A l’automne 1979, le mouvement motard français qui, déjà, depuis plusieurs années, par ses manifestations comme dans ses contacts avec les pouvoirs publics, en particulier le Ministère de la Jeunesse et des Sports, revendiquait, pour la création d’un circuit de vitesse qui deviendra Carole, ou contre les fortes hausses que leur imposaient des compagnies d’assurance cherchant à leur faire supporter seuls le coût d’accidents dont ils étaient rarement responsables, connut une brusque intensification des luttes. Affrontant la politique ouvertement prohibitionniste initiée par le Délégué Interministériel à la Sécurité Routière, Christian Gérondeau, sous la menace de l’extension aux motocycles de la taxe différentielle sur les véhicules à moteur, plus communément appelée vignette, disposant, en somme, grâce à la complaisance des pouvoirs publics, de thèmes mobilisateurs, un activisme jusque là assez peu virulent et essentiellement parisien se développa en une vague de manifestations qui touchèrent toute la France et ne prirent provisoirement fin qu’avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, en mai 1981. Personne ne l’ignore, c’est ainsi que naquit, voilà exactement trente ans, la FFMC ; mais au-delà de l’action collective, et réactive, ce mouvement rendait visible dans l’espace politique une dimension sociale nouvelle, celle de ces jeunes motards, population essentiellement masculine et souvent de condition modeste, et qui, presque disparue durant les années soixante lorsque la moto n’était plus que l’affaire de quelques esthètes, et des blousons noirs, connaissait alors une véritable explosion.
D’un point bas touché en 1967, avec seulement 11 838 immatriculations de motocycles neufs, l’arrivée des motos japonaises, la diffusion d’une culture libertaire caractéristique de cette jeunesse du baby-boom, poussèrent en un élan continu les immatriculations annuelles jusqu’au chiffre de 136 399 unités en 1980, soit précisément au moment de plus grande intensité des luttes, un record qui ne sera pas battu avant 1997.
Même si, dans l’absolu, et comparés aux automobilistes, les motards restaient peu nombreux, un tel changement, comme aujourd’hui le développement urbain du scooter, ne pouvait manquer d’intriguer tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, ont comme fonction de s’intéresser à la réalité sociale, démographes, statisticiens, journalistes, psychosociologues, parlementaires même. Par l’effet d’une étrange cécité qui perdure encore largement aujourd’hui, seuls les sociologues manquent à l’appel : de son expérience acquise à ce moment-là dans un moto-club pirate du Creusot, François Portet ne rendra compte qu’en 1994. De fait, on peut ainsi constituer un petit corpus de textes qui, d’une façon ou d’une autre, traitent à ce moment-là des deux-roues motorisés. A ces textes, il est intéressant de faire dire ce qu’ils ne disent pas vraiment, de les employer, en somme, en tant que matériau sociologique pour eux-mêmes, et pas pour leurs énoncés. Car entre les lignes, dans les marges, ici dans la surprise, là dans l’intérêt, parfois dans la réprobation, dans tout ce qui sort du strict objet scientifique ou réglementaire auquel les auteurs se consacrent, se lisent des positions et des représentations, des préjugés et des attentes, qui dévoilent des attitudes sans doute bien plus globales, et largement partagées, que celles de leurs seuls auteurs, et concernent une catégorie bien plus large que les seuls motards, mais avec laquelle ceux-ci étaient alors totalement confondus, la jeunesse. Obtenu par l’intermédiaire d’un irremplaçable assistant parlementaire, le compte-rendu de la discussion sur la loi de finances pour 1980 qui eut lieu à l’Assemblée Nationale le 20 octobre 1979, et durant laquelle une majorité de droite décida la création de la vignette moto, mérite, par sa richesse factuelle et symbolique, que l’on s’y intéresse en premier lieu.
dans l’hémicycle
Ce n’est pas tant le principe de l’impôt qu’il convient d’analyser ici : l’exonération dont les motocycles avaient jusqu’ici bénéficié s’expliquait en effet par de très ordinaires raisons pratiques. Et de la même façon que la taxation d’une classe de véhicules dont on ne dénombrait que quelques dizaines de milliers d’unités se serait révélée sans objet, il était inévitable que la forte croissance des effectifs de cette même classe excitât la convoitise d’une administration fiscale toujours insatiable, et d’un État déjà impécunieux. L’affrontement entre une gauche dans laquelle le PC et le PS disposaient de forces sensiblement égales, et une droite où règne sans partage la figure du président de la commission des finances, le RPR Robert-André Vivien, laissant dans l’ombre le ministre du budget du gouvernement Barre, Maurice Papon, se fera en opposant deux thématiques, la justice sociale contre l’équité. A l’évidence fort bien renseignés, le communiste Parfait Jans, député-maire de Levallois-Perret et membre de la commission des finances, et le tout jeune député socialiste de Seine-Maritime, Laurent Fabius, mettront en avant les propriétés sociométriques d’une population de motards alors très majoritairement composée d’hommes jeunes et de faible niveau social, ouvriers et employés pour l’essentiel, dont les ressources financières limitées souffriraient de cette ponction supplémentaire. Fort habilement, Laurent Fabius illustrera cet argument en allant chercher des exemples dans son électorat :
« Je voudrais vous lire (…) deux témoignages que j’ai recueillis dans ma région. Il s’agit de deux jeunes qui font de la moto et qui expliquent leur réaction par rapport à cette proposition. Une employée à l’INRA déclare : « Je fais de la moto depuis dix ans. Je gagne environ 3 000 francs par mois. C’est tout juste pour venir à bout de l’entretien de ma 750 Kawa. Si la vignette vient s’ajouter à l’assurance monumentale, je n’y arriverai plus. (…) Je trouve dommage … » – me dit cette jeune femme – « … de priver des milliers de jeunes qui, comme moi, ont la passion de la moto. On finit par se demander dans quel but le Gouvernement suggère une telle mesure. » (…)
Une autre jeune, qui a vingt et un ans et qui est propriétaire d’une 1000, répond à la question que pose sa collègue : « Pour des raisons économiques, pour trouver de l’argent, on s’en prend à tout le monde, et pourquoi pas, alors, dit le Gouvernement, aux motards ? Les responsables… » – ajoute cette jeune femme – « … ne s’embarrassent pas de scrupules en prenant en considération la condition sociale de leur propriétaire. Mais alors qu’on ne parle pas de justice. »
Masquée sous l’ordinaire position du député se faisant le porte-parole de son électorat, on remarque la subtilité avec laquelle Laurent Fabius argumente, choisissant, dans un monde d’hommes, de faire parler des femmes, sortant du cercle étroit de la défense corporatiste des motards pour passer à ceux, bien plus vastes et bien plus nobles, de la jeunesse, et de l’injustice sociale ; il conclura son intervention en ces termes :
« Je me résume : nous sommes opposés à toute disposition qui aurait pour effet d’opérer un prélèvement supplémentaire sur le pouvoir d’achat de familles et de jeunes de condition souvent très modeste. C’est la raison pour laquelle nous avons déposé un amendement en ce sens auquel nous tenons, au nom même de la solidarité qui nous lie aux motards. »
Député communiste, Parfait Jans développe un argumentaire plus en ligne avec les préoccupations du parti, la lutte sociale, et la défense de l’emploi menacé. Dans son intervention, il dresse un parallèle entre un marché entièrement au mains des importateurs japonais, et les capacités de l’industrie nationale illustrées par les victoires de la 125 Motobécane pilotée par Guy Bertin, pour plaider contre la taxe, et pour le soutien à Motobécane. Mais sa conclusion fait intervenir un nouvel acteur, le mouvement motard qui se cristallise alors dans son opposition à la vignette :
« La lutte de milliers de motocyclistes pour empêcher que soit prise cette scandaleuse mesure vient ainsi compléter celle des travailleurs de
Motobécane contre les licenciements et la destruction de leur outil de travail ».
Historiquement fondée, cette proximité entre la gauche et une FFMC en devenir n’a pas échappé à l’adversaire, Robert-André Vivien, qui répond en ces termes à Parfait Jans :
« Je peux vous dire d’ailleurs que vous avez très mal servi la cause des motards hier soir en les mobilisant. J’ai reçu les représentants nationaux des motards. Ce sont des gens sérieux, pondérés. Ils m’ont fait part de leurs inquiétudes à l’égard d’une récupération politique par le parti communiste d’un mouvement d’indignation des jeunes. »
Et se présente, lui aussi, comme à l’écoute d’une revendication motarde sans doute portée par les organisations concurrentes de la future FFMC, et nettement plus coopératives, ce qui lui permet, à son tour, de développer ses arguments :
« Motard ne signifie pas nécessairement « loubard » (…) S’occuper des motards, ce n’est pas seulement s’occuper de ceux qui font du bruit à Paris autour du périphérique (…) C’est s’occuper également de ceux qui partent très tôt le matin et qui n’ont pas de transports en commun à leur disposition. (…) C’est s’occuper également de ceux qui pratiquent un sport ».
Au nom de ces usagers, et de ces usages, apolitiques, puisque leurs revendications, quand elles existent, ne s’exercent pas sur ce terrain, le président de la commission des finances va, dans un long développement, faire à la fois la preuve d’une connaissance du milieu motard, parlant de « gros cubes« , évoquant ce « vêtement de cuir, équipement fort nécessaire pour faire de la moto », suffisamment bonne pour qu’on puisse envisager qu’il en possède une expérience personnelle, et, déplorant le taux de TVA qui s’applique à ces mêmes vêtements aussi bien que le coût de l’assurance des motocyclistes, se faire à son tour le porte-parole des revendications motardes. Il exposera plus loin d’autres sujets qu’il considère comme légitimes, contestant la réforme d’un permis moto élaborée « dans des conditions telles que la concertation n’a pas été la règle d’or », ou mettant en doute l’appréciation officielle de l’accidentalité des motards, donc les affirmations de Christian Gérondeau : « Quant à la part de responsabilité des motos de grosse cylindrée dans les accidents de la route, est-elle si considérable qu’on le prétend ? On m’a fourni des chiffres que je m’interdis de présenter à l’Assemblée car je n’en ai pas la confirmation, mais le Gouvernement s’honorerait en essayant de cerner la vérité ».
Dans un monde motard qui s’agite depuis quelques années déjà, et dont la contestation se cristallise autour des trois revendications principales que sont la réforme du permis moto, le coût prohibitif des assurances et le refus de la vignette, deux tendances émergent en cette fin 1979. Nettement marquée à gauche, la mouvance qui regroupe autour de Jean-Marc Maldonado des militants politiques et syndicaux proches du PC et du PS, et qui donnera quelques mois plus tard naissance à la FFMC, trouve en Laurent Fabius et Parfait Jans des relais dans l’assemblée aussi attentifs que bien informés. Mais avec Robert-André Vivien, le RPR de Jacques Chirac montre que, grâce sans doute aux organisations qui, un peu plus tard, abandonneront le terrain à la seule FFMC et se proclament apolitiques ce qui, dans le langage de l’époque, signale d’abord une absence d’engagement à gauche, il dispose lui aussi d’informateurs compétents et accepte volontiers, contre le gouvernement de Raymond Barre, contre les thèses de l’appareil d’État, de s’en faire le porte-parole. Ainsi, grâce à lui, l’assiette de la nouvelle taxe sera réduite puisque, alors que le projet initial prévoyait de la percevoir sur toutes les motos de plus de 500 cm³, la loi s’appliquera seulement aux cylindrées supérieures à 750 cm³. Sans doute en partie, à six mois des présidentielles, dans une perspective électoraliste, si la droite et la gauche s’affrontent, c’est en se posant l’une comme l’autre en défenseurs d’une cause motarde qui se trouve ainsi légitimée. Et tout en stigmatisant les « loubards », un député UdF parisien prend soin de préciser que son « intervention ne revêt aucun caractère « motophobe ». Je ne suis pas persuadé que tous les motards soient des loubards, encore que certaines manifestations qui ont eu lieu dans les rues de Paris ces dernières semaines tendent à montrer qu’un certain nombre de loubards se comptent parmi eux ». En somme, on s’oppose, assez classiquement, sur les moyens de l’action – la manifestation de rue contre le recours au patronage d’un élu – sur ses modalités, sur les proximités politiques et sociales que ces modalités suggèrent. Mais, même avec des discours et des objectifs distincts, droite comme gauche évitent soigneusement toute stigmatisation de l’univers motard, et notamment parce que celui-ci s’identifie à une population que l’on souhaite ménager, et à laquelle on accorde alors le bénéfice de l’indulgence, la jeunesse.
chez les experts
Ni la discussion d’un projet de loi fiscale, ni même les débuts de l’activisme motard ne risquaient alors de retenir l’attention de chercheurs spécialistes de sciences sociales ; l’époque voit pourtant la publication de plusieurs travaux, qui témoignent de l’émergence de cette catégorie nouvelle, tentent, à partir des informations disponibles, de définir ses propriétés et, par ailleurs, font preuve d’une neutralité, et parfois d’une sympathie, d’autant plus remarquables qu’elles contrastent fortement avec les positions que les mêmes acteurs adopteraient aujourd’hui à l’égard des mêmes motocyclistes. Les deux premiers textes de ce très court corpus se fondent sur l’analyse des données statistiques produites par l’INSEE, en l’espèce l’enquête Transports de 1974. Menée avec une périodicité irrégulière mais approximativement décennale, cette étude fait partie des grosses machines de l’INSEE, puisque la dernière en date, en 2007 et 2008, impliquait la participation de plus de 20 000 foyers qui chacun reçoivent deux visites d’un enquêteur venu administrer un copieux questionnaire. S’intéressant à tous les modes de déplacements, elle va nécessairement permettre de recueillir des données sur les deux-roues motorisés. Sauf que, en 1974, après la traversée du désert des années 1960, le taux des ménages équipés reste très faible : Dominique Fleury qui, pour le compte de l’Institut de Recherche des Transports, ancêtre de l’INRETS, effectue une recherche d’abord publiée sous la forme d’un article dans Economie et Statistique en 1978, puis dans un rapport plus détaillé en 1980, recense ainsi, parmi les 12 500 foyers de l’enquête INSEE, seulement 90 motocyclettes.
La faiblesse de cet effectif ne l’empêche pourtant pas de se livrer à une assez hasardeuse exploration sociométrique, qui, faute d’effectifs, atteint vite les limites de la validité statistique. C’est qu’il s’agit d’expliquer ce « phénomène deux roues », et d’identifier son instigateur : « L’utilisateur-type de deux roues à moteur est l’homme jeune. La jeunesse du conducteur habituel est particulièrement frappante dans le cas de la motocyclette. Dans 55 % des cas, un moins de 25 ans est juché sur ce type de machine » (Fleury, Économie et statistique, 1978 vol 98 n°1 p. 69). L’auteur conclura son article par un paragraphe qui, sortant du strict commentaire statistique, dévoilera une position là encore dénuée d’antipathie, tout en restant pleinement d’actualité : « D’aucuns expliquent ces évolutions rapides par des modes éphémères, d’autres par la nécessité d’un substitut à la circulation automobile qui sature de plus en plus les centres-ville, ou par un souci d’économie et de retour à la nature. Certains voient dans ces véhicules des engins instables et dangereux, d’autres un symbole de liberté, et tous réagissent de façon passionnée ».
Il est tout à fait symptomatique de constater que les éditions suivantes de la même enquête n’ont, a priori et d’après les bibliothécaires de l’INSEE, et malgré la hausse continue de l’équipement des ménages, donné lieu à aucune exploitation du même ordre. Les immatriculations annuelles de motocycles ont pourtant triplé, passant de 81 000 en 1974 à 240 000 en 2008 : ces effectifs bien plus fournis à la fois améliorent la validité des données recueillies par l’INSEE, et augmentent la pertinence d’une enquête spécifiquement consacrée aux eux-roues. Le renversement des positions, puisque l’INSEE a cessé de s’intéresser au « phénomène deux roues » alors même que celui-ci prenait de l’ampleur, montre sans doute à quel point, la nouveauté une fois passée, l’institution se désintéresse de cette pratique, parce qu’elle reste minoritaire, peut-être aussi parce que, rapidement, sa légitimité va être mise en cause. En dehors de l’INSEE, une seule et unique enquête par questionnaire, conduite en deux vagues auprès de publics motocyclistes, et destinée à mieux connaître aussi bien les praticiens que les pratiques, semble avoir été commanditée à un échelon ministériel. Et elle sera menée précisément en 1974, sur commande du Secrétariat à la Jeunesse et aux Sports, lequel, cherchant ainsi à mieux connaître une population jeune et souvent sportive, et à répondre à ses attentes, en particulier en matière d’infrastructures sportives, restait étroitement dans son rôle.
Quelques années plus tard et dans un contexte tout différent, Monique Fichelet, psychosociologue chargée de mission à la Sécurité Routière et auprès de son Délégué, Pierre Mayet, tirera de son expérience un article paru en 1984 dans Déviance et Société. L’arrivée de la gauche au pouvoir se manifeste aussi dans les couloirs du Ministère des Transports, puisqu’à la politique « nourrie de l’idéologie technico-économique dominante à une époque où la rationalisation des choix budgétaires était en quelque sorte l’alpha et l’oméga des milieux de la décision » caractéristique de la manière de Christian Gérondeau, le prédécesseur de Pierre Mayet, et dont l’efficacité a vite trouvé ses limites, Monique Fichelet oppose la nouvelle politique de Pierre Mayet qui introduit « une approche qualitative et une remise en question des pratiques administratives classiques », notamment avec REAGIR, un programme que l’on qualifierait aujourd’hui de participatif et qui, impliquant une collaboration entre acteurs administratifs et associatifs, ne pouvait manquer de rencontrer la FFMC.
C’est qu’une politique de ce type a besoin d’acteurs collectifs, représentant les usagers de la route : et, alors comme aujourd’hui, personne d’autre que la FFMC ne peut représenter le point de vue des motocyclistes. Monique Fichelet, dissimulant ses sentiments personnels sous un discours neutre, retrace le cheminement d’un parcours d’abord emprunt de réticence, puisque : « (…) le dialogue, d’abord difficile, qui s’est instauré depuis un an entre le Délégué Interministériel et cette fraction des usagers de la route souvent rejetée par l’opinion comme déviante : les jeunes amateurs de moto (Fédération Française des Motards en Colère) » portera ses fruits avec « un projet de réforme du permis moto qui satisfait les deux parties. » Plus globalement, citant un communiqué de la FFMC, Monique Fichelet se félicitera que : « La référence à des notions comme « l’auto-responsabilité » ou la prise en compte de la sécurité routière comme « affaire de tous » constitue une véritable mutation dans un discours d’ « usager ». Il semble que l’on n’ait, pour une fois, plus affaire à deux logiques irréductibles : celle du pouvoir, des décideurs, des technocrates…, d’un côté et, de l’autre, celle des administrés, des usagers, des justiciables… Il semble que, cette fois, l’administré cède la place au citoyen ».
La surprise de l’universitaire, laquelle, au départ, partage à l’évidence le préjugé qu’elle décrit à l’égard de cette jeunesse déviante, sera donc d’autant plus grande qu’elle trouvera auprès des activistes de la FFMC des interlocuteurs, des partenaires, et des partenaires dont le militantisme associatif même les conduira à soutenir d’autant plus la politique de Pierre Mayet que, dans sa dimension participative, celle-ci correspondait finalement à leurs attentes. Mais ce préjugé, cette surprise, et cette satisfaction, tout en témoignant encore d’une certaine sympathie à l’égard du monde motard, montre à quel point celui-ci, dix ans après les premiers travaux de Michel Fleury, reste encore un univers inconnu.
le jeune et le risque
Rien d’autre ne rapproche le compte-rendu d’un débat parlementaire, une analyse de données statistiques, et la description des particularités d’une politique publique faite par l’un des experts qui ont pris part à son élaboration que leur sujet commun, les motards. Mais, au-delà de la disparité des contextes et des positions des intervenants, ces textes témoignent à la fois d’une même nécessité, celle de mieux connaître une population étrange et étrangère, puisqu’on la rencontre pour la première fois et qu’elle cumule deux propriétés inhabituelles, la jeunesse et la pratique de la moto, et d’une commune approche, une curiosité emprunte de sympathie et, parfois même, d’empathie. On retrouvera ces mêmes propriétés dans d’autres occasions, en particulier dans ce reportage de Temps présent, le grand magazine de la Télévision Suisse Romande, simplement intitulé Les Motards. Diffusé en 1972 et réalisé par Claude Goretta, lequel fut, avec Alain Tanner et Michel Soutter, un des principaux représentants de cette nouvelle vague du cinéma helvétique dont les protagonistes avaient fait leur premières armes à la télévision, ce document qui, tout en cherchant à varier les portraits, s’appuie essentiellement sur les pratiques d’une bande d’un bar à motards, en plus de son exceptionnelle valeur ethnographique, relève bien de la même approche de ce monde inconnu et qui, quelques années plus tard, aura cessé d’intéresser.
Ce qu’on voit ici à l’œuvre et qui, depuis lors, a disparu, c’est une tolérance à l’égard d’une pratique dont on sait qu’elle génère un risque supérieur à celui qui est généralement posé comme norme, mais dont le risque sera à peine évoqué, et jamais stigmatisé. Ainsi, le même député UdF qui se défendait de toute « motophobie » déclarait : « M. Jans, qui est très bien informé et qui a donné des chiffres précis, a souligné combien les primes d’assurances étaient élevées pour les motocyclettes. Mais je lui rappelle que si ces primes sont élevées, c’est parce que les risques le sont également » précisait au préalable qu’il « admire et apprécie le sport motocycliste et les belles mécaniques ». Cette conception, en quelque sorte, adulte, du risque, comme épreuve à affronter, et épreuve fondatrice sans laquelle la jeunesse ne serait pas pleinement jeunesse, vivait alors ses derniers instants. Et elle doit sans doute beaucoup aux parcours, à gauche comme à droite, de la fraction la plus âgée du personnel politique alors en poste, et dont on pourra trouver un type emblématique en la personne d ‘André Jarrot, Ministre de la « Qualité de la Vie » entre mai 1974 et janvier 1976 et donc, à ce titre, exerçant sa tutelle sur le Secrétariat à la Jeunesse et aux Sports.
Electromécanicien, Compagnon de la Libération, André Jarrot sera aussi, avant la Seconde Guerre Mondiale, champion motocycliste. En 1974, Georges Monneret disait de lui dans Moto-Journal : « on l’appelait le Dingue : il était impossible à suivre sur la route ». Résistant, spécialiste du sabotage des installations électriques, André Jarrot participera aux combats jusqu’en mai 1945, où il sera parachuté près de Hambourg. On comprend que pour les hommes de sa génération, comme pour un Robert-André Vivien qui, plus jeune, a fait partie du corps expéditionnaire français durant la guerre de Corée, la notion de risque revête une signification très éloignée de celle que peut lui accorder le sens commun.
Mais cette absence d’a priori négatif à l’égard d’une population qui, par son âge, son niveau social et ses pratiques, n’avait rien de commun avec ces députés RPR que, dix ans après mai 1968, l’on pouvait difficilement suspecter d’entretenir avec elle une profonde connivence, soulève quelques interrogations. Cette tolérance si contraire à la pratique actuelle des mêmes acteurs politiques, cette mansuétude sans doute un peu paternaliste envers une jeunesse dont on accepte les débordements trouve peut-être son principe dans une situation sociale et économique qui, depuis lors, s’est profondément modifiée. La jeunesse, devenue un problème, celui du chômage en particulier là où, alors, elle était encore une solution, cette génération nouvelle qui allait pousser encore un peu plus loin le progrès et le bien-être, perdra progressivement sa capacité à influer sur les rapports de forces politiques, et son autonomie. Et le risque ou, plus précisément, la capacité à le définir, son contenu, son degré d’acceptation, en un mot ce construit social par excellence, infiniment variable en fonction des critères les plus divers, va voir ses propriétés bouleversées, et sa polarité s’inverser puisque, dans le secteur étroit des accidents de la route, la rançon inévitable du progrès deviendra une intolérable saignée, que, comme d’autres avant lui, Christian Gérondeau comparera à une situation de guerre, au moment même où, pour les citoyens européens, celle-ci, de plus en plus, se réduisait à un souvenir. Cette métaphore, pour ceux qui avaient connu les combats, devait sans doute paraître, pour le moins, outrancière ; mais, biologie oblige, ceux-ci devenaient de moins en moins nombreux. Ainsi a pu naître et prospérer cette « société du risque » dans lequel celui-ci devenait un enjeu d’autant plus cardinal que son importance objectivement mesurable diminuait et, donc, qu’il se déplaçait pour l’essentiel sur le seul terrain de la subjectivité, contre laquelle la raison lutte en vain. Cette évolution permettait à des acteurs d’une nature nouvelle, comme les associations de victimes de la route, de définir en quoi, et à quel hauteur, il était acceptable. Comme on le sait, ce niveau est très bas, et diminue sans cesse : légitimé comme une norme, il permet dès lors à ces acteurs de disqualifier les pratiques « à risque » quand bien même elles ne mettraient personne d’autre en danger que leurs adeptes, et, donc, à l’opposé des positions lisibles dans les textes analysés ici, de justifier la prohibition des motocyclettes.