comme tant d’autres, il confond cyclomoteurs et motos, visible par exemple dans son exposé commun de pratiques distinctes – le débridage concerne à la fois les motos et les cyclomoteurs, là où le kitage ne s’applique qu’à ces derniers, et comprend généralement la pose d’un pot d’échappement aussi bruyant qu’illégal. Il parvient ainsi, en ne prenant en considération que l’inexpérience des « jeunes utilisateurs », à englober l’ensemble du monde motard dans la catégorie des débutants, et, par extension, des mineurs. Pourtant, avec une moyenne d’âge qui a passé les 40 ans, ceux qui ne sont plus jeunes que dans l’esprit, à l’image d’un Jean Babilée qui, à 82 ans, a toujours fière allure au guidon de sa très sportive CBR 600 RR, en constituent la fraction numériquement la plus significative. La logique du raisonnement, qui confond cyclomoteurs et motos, assimilant adolescents et adultes, permet de ranger ces derniers dans une catégorie à protéger au même titre que les mineurs contre leurs propres excès, et donc de leur dénier, sur ce point, et du fait d’avoir eu l’irresponsabilité de choisi la moto, leur qualité d’adultes responsables.
L’intérêt d’un sujet comme celui-ci, technique, très spécifique, tout à fait périphérique, est de permettre, pour peu que, justement, l’on dispose des connaissances qui font visiblement défaut au législateur, de révéler plus facilement le jeu des forces qui produisent la réglementation et sa justification. A la racine de celles-ci, on trouve la marque des entrepreneurs de morale, associations de victimes de la route en l’espèce, qui revendiquent doublement, au nom de la famille et au nom des victimes, le monopole de la protection de la jeunesse contre les accidents de la route comme de la manière d’y parvenir, par une prohibition de plus en plus forte et une répression de plus en plus stricte. Et il leur est plus facile d’agir lorsque le public concerné n’a pas à donner son avis, c’est à dire lorsqu’il est mineur. Ensuite il suffit, par ce glissement dont l’intervention du rapporteur donne un bon exemple, de rattacher fictivement la catégorie des motards en général à celles des deux-roues pilotés par des mineurs pour se retrouver, même à 82 ans, privé de son droit d’agir en personne responsable.
Une telle confusion ne pourrait avoir cours dans le domaine de l’automobile, où l’on traite à part le problème des « jeunes conducteurs » comme celui des « délinquants routiers », sans ici les confondre, du moins dans le discours de l’appareil d’État, avec la catégorie générale des automobilistes. Et celle-ci met finalement en lumière, faute de constructeurs en activité, faute de champions connus, et même si un retraité occupe le poste du Ministre délégué à l’aménagement, et, sans doute, faute de réussite dans l’espace public de la FFMC, la puissance normative de cette ignorance dont est victime la moto dans un pays où sa visibilité est nulle.