Un peu à l’image d’un archéologue déblayant méticuleusement son terrain de fouilles avant d’entamer l’analyse de ses trouvailles, un travail sociologique valide ne peut faire l’économie d’une remise en cause de ces prénotions relevant parfois du discours savant, et de ce que le discours savant doit parfois au sens commun, qui viennent enrober son objet d’étude d’une gangue d’interprétations faciles, mais fausses, dont il faut avant tout le dégager. En négligeant ces précautions indispensables, un travail de recherche se condamne à ne rien révéler d’autre que les préjugés ethnocentristes de son auteur. Tel est bien le cas avec celui que l’on va analyser ici, entrepris sous l’égide de l’INRETS, et qui possède deux propriétés extrêmement rares pour cet institut bien secret, puisqu’il se trouve être disponible en ligne, et s’intéresser aux motards.
Il peut paraître singulièrement vaniteux, ou particulièrement audacieux, de s’attacher à critiquer un travail qui relève d’une discipline, la psychologie cognitive, dont on ignore tout. Et, en effet, il n’y aura pas lieu de se prononcer sur la pertinence de la recherche elle-même comme de ses conclusions. Mais puisqu’elle utilise, à côté d’un dispositif de laboratoire sans doute propre à la psychologie, des techniques assez banales dans l’univers des sciences humaines, questionnaire, échantillon, qu’elle cite en référence un certain nombre de travaux censés relever du domaine de la sociologie, qu’elle s’appuie aveuglément sur des données statistiques dont on a maintes fois remis la validité en cause, et qu’elle emprunte quelques éléments à l’univers motard, éléments choisis pour des raisons aussi précises que scientifiquement injustifiables, quelques-unes des défaillances méthodologiques qui caractérisent ce mémoire pourront être relevées, et commentées. Mais son utilité principale sera de servir de matériau d’analyse, et de permettre ainsi de reconstruire les prénotions qui sont au principe de son élaboration, prénotions qui ont toutes les chances d’être largement partagées dans les différents organismes de recherche traitant de sécurité routière, et de perdurer aussi longtemps que le simple fait de rouler à moto conservera, au yeux des autorités, son caractère fondamentalement illégitime.
l’appareil théorique
Cet objet est un mémoire de M2 recherche soutenu en 2006 à l’Université de Lyon 2, par une étudiante aujourd’hui doctorante au sein du LESCOT, un des laboratoires de l’INRETS. Il s’agit d’étudier, au moyen d’un dispositif de laboratoire dans lequel 21 motards seront impliqués, leur conception du risque tel qu’elle ressort en particulier de leurs réactions à des séquences vidéo illustrant un danger routier potentiel, et de leurs réponses à un questionnaire comportant 36 questions, presque toutes fermées. Les hypothèses qui fondent ce volet expérimental sont explicitées dans la première partie du mémoire : on trouve là une justification théorique se référant à des modèles psychologiques, une revue des statistiques disponibles, extraites en particulier de l’édition 2003 de cette brochure de l’ONISR que l’on a déjà beaucoup commentée, et une présentation du « point de vu (sic) des sociologues », « sociologues » dont il se trouve que l’on a, déjà, aussi parlé. Car toute la culture sociologique de notre étudiante se résume aux seuls travaux de Frédéric Völker et François Oudin, sociologues ni l’un ni l’autre puisque le premier est l’auteur d’un simple mémoire de maîtrise, le second doctorant en ethnologie, et très porté sur l’anthropologie, et qu’ils se caractérisent tous deux par une commune démarche, dans laquelle un terrain qui n’est jamais détaillé mais dont on devine qu’il se limite à une expérience personnelle et singulièrement brève sert de support et de piètre justification à un défilé de stéréotypes, démarche, au fond, assez proche de celle de notre étudiante en M2. Il existe, pourtant, même si leur nombre est dérisoire, d’authentiques travaux sociologiques et ethnologiques consacrés aux motards : mais il faut, pour y avoir accès, entreprendre une vraie recherche bibliographique, voire s’abandonner aux bons soins du SUDOC. Il est, évidemment, bien plus pratique, et sans doute largement suffisant, de se contenter de Google, et des ressources accessibles en ligne.
Une autre justification théorique laisse immédiatement apparaître sa faiblesse : ce travail, on l’a dit, repose entièrement sur la participation d’un effectif de motards limité à 21 individus, ce qui, en soit, n’a rien d’anormal. On est bien placé pour savoir que les contraintes physiques qu’imposent ces journées qui ne comptent que 24 heures limitent fortement l’ampleur que peut prendre le travail solitaire de quelques mois que représente un mémoire de M2. Nécessairement, on ne pourra étudier qu’une infime fraction de la population concernée, et fournir un mémoire qui n’aura aucune prétention en matière de représentativité, et dont les conclusions ne sauraient en aucune façon être généralisées. Tel n’est pourtant pas le cas ici, comme le révèle cette référence systématique aux « motards » en tant que catégorie globale, globalisation parfaitement abusive mais justifiée par le recours à une taxinomie particulière dans laquelle interviendront trois groupes censés présenter des attitudes cohérentes à l’égard du risque, et fournir une image pertinente du monde motard dans son ensemble, les « utilitaristes », les « bikers » et les « sportifs », ainsi classés en particulier grâce au type de moto qu’ils utilisent. Cette taxinomie trouve sa seule justification théorique dans un sondage réalisé par la SOFRES pour la Sécurité Routière, lequel, par un processus typique des études de marché, invente les catégories de motards « pragmatistes », « hédonistes », « désimpliqués », « fous du guidon » ou « motards du dimanche ». Reprendre une telle taxinomie dans un travail scientifique, et croire à ses vertus descriptives et prédictives, s’apparente, au fond, à la démarche par laquelle les premiers ethnologues classaient ces populations alors qualifiées de primitives, et aussi radicalement étranges qu’incompréhensibles.
le dispositif expérimental
En s’attachant maintenant au dispositif de laboratoire mis en oeuvre, et en laissant de côté la question de la généralisation abusive de ses résultats, on découvre rapidement un autre biais, plus anecdotique celui-là. Il découle d’une caractéristique sans doute fatale des séquences vidéos qu’il utilise, et qui présentent des situations de circulation routière dans lesquelles les motards volontaires sont supposés trouver un risque auquel ils doivent réagir : mais, tournées à bord d’une voiture, et destinées à des automobilistes, leur pertinence à l’égard de la moto se trouve souvent prise en défaut. Ainsi en est-il, comme l’auteur du mémoire le reconnaît elle-même, de cette vue montrant une rue qui se rétrécit progressivement, la voie opposée étant occupée par un poids-lourd. Sans doute une telle situation est-elle problématique pour un automobiliste ; pour une moto, par contre, avec sa largeur inférieure à 80 cm, sans aucune difficulté, ça passe. A contrario l’auteur, en commentant une autre séquence, n’a aucunement conscience de l’erreur d’analyse qu’elle commet en qualifiant de dangereuse une situation de dépassement, alors même que les caractéristiques physiques propres à la moto, sa faible largeur et ses considérables capacités d’accélération, en limitant la durée du dépassement comme l’empiètement sur la voie opposée, réduisent fortement, par rapport à une automobile, le risque de la manoeuvre. Appliquer sans nuance à un motard ce qui n’a été conçu que pour un automobiliste ne révèle rien d’autre que ce sempiternel biais ethnocentriste, et ce refus de fournir les efforts comme les financements nécessaires à une authentique connaissance des motocyclistes.
Il reste, enfin, à attaquer le plat de résistance : le questionnaire. On sait à quel point cette technique peut, cachée sous les apparences de neutralité axiologique et de scientificité qu’un public peu formé, et peu informé, lui prête bien trop généreusement, se contenter de n’être qu’une vulgaire contrebande de pacotille, et combien le choix des questions, leur ordre, et leur intitulé en disent, pour parapharaser Patrick Champagne, bien plus sur ceux qui les conçoivent que sur l’objet qu’elles sont censées appréhender. Et, indubitablement, le questionnaire rédigé par notre chercheuse offre un exemple presque caricatural du genre, en particulier par son recours extensif au personnage central de la pièce, et du mémoire, le Prince Noir. Dans les 139 pages, annexes comprises, que compte ce travail, le nom du chevalier des ténèbres revient pas moins de 77 fois, et il apparaît dans 19 des 36 items que compte le questionnaire. Et pourtant, contrairement aux affirmations de l’auteur, qui prétend qu’il s’agit d’un « véritable mythe vivant au sein des motocyclistes, adulé ou détesté mais toujours respecté. », ce nom est aujourd’hui à peu près inconnu dans un univers motard sans doute plus riche en références à la Black Prince qu’au Prince Noir, comme peuvent, par exemple, en témoigner les vaines recherches que l’on fera sur des forums aussi courus que le généraliste Repaire des Motards, tout comme chez les sportifs Fazermen, ce qui s’explique sans doute assez facilement, ses exploits remontant à 1988.
À l’usage des jeunes générations, il convient donc de rappeler que l’on parle ici d’un motard pilotant une Gex et qui, en 1988, a enregistré en vidéo son tour du périphérique parisien accompli en à peine plus de 11 minutes, séquence ensuite vendue à La Cinq, chaîne de télévision à l’époque propriété de Robert Hersant et de Silvio Berlusconi et friande de ces vidéos à scandale propres à confirmer son public populaire dans son rejet de tout comportement socialement déviant. Il semble, en d’autres termes, assez difficile de comprendre par quel cheminement une telle attitude, à la fois extrême et servilement intéressée, a pu, pour une chercheuse même profondément ignorante des plus ordinaires propriétés de son objet d’étude, sembler assez significative pour lui pour servir d’étalon. Au fond, c’est un peu comme si Metéo France abandonnait, dans ses relevés de température, le degré centigrade au profit du kelvin : cela rendrait la vie quotidienne plus difficile, mais les effets du réchauffement climatique bien moins inquiétants.
On laissera au lecteur le soin d’apprécier par ailleurs l’extrême naïveté de ces questions relatives au Prince Noir, telle celle où l’on demande aux motards de l’échantillon s’ils ont déjà roulé en interfile sur le périphérique : même si les répondants résident à Lyon, le taux de réponses positives a sans nul doute affolé la chercheuse. On se perdra par ailleurs en conjectures en imaginant comment diable on peut exploiter les réponses par oui ou non à des questions du style : « il faut avoir du feeling pour être un bon motard », ou, plus loin, au milieu d’un talon assez standard, le « pensez-vous être un motard dans l’âme ? », questions par ailleurs privées de la moindre explicitation des notions en question. On regrettera, par contre, que la question « avez-vous déjà eu des accidents corporels à moto ? » ne soit pas accompagnée de la moindre tentative d’obtenir une description des circonstances de, ou plutôt des puisque le singulier ne semble pas de mise, l’accident en question, tant on devine aisément quelle exploitation biaisée peut être faite du taux de réponses positives.
l’ethnocentrisme au travail
Ce qui semble, en fait, le plus intéressant dans ce mémoire, c’est de le prendre comme objet d’étude, et de voir en lui un révélateur aussi bien des pratiques en usage dans le milieu universitaire où il a été produit, que des prénotions inconscientes qui habitent aussi bien son auteur que les chercheurs et enseignants qui l’ont encadrée. En agissant ainsi, on tombera bien sûr dans le piège de la généralisation abusive dénoncé plus haut : aussi faut-il ne voir là que quelques notes superficielles, et quelques spéculations hâtives.
Il faut d’abord s’attacher, dans ce qu’elle a d’essentialiste, à cette démarche qui ne se contente pas de postuler l’existence de cette espèce bizarre, difficile à comprendre, à l’évidence fort différente du reste du genre humain, mal connue mais pourtant familière puisqu’on la croise tous les jours sur la route, le motard, mais qui, en plus, en dresse la taxinomie. Cette taxinomie aura un seul but : classer les 21 participants à ce travail de recherche en fonction d’un seul critère, le risque, et les ranger dans trois catégories dichotomiques censées posséder des attitudes homogènes à l’égard de ce même critère. On comprend que, dans un institut spécialiste des questions des sécurité, cette notion de risque soit centrale, alors même qu’elle paraîtra banale, voire anodine, pour un motard ordinaire dans sa pratique quotidienne. On comprend beaucoup moins pourquoi cette notion, parce qu’il s’agit ici de motards, doit, d’une part, être étudiée d’une façon qui n’a probablement rien à voir avec celle que l’on emploie pour les automobilistes, et, d’autre part, être étalonnée en référence à une pratique qui n’est pas seulement extrême, mais presque suicidaire, et à propos de laquelle, afin de justifier de son emploi, la chercheuse multiplie des affirmations gratuites qui montrent combien elle ignore tout du milieu qu’elle étudie, et à quel point cette ignorance ne présente absolument aucun obstacle pour son travail.
Ainsi, il existe deux excellentes raisons de ne pas faire du Prince Noir la référence d’une étude scientifique, distinctes l’une de l’autre mais dont chacune suffit à sa disqualification. Une référence, surtout quand, comme c’est ici le cas, elle est unique et constamment mobilisée, joue nécessairement le rôle d’une norme, ce pourquoi on ira en principe la chercher du côté de la moyenne, et pas d’une exception qui relève ici de l’aberration statistique. De la part d’un chercheur un comportement aussi inhabituel, et imprudent, ne s’explique que par la prégnance d’un sens commun savant, que la chercheuse partage avec son entourage, sens commun à cause duquel elle ne se rend pas compte que son étude, loin de dire quoi que ce soit sur la conception que les motards ont du risque, révèle au contraire à la fois à quel point il lui est impossible d’aborder cet objet de façon neutre, sans le remplir de ses préjugés, et combien cette démarche, dans le milieu universitaire où elle évolue, ne trouble personne.
Le Prince Noir, d’autre part, n’est nullement le produit d’un groupe dont il représenterait les pratiques habituelles dans leur composante extrême, mais n’existe que pour fournir un sujet à scandale à une télévision qui, en la matière, possède un lourd passé, passé que l’on peut suivre jusqu’en 1987 avec Moi Je, émission produite pour Antenne 2 par Pascal Breugnot et qui a inauguré la mise en scène télévisuelle de l’exhibition narcissique camouflée en « sujet de société ». Dans un reportage intitulé « Motos kamikaze », l’édition du 6 mai montrait ainsi trois amateurs de très haute vitesse, dont l’un se vantait d’avoir accompli un tour du périphérique en moins de 11 minutes, soit mieux que le Prince Noir, et un an plus tôt. D’Antenne 2 à M6 et à travers les décennies, le biais est constant, et la moto n’intéresse les télévisions qu’au travers des comportements extrêmes, tout comme elle n’intéresse généralement les sociologues que sous l’aspect des gangs de bikers hors-la-loi, en tant, donc, que sous-catégorie d’une sociologie de la délinquance. Comprendre pourquoi, lorsqu’une télévision à scandales recherche une population à stigmatiser au yeux du grand public et au nom des risques inconsidérés que prennent certains de ses membres, elle va toujours chercher les motards, ou plus largement aujourd’hui les utilisateurs de deux-roues motorisés, et jamais les skieurs, les parachutistes, les alpinistes ou les plongeurs sous-marins, représente indubitablement un intérêt sociologique. Par contre, y rechercher un exemple appelé à jouer un rôle fondamental en tant que comportement représentatif dans un travail à prétention scientifique revient à abandonner à cette même télévision le choix de ses objets d’études, donc en faire, en quelque sorte, son directeur de recherche, et implique de réaliser une si considérable quantité de mutations, de l’extrême au banal, du spectaculaire au scientifique, du préjugé de sens commun au discours savant, que la science s’y perd corps et biens.
Même s’il est hautement problématique de porter un jugement sur une discipline étrangère, même si, en agissant ainsi, on risque de tomber soit-même dans l’etnocentrisme, il faut quand même dire un mot du dispositif de laboratoire employé ici, et dont on a déjà relevé certains aspects fortement contestables. Il semble quand même étonnant de tirer des conclusions sans nuance des déclarations, et seulement des déclarations, d’une population à la fois extrêmement petite, privée de toute représentativité, et qui paraît avoir été constituée au gré des circonstances, par exemple en entrant en relation avec les salariés d’une grande entreprise grâce à un lien familial. On cherchera en vain la moindre tentative de valider ces résultats par une petite expérience de terrain, ne serait-ce qu’une participation, en tant que passagère, à ces sorties dominicales en groupe durant lesquelles on frôle la mort à chaque seconde. Le récent rapport Gisements de sécurité routière consacré aux deux-roues motorisés considérait, à la page 204, dans le chapitre relatif à la formation, que « L’idéal serait qu’un candidat au permis B (auto) soit mis en situation, même brièvement, en temps que passager d’un deux-roues motorisé ». A défaut du grand public, on pourrait au moins attendre qu’une telle contrainte soit imposée à tous les chercheurs, dans quelque discipline que ce soit, qui ont à traiter de la question, avec comme objectif premier, et charitable, de leur éviter d’être ridicules.
Le fait, a contrario, que cette étude récuse par ailleurs le recours à toute espèce de critère sociométrique, puisque, même si l’âge, le sexe et la profession de ses motards sont connus de la chercheuse, elle ne fait aucun usage de ces pauvres données, et n’utilise pas d’autre variable explicative que sa taxinomie, se révèle particulièrement significatif. En effet, utiliser, comme lorsque l’on s’intéresse aux automobilistes, comme avec les recherches des sociologues, les critères du sexe, du milieu social, et, surtout, de l’âge, pour expliquer des comportements sociaux fait courir un risque, celui de transformer le motard en un individu banal, pas meilleur qu’un autre, mais pas pire non plus, donc de légitimiter ce moyen de transport dont l’utilisateur se trouve, en effet, bien plus vulnérable qu’un autre aux conséquences d’un accident.
L’ethnocentrisme ici en oeuvre joue un double rôle : il est à la fois l’acteur d’une recherche qui peut, ainsi, chercher, et trouver puisqu’elle s’est intégralement organisée dans ce but, chez le motard sa nature fatale d’amateur de risque, et le moteur inconscient qui permet d’agir ainsi sans que le moindre doute ne vienne perturber la démarche de la chercheuse. Ce travail constitue une démonstration de la façon dont, même dans ses constructions savantes, et à cause de la présence persistante, et à tous les niveaux, de cet ethnocentrisme dont, par définition, ceux qui en sont victimes ignorent tout, le discours public relatif aux motards se trouve privé de pertinence, et un exemple de ces recherches qui, ne trouvant au bout du compte que les préjugés qu’elles ont apporté dans leurs hypothèses, n’étudiant que les dispositifs qu’elles ont constitués afin qu’ils soient étudiés, se révèlent profondément inutiles. Mais sans doute notre étudiante a-t-elle fait exactement ce que l’on attendait d’elle, en produisant ce travail purement idéologique, et absolument pas scientifique.
Brackham Lerouge
Deux réflexions toute personnelles.
Quand tu parles d’ethnocentrisme de cette étudiante, je pense que tu as tout à fait raison. Il est d’ailleurs peu différent de celui qui habite les quelques interlocuteurs non initiés avec lesquels j’ai déjà échangé sur la sécurité et la façon de partager la route, qui n’ont jugé la moto qu’à travers ce qu’ils étaient capables d’extrapoler de la voiture. "L’homme de la rue" ne peut comprendre ce qui fait la conduite d’un deux roues et ses capacités dynamiques, tout simplement parce qu’il n’en a jamais chevauché. Ou alors au pire, il a "essayé derrière un copain un jour et il a cru mourir".
C’est malheureusement tout ce qu’il en retiendra, peut-être influencé en cela par des motards initiateurs qui auront préféré la facilité de faire peur, à la difficulté de donner envie.
Ce qui m’intrigue davantage encore, c’est la conclusion à laquelle j’arrive et que je partage avec toi (si j’ai bien compris). A savoir, est-ce que ce travail n’a pas été réalisé pour tirer un enseignement propre à justifier une prise de mesures ou vote de loi liberticide de plus qu’on nous justifiera en s’appuyant sur lui.
Parfois j’espère presque que ce n’est que paranoïa de ma part.
D’autre fois je me demande qui pourrait être à l’origine de ça.
Et pourquoi.
Denys
En matière de sociologie, la paranoïa est mauvaise conseillère, mais le résultat est le même. Ce discours qui associe imperturbablement le motard ordinaire à la prise d’un risque extrême, et qui ne voit absolument pas qu’il juge ainsi une catégorie de citoyens qui doivent, aujourd’hui, approcher les deux millions d’individus, en fonction des pratiques de quelques centaines d’entre eux, on le connaît bien, ne serait-ce que parce que je passe une partie de mon temps à démontrer qu’il s’appuie sur des arguments statistiques invalides.
Mais raisonnons en sens contraire : imaginons un chercheur qui défende une position opposée, qui postulerait par exemple que les motards ont le droit d’être considérés comme des usagers ordinaires, et qu’il n’appartient qu’à eux de décider d’accepter un risque en effet supérieur à celui des automobilistes. A l’évidence, au sein de l’INRETS, institut spécialiste de la sécurité dans les transports, il ferait figure d’hérétique : quelles chances aurait-il alors de voir ses projets de recherche acceptés, et financés ? Comment se déroulerait sa carrière ? Combien de temps lui faudrait-il pour rejoindre une voie de garage ?
L’etnocentrisme que j’analyse ici est en fait la doctrine même de l’INRETS, à laquelle adhèrent forcément ses agents, faute de quoi ils seraient bien obligés d’aller chercher ailleurs : si l’on consacre sa vie à améliorer la sécurité sur la route, alors on ne peut simplement pas imaginer, et encore moins accepter, qu’il puisse exister une population d’usagers pour laquelle la recherche de la sécurité maximale ne soit pas l’objectif prioritaire.
Alors, ces travaux pseudo-scientifiques n’existent pas comme caution hypocrite d’une politique répressive : mais les gens qui les produisent sont tout autant convaincus que les autorités de la nécessité de tout faire pour limiter la liberté d’action de ces fous du guidon qu’il faut absolument protéger contre eux-mêmes, et leurs travaux vont fatalement dans ce sens.