Que seuls les motards manifestent à moto n’est que la première des constatations triviales que l’on peut faire en s’intéressant à leur recours, d’abord inorganisé et incontrôlé, puis de plus en plus encadré avec l’acquisition progressive par la FFMC de l’ensemble des pratiques, connaissances et relais nécessaire à la production de ce que Pierre Favre appelle des manifestations routinières, à ce moyen d’expression politique dont la banalité même aurait pu faire échec à l’analyse. Car, si l’on fait abstraction de leur caractéristique principale, le fait qu’elles se déroulent à moto, ces démonstrations semblent au premier abord étonnamment proches des ordinaires défilés revendicatifs : elles sont régulières, puisqu’on en compte au moins une à deux par an, et qu’il ne se passe pas d’année sans manifestation motarde, elles se déroulent selon un parcours déterminé, préalablement déclaré aux autorités compétentes, et elles comprennent presque toujours quelques actions annexes, discours, mises en scène, lâchers de ballons ou destructions de fausses contraventions, actions empruntées au traditionnel répertoire de la manifestation syndicale.
A contrario, elles se distinguent fondamentalement des actions menées par d’autres groupes qui, eux aussi, manifestent avec un véhicule, routiers, ambulanciers, chauffeurs de taxis, voire, tout récemment, la catégorie en devenir des motos-taxis. Professionnels aux commandes de leur outil de travail, et souvent indépendants, donc propriétaires de celui-ci, les actions de ces catégories d’acteurs sont en effet à la fois grève et manifestation, ce qui explique, d’une part, qu’elles soient exceptionnelles et, d’autre part, qu’elles aient généralement pour objectif d’exercer une pression politique avec un but précis, et qu’elles puissent donc se répéter aussi longtemps que ce but n’est pas atteint, ou que l’échec de la revendication n’est pas accepté.
Rien de tel chez les motards ou, pour être plus précis, dans les manifestations organisées par la FFMC. Là, c’est un groupe social qui manifeste, et pour lequel, comme on le verra plus loin, le défilé est l’une des occasions d’affirmer, en plus de ses revendications particulières, son existence en tant que groupe spécifique. Et cette manifestation emploiera un répertoire d’action élaboré au cours du temps, largement original, notamment parce que des contraintes techniques triviales interdisent le recours aux méthodes des manifestants à pied, méthodes que l’on va détailler en particulier grâce à l’analyse des deux principales manifestations parisiennes de l’année 2007, celle du 15 avril, de portée générale, et celle du 14 octobre, dont l’objectif, protester contre l’interdiction faite aux deux-roues motorisés d’emprunter le tunnel qui, reliant Versailles à Rueil-Malmaison, marquera la fin des travaux de l’autoroute circulaire A 86, intéressait essentiellement la grande région parisienne. Comme toujours à Paris, ces défilés sont organisés un dimanche après-midi ; et comme cela arrive parfois, lors de ces deux dimanches, il a fait très beau voire, en avril 2007, très chaud. Personne ne conteste qu’il s’agisse là d’une condition indispensable au plein succès d’une manifestation motarde.
rassemblement et défilé
Très tôt dans l’histoire d’un mouvement né à la toute fin des années 70, le processus spécifique de la manifestation motarde s’est cristallisé. D’une certaine façon, sa contrainte première et indépassable découle de la statique : puisque l’on défile sur un véhicule qui n’est pas stable en dessous de 20 km/h, la vitesse moyenne de la démonstration sera plus élevée, donc bien supérieure à celle des ordinaires manifestations pédestres. Elle durera donc beaucoup moins longtemps, tout en parcourant plus de kilomètres. L’occupation de l’espace public, donc la gêne causée à ses usagers, sera, sauf exception, bien moindre, et le sera d’autant moins que, même à Paris, le nombre des manifestants ne dépassera jamais quelques milliers : le mouvement motard se trouvera donc toujours privé de ce moyen de pression, à la fois physique et symbolique, du grand nombre des participants, manque qu’il lui faudra bien compenser, partiellement, d’une autre manière. Même s’ils ne réunissent jamais plus de quelques milliers de manifestants, les défilés motards nécessitent par contre, lors du rassemblement préalable, de monopoliser une surface assez considérable : souvent utilisé dans les premières années du mouvement, le lieu de rendez-vous du Champ de Mars, avec sa dimension symbolique, a cédé la place à l’esplanade du château de Vincennes, un parking qu’il appartient aux militants, quelques heures avant le début du parcours, d’occuper. Très tôt aussi, l’heure de départ des manifestations parisiennes a été fixé à 15 heures ; cet horaire pour le moins inhabituel permet pourtant à la fois, si l’on tient compte de la brièveté d’un défilé qui durera rarement plus de deux heures, de procéder à la manifestation, et de permettre aux participants, évidemment tous venus par leurs propres moyens, et à moto, d’accomplir dans la journée un trajet aller et retour qui peut être assez long, et donne donc aux manifestations parisiennes un large rayonnement : ainsi, la manifestation du 14 octobre, portant sur un thème pourtant assez local, a-t-elle vu des participants venus d’Orléans, Rouen ou Compiègne.
Par rapport à une manifestation classique, le répertoire des moyens d’expression auxquels les motards peuvent recourir se révèle par ailleurs extrêmement limité. Si l’on remarque toujours la présence d’un camion équipé d’un matériel de sonorisation, et d’un seul, l’unique banderole qui ouvrait autrefois les défilés a aujourd’hui disparu. En effet, dans la mesure où il est difficile à un motard de tenir autre chose qu’un guidon, la banderole relevait de la responsabilité des passagers de side-car : en plaçant deux motos attelées côte à côte en tête de cortège, on pouvait faire porter une banderole par les passagers ; mais la disparition progressive des side-cars, dont les effectifs ne cessent de diminuer dans un parc de motocycles en croissance continue, ne permet plus de compter sur cet unique recours à l’expression écrite. Il ne reste alors plus qu’une seule ressource, que l’on peut, fort heureusement, mettre à contribution sans aucun ménagement : le bruit. En plus des moteurs, des avertisseurs sonores, des sifflets et des sirènes que certains apportent, les limiteurs de sur-régime donnent aux manifestations motardes une signature sonore incomparable. Ces dispositifs, qui visent à protéger, en coupant leur allumage, les moteurs lors d’accélérations trop intenses risquant de les entraîner dans la zone rouge, provoquent des détonations très bruyantes. On comprend alors que les modes d’expression traditionnels, slogans, chansons, fanfare, n’aient pas lui d’être dans un environnement sonore qui se caractérise essentiellement par son intensité, le camion son n’étant pas employé lors du défilé lui même, mais à l’occasion des pauses durant lesquelles, moteurs coupés, on écoute les interventions des responsables, ainsi que lors des discours qui précèdent le départ.
Pas de banderole, pas de slogan, une communication sonore non verbale qui se limite à produire le plus de bruit possible : on le voit, la capacité à exprimer des revendications précises lors d’une manifestation motarde semble de prime abord extrêmement réduite.
Pourtant, il n’en est rien. D’une part, la manifestation ne représente que l’un des modes d’inscription, et le plus général, de la revendication motarde dans l’espace public, l’autre, lui aussi très tôt cristallisé sous le qualificatif d’action, portant des réclamations plus ponctuelles et plus expressives, et méritant un développement séparé. D’autre part, la scénographie de la manifestation démontre une capacité, que seuls les motards exploitent, à inscrire dans l’espace public, de la façon même dont celle-ci se déroule, sa justification. Car, diamétralement à l’opposé des parcours syndicaux, traditionnels et répétitifs, dans le style Bastille – Nation, les défilés motards sont toujours originaux, par leur parcours, par leurs inflexions, par leur agencement, au point que leur préparation donne lieu à un véritable concours d’idées. Et puisque l’essentiel de la revendication s’exerce contre les pouvoirs publics, et conteste de multiples manières la ligne politique que ceux-ci appliquent à la moto, les défilés sont, entre autres, l’occasion de protester par l’exemple contre cette politique, en démontrant son absence de pertinence. Ainsi, la manifestation nationale du 15 avril 2007, une semaine avant le premier tour des élections présidentielles, prenait à Paris une couleur particulière, avec des revendications spécifiques : contre la Préfecture et sa pénalisation de la « remontée entre les files » pratiquée, en particulier sur le Boulevard périphérique, par les deux-roues, contre les « espaces civilisés » de l’adjoint au maire chargé des transports, le Vert Denis Baupin, dans lesquels la place laissée aux véhicules individuels est drastiquement réduite. Parti de l’esplanade du château de Vincennes, le défilé a ainsi emprunté le Boulevard périphérique entre la porte Dorée et la porte de Pantin, en se déployant de telle sorte que chaque moto occupait le même emplacement qu’une voiture, en roulant au milieu des voies. Ainsi, on montrait d’une part l’importance de l’espace qui serait inutilement occupé si les deux-roues se comportaient, selon la règlementation, comme des automobiles et, avec plusieurs milliers de participants, on fournissait d’autre part l’occasion de clichés spectaculaires, du haut des viaducs franchissant le périphérique. Le défilé emprunta ensuite l’avenue Jean-Jaurès, et plus tard le boulevard de Magenta, deux artères remodelées selon les normes de « l’espace civilisé » et difficiles à parcourir avec leur gabarit réduit, leur dessin sinueux et la prolifération d’obstacles et de bordures qui les rendent particulièrement dangereuses pour les deux-roues. Arrivé place de la République, une première pause sera l’occasion d’un discours et d’une opération symbolique de nature plus traditionnelle, le dépôt dans une urne d’un bulletin préalablement distribué à Vincennes, avant de rejoindre la place de la Concorde, lieu d’un second discours et emplacement souvent choisi pour la dispersion. Le 14 octobre 2007, l’ampleur comme l’objectif de la contestation étaient différents : il s’agissait, quelques mois avant la mise en service prévue du tunnel reliant Versailles à Rueil-Malmaison et clôturant l’autoroute circulaire A86, de protester contre son interdiction aux deux-roues motorisés. Le lieu de rendez-vous, l’allée des Fortifications qui longe l’hippodrome d’Auteuil et débouche sur la place de la Porte d’Auteuil, procurait à la fois l’espace nécessaire au rassemblement progressif des motards, et un accès immédiat au début du parcours, l’autoroute A13. Sur la place, le camion-son permit de retransmettre, en plus des allocutions des organisateurs, celle, tout à fait exceptionnelle, d’un élu, le vice-président socialiste de la région Ile-de-France en charge des transports, lui aussi motard, et opposé à l’interdiction. Le cortège emprunta ensuite l’A13 jusqu’à Vaucresson, où se situe l’un des points d’entrée du tunnel : après une pause et un discours, il passa par la D173, une voie sinueuse, étroite et pourvue d’une dangereuse bordure centrale en béton que poids-lourds et deux-roues devront prendre pour pouvoir ensuite de nouveau rejoindre l’A86 au débouché du tunnel, à Rueil-Malmaison, où aura lieu la dispersion.
police et service d’ordre
L’expression d’une revendication qui passe pour l’essentiel par un mode particulier d’utilisation de l’espace public ne représente pas la seule particularité des manifestations motardes. L’ordre y est en effet assuré, par un service d’ordre spécialisé dont les tâches seront bien différentes de celles que celui-ci assume dans un défilé traditionnel, et, très accessoirement, par la police, selon des modalités elles aussi particulières. A Paris, le service d’ordre rassemble des militants fiables et expérimentés, qui reçoivent une formation spécifique. Il n’y aurait là rien d’exceptionnel si sa mission visait très rarement à maintenir effectivement l’ordre, c’est à dire à contrôler les débordements éventuels des participants, voire à contrecarrer l’action d’éléments extérieurs profitant de la présence de manifestants pour se livrer à des délits divers. Car, côté manifestants, il n’existe guère de risque de débordements, ni de dégradation de biens, puisque l’on a affaire à des gens qui défilent aux commandes d’un bien dont ils sont propriétaires et qu’ils détesteraient voir dégradé, et qui ne prendront pas l’initiative d’une action violente ; de la même façon, un provocateur à pied aurait bien du mal à rejoindre un cortège de motards : il lui faudrait courir très vite, et il risquerait de se faire assez facilement repérer. Le service d’ordre de la FFMC est pourtant particulièrement solide : hiérarchisé, identifié par le port d’un gilet réfléchissant jaune, pour ses membres ordinaires, ou orange, pour les responsables qui assignent les tâches, il reçoit une formation dispensée par l’AFDM, l’association de formation de la FFMC, dans le but d’améliorer la maîtrise que ses participants ont de leur moto. Car leur travail est difficile : il consiste pour l’essentiel à assurer la fluidité et la sécurité du défilé en bloquant les carrefours pour empêcher d’éventuels automobilistes de le perturber en circulant au milieu des motards. Il leur faut donc, en permanence, remonter le cortège à allure soutenue et au milieu des manifestants, prendre position à un carrefour, bloquer les autres véhicules, laisser le défilé passer, et recommencer plus loin. Accessoirement, il peut être nécessaire de calmer tel ou tel participant, adepte par exemple du burn-out, une pratique qui consiste à faire patiner la roue arrière en accélérant tout en maintenant les freins avant bloqués, l’échauffement du pneu provoquant alors assez vite de forts dégagements de fumée ; il s’agit moins là de prévenir un éventuel danger que de sauvegarder une ligne défendue depuis toujours par la FFMC, celle d’un comportement raisonnable, à l’opposé d’une certaine image de la virilité motarde dont elle a toujours cherché à se distinguer.
En somme, on l’aura remarqué, ce service d’ordre très professionnel, exclusivement composé de militants aguerris et testés, dans leurs capacités comme dans leur fiabilité, lors d’entraînements épisodiques, a comme fonction principale d’assurer une mission qui relève réglementairement des seules prérogatives de la force publique, ou, en d’autres termes, de faire à sa place le travail de la police, travail que, faute d’effectifs, celle-ci éprouverait bien des difficultés à mener à bien. Car c’est là une des autres caractéristiques des manifestations motardes : la police en est presque totalement absente. Les unités fixes de maintien de l’ordre, CRS et gendarmes mobiles, apparaissent, en petit nombre et en fin de manifestation, seulement pour interdire des emplacements précis, le pont de la Concorde menant à l’Assemblée Nationale ou, plus encore, le quai de la Corse, au nord de la Préfecture de police, et pour veiller au bon déroulement de ce moment délicat, la dispersion, laquelle, à Paris, s’effectue le plus souvent au centre de la capitale. Mais l’État disposant d’une quantité considérable de gendarmes, policiers ou CRS aussi mobiles que les motards, puisqu’également motocyclistes, il ne devrait pas éprouver de difficultés à déléguer les effectifs nécessaires à l’encadrement de manifestants qui ne font qu’exercer un droit, et le font en toute légalité. Aussi la maigreur du peloton affecté à cette tâche, et que l’on voit traditionnellement s’aligner à proximité du lieu de rassemblement une demi-heure avant l’heure prévue pour le départ, et sans chercher à établir de contact avec les organisateurs, étonne : la grande manifestation du 15 avril 2007, où, toujours généreuse dans ses calculs, la FFMC a dénombré 7000 participants à Paris, était encadrée, en tout et pour tout, par sept motardes et motards de la Police Nationale. Sans doute, une semaine avant le premier tour des élections présidentielles, les effectifs disponibles avaient-ils mieux à faire qu’accompagner une manifestation où aucun débordement n’est à craindre.
spectateurs et participants
La police n’est pas seule à ne prêter qu’une attention distraite aux manifestations motardes : la presse, le plus souvent, et sans doute en partie pour des raisons identiques, fait de même. À la notable exception du Parisien, exception qui s’explique sans doute par le caractère plus local et plus populaire qui distingue ce journal des grands titres nationaux, la presse écrite est le plus souvent absente. Pour des raisons similaires, la seule équipe télévisée presque toujours présente est celle de France 3 Ile-de-France : encore se contente-t-elle, en général, de faire quelques plans au début et au milieu du parcours. La manifestation du 14 octobre 2007, contre l’interdiction du tunnel de l’A86, fait exception, avec une plus large couverture de presse, et une présence constante, tout au long de la manifestation, de l’équipe de France 3, circulant au milieu des motards : la chaîne pourra ainsi produire un sujet d’une durée standard, 1’43 », diffusé au journal télévisé du soir, alors que les comptes-rendus de ces défilés se limitent le plus souvent à une brève qui ne dépasse pas les 20″. Le caractère local et ponctuel de la revendication, la mise en cause d’un équipement qui concernera aussi, et surtout, les automobilistes, et tranche donc sur une thématique qui n’intéresse généralement que les seuls motards, permet de comprendre pourquoi cette manifestation-là a suscité plus d’intérêt.
On se trouve donc bien loin de la « manifestation de papier » que décrit Patrick Champagne, pour lequel : « On pourrait presque dire, sans forcer l’expression, que le lieu réel où se déroulent les manifestations, qu’elles soient violentes et spontanées ou pacifiques et organisées, n’est pas la rue, simple espace apparent, mais la presse (au sens large). Les manifestants défilent en définitive pour la presse et pour la télévision… » Comme on l’a dit plus haut, la rue a d’autant plus d’importance dans une manifestation motarde qu’elle est à la fois le lieu et l’objet de la revendication. Mais la presse grand public se contente généralement de les mentionner d’un simple dépêche ; et, à l’exception de Moto Magazine, le mensuel issu du mouvement motard, et de Moto Net organe de presse en ligne dont le rédacteur fait preuve d’un militantisme certain, et fait partie des habitués des manifestations, il en va largement de même pour la presse spécialisée. Quant aux spectateurs toujours là par hasard, les informations relatives à l’heure et au parcours de la manifestation ne se diffusant guère au delà du monde motard, ils sont, justement, au spectacle, le défilé pittoresque et « bon enfant », pour reprendre les termes de France 3, parfois agrémenté d’une petite saynète, de cette étrange population bruyante et casquée faisant, en particulier, beaucoup rire les enfants.
Lors d’une manifestation motarde, on défile donc, d’abord et surtout, pour soi. Car la manifestation est prétexte, et occasion unique, une ou deux fois l’an, à réunir les composantes très diverses et atomisées d’un monde motard fortement segmenté suivant de multiples critères, moto japonaise ou européenne, sportive ou routière, jeunes motards en roadster, couples d’âge mûr sur une grande routière allemande. L’observation les montre, arrivant seuls, en petits groupes de deux ou trois amis, en groupes plus étoffés, clubs d’utilisateurs de tel ou tel modèle, et parfois de motos de collection, jeunes résidents de telle ou telle cité, militants des antennes FFMC de départements n’appartenant pas à l’Ile de France et qui viennent participer au service d’ordre. La grande manifestation du 15 avril 2007 a vu la participation remarquée de clubs de bikers, Wahalla’s Riders ou Road Monsters ; or, l’individualisme forcené que l’on prête à ces amateurs de Harley-Davidson rend problématique leur participation à un événement aussi consensuel : s’ils sont aussi là, c’est qu’il ne manque vraiment personne. Plus encore que les grand-rendez-vous des compétitions comme le Bol d’Or, la manifestation de la FFMC reste la principale occasion de réunir, non pas tous les motards, mais des représentants de toutes les composantes de cet univers particulier, et est donc un moyen d’affirmer, au-delà des particularismes, son existence en tant que tel, et son unité face à un adversaire commun.
La manifestation motarde, c’est donc d’abord un répertoire d’action absolument singulier, où l’on remplit un cadre socialement et règlementairement bien établi d’un contenu largement original et presque totalement spécifique. Mais, avec l’expérience acquise par les organisateurs, et le service d’ordre, avec l’ancienneté des liens établis avec une autorité publique qui en arrive à se dispenser presque totalement de l’envoi des troupes, la routine guette : en fait, la confrontation principale avec le pouvoir administratif se produit avant le défilé, et porte sur la négociation du trajet, en particulier sur le fait de finir, comme cela s’est produit plusieurs fois, place de la Concorde. L’expérience montre que, quitte à légèrement dévier du parcours officiellement déposé, ce point peut s’obtenir, sinon dans une légalité formelle, du moins sans confrontation violente.
Pourtant, elle se distingue au moins sur un point capital de la manifestation routinière dont Pierre Favre écrit que : » (elle) trouve finalement son principe dans le passé : ou bien elle perpétue le souvenir de mobilisations anciennes (le 1er Mai est une commémoration), ou bien on n’y fait que rejouer sans trop de convictions, rituellement, une action telle qu’elle était lorsqu’elle produisait des changements majeurs ». Si, en effet, le mouvement motard, comme d’autres, éprouve aujourd’hui des difficultés à obtenir ces changements majeurs qui ont effectivement eu lieu au début de son existence, si la question de l’utilité de ces « manifestations où l’on vient comme à une garden party », comme l’écrit la FFMC elle-même, et qui valent comme un quitus que l’on se donne à soi-même pour solde d’une activité militante qui se limite à cette seule occurrence, se pose, la manifestation motarde conserve un double intérêt politique. D’abord, le fait, même dans le cadre d’une manifestation routinière, de toujours être en mesure de mobiliser les motards par milliers, voire, sur la France entière, par dizaine de milliers, conserve un indispensable effet dissuasif. Ensuite, la manifestation ne représente, en quelque sorte, que l’élément routinier et officiel d’un répertoire qui comprend, en parallèle, des formes plus épisodiques, plus offensives, et moins légales, d’action, auquel les mêmes organisateurs auront recours le cas échéant. Or celles-ci recrutent leurs participants dans ce réservoir de militants mobilisés pour la manifestation, et seront donc d’autant plus crédibles et efficaces que ce réservoir reste bien garni. La fonction dissuasive de la manifestation s’exerce donc dans deux dimensions distinctes : comme garantie de l’efficacité d’actions qui seront menées par ailleurs, et comme menace potentielle d’actions plus intenses, s’il arrivait que certaines avancées déjà obtenues, comme l’existence de Carole, ce circuit réservé aux motards et définitivement provisoire, soient effectivement remises en cause : « si Carole ferme, on bloque Paris », disait un membre éminent de la FFMC. Une des forces que conserve ce mouvement tient au fait que les pouvoirs publics savent qu’il ne s’agit pas d’une simple bravade.