Principal moyen, sinon de populariser un désaccord, du moins de le rendre public, la manifestation constitue une composante essentielle, et déclinable en de multiples sous-catégories, du répertorie de l’action collective. On a déjà eu l’occasion de décrire le processus tout à fait particulier selon lequel, à l’appel de la FFMC, les motards et motocyclistes manifestent. Mais l’écrit à lui seul ne saurait rendre justice à un mode de protestation qui, contraint à une communication non verbale, s’exprime par le nombre, le bruit, la disposition spatiale des participants, et l’organisation d’une action symbolique particulière, pas plus qu’il ne permet de bien comprendre le dispositif mis en oeuvre par la FFMC pour accueillir des manifestants qui sont très loin de tous être des militants, leur transmettre consignes et objectifs, ou assurer leur sécurité, étant entendu que les forces de l’ordre se désintéressent de cette fonction qui relève pourtant de leurs seules prérogatives.
Cette manifestation reste un objet rare : en fait, celle qui sera décrite ici en images, et en son, qui a eu lieu le samedi 13 mars 2010, marque le retour sur ce terrain d’une organisation qui, pour des raisons diverses, s’en était un peu éloignée depuis 2007. Comme en avril 2007, il s’agit d’une manifestation nationale, avec plusieurs dizaines de cortèges prévus dans toute la France. Et tout comme en avril 2007, son objectif, faire reconnaître l’existence et la spécificité des deux-roues motorisés, en particulier à l’intérieur des zones urbaines, pose une question de légitimité, et lance donc aux pouvoirs publics un défi, celui de tenir enfin compte de l’ampleur d’une pratique dont Pierre Kopp, en particulier, a bien montré la place considérable qu’elle a acquise dans les villes, et à Paris, en très peu d’années. Le mode d’opération retenu rappelle le principe de la grève du zèle, puisqu’il s’agit ici d’appliquer strictement le code de la route, et, au lieu de circuler entre les files, procédé qui a aujourd’hui valeur de norme, d’occuper autant d’espace qu’une automobile. Comme en 2007, à Paris, le boulevard périphérique, lieu de démonstration idéal, sera mis à contribution. La manifestation, partant du château de Vincennes, empruntera donc le périphérique à la porte de Charenton et jusqu’á la porte de Choisy, avant de remonter par l’avenue d’Italie et le boulevard de l’Hôpital jusqu’à la place de la Bastille, et s’achèvera rue Saint-Antoine et rue de Rivoli, où se produira l’action qui précèdera la dispersion. Pour la FFMC, à Paris, manifester un samedi reste quelque chose d’exceptionnel : si le premier tour des élections régionales, qui aura lieu le lendemain, explique en partie le choix de cette date, celle-ci découle aussi de la tenue, la veille, d’une séance plénière de la concertation sur les deux-roues motorisés qui se déroule depuis quelques mois au Ministère des Transports. La période, par ailleurs, fait courir à la manifestation le risque d’une météorologie défavorable : de fait, si le temps sera couvert, il sera aussi calme et sans pluie, avec une température acceptable, permettant ainsi aux nombreux participants provinciaux, venus par exemple de Rouen, Troyes, ou Auxerre, de rejoindre la capitale sans grosses difficultés. Toutes ces propriétés ont contribué au succès exceptionnel de la démonstration, avec une participation bien supérieure à celle qu’attendaient les organisateurs. Ne manque plus, pour compléter la description, que l’odeur du burn-out que de rares écervelés s’obstinent à pratiquer ; d’un certain point de vue, ce n’est pas nécessairement un mal. En piste.
12h24
Arrivée sur les lieux vers 12h30. Le lieu de rassemblement, l’esplanade Saint Louis, située au sud du château de Vincennes, au débouché de l’avenue Dausmenil et de la route de la Pyramide, est encore déserte. Normalement utilisée comme parking, elle est toujours encombrée par quelques véhicules. On remarque la présence, tout à fait exceptionnelle, d’une poignée de policiers appartenant aux brigades d’intervention de la Police Nationale. Le travail des premiers militants arrivés sur place le matin sur consiste à dissuader poliment les automobilistes de garer ici leur véhicule ; évidemment, ils n’ont aucun moyen d’enlever les voitures déjà présentes.
12h26
Les préparatifs commencent : à gauche du fourgon de la FFMC, avec son casque au côté, Éric, le délégué général du mouvement.
13h02
Les manifestants sont accueillis en un point unique, à l’est de l’esplanade, au débouché de la route de la Pyramide.
13h00
En charge de cette fonction, Chacal indique aux manifestants où se placer tout en leur distribuant un tract.
13h30
De dos, au milieu des policiers motocyclistes, Marie-Jo, la responsable du service d’ordre de la FFMC, discute avec ceux-ci du déroulement des opérations. A droite, avec son gilet orange, un volant, membre du service d’ordre qui a comme fonction de bloquer le premier les carrefours.
13h30
Pour encadrer le défilé, et en particulier interdire aux automobilistes de forcer le passage et de compromettre la sécurité et l’intégrité du cortège, la Préfecture de Police a délégué onze motocyclistes chargés d’accompagner les manifestants. Il représentent à eux seuls, si l’on excepte les quelques policiers des brigades d’intervention présents en fin de parcours pour surveiller la dispersion, l’ensemble des effectifs affectés à cette tâche. Si l’on retient les chiffres fournis par la FFMC, le taux d’encadrement s’élève donc à un policier pour 900 manifestants. Évidemment, selon la police, c’est un peu plus.
13h54
Le rendez-vous étant donné pour 14h00, les participants commencent à arriver en nombre. Chacal est toujours fidèle au poste.
13h59
Sportives, gros custom, roadster classique, grande routière BMW et même un original tricycle Spyder : avec les salons et foires commerciales, la manifestation organisée par la FFMC reste le seul type d’événement susceptible de rassembler toutes les composantes d’un univers motard très segmenté.
14h05
Un contingent important de Goldwing, outil de travail habituel des entreprises de transport de personnes communément appelées « moto-taxis », sera de la partie. Entièrement dépendants de la circulation entre les files, principal objet revendicatif de la manifestation, les artisans exerçant cette activité se trouvent par ailleurs confrontés à une réglementation qui, en organisant cette profession neuve, procure un certain avantage aux principales entreprises du secteur, incitant les indépendants à se regrouper au sein d’un syndicat professionnel.
14h11
Les membres du service d’ordre se rassemblent à l’ouest de l’esplanade, avenue Daumesnil et avenue des Minimes. On distingue, en orange, les volants, les plus expérimentés et les mieux formés, auxquels revient la mission périlleuse d’aborder les premiers les carrefours pour arrêter le trafic automobile. Cette tâche une fois accomplie, ils sont relayés par les flanqueurs, en jaune, qui doivent en principe maintenir cette position jusqu’au passage du dernier manifestant, puis remonter le cortège, et recommencer.
Du fait de la participation massive, les effectifs du service d’ordre seront vite épuisés, et la queue du défilé naviguera de la place d’Italie à la place de la Bastille sans encadrement, ni protection.
14h16
Pour des participants qui, souvent, appartiennent à des groupes de petite taille et de toutes espèces, et se sont rassemblés à un endroit donné avant de faire route ensemble, la manifestation offre aussi une occasion de se retrouver entre gens du même monde, et entre connaisseurs. Avec la quasi-disparition des concentrations qui rythmaient le calendrier de la moto dans les années 1970 et 1980, les situations propices aux rencontres informelles ne sont pas si nombreuses.
14h19
Les jeunes utilisateurs de cyclomoteurs font eux aussi partie des catégories qui possèdent des raisons spécifiques de manifester. Ils sont en effet sous la menace d’une décision récente, qui leur impose un contrôle technique expressément destiné à vérifier leur respect des normes de bridage de leurs machines, mesure qui a toutes les chances de se révéler impraticable, et de ne guère constituer qu’un motif d’incrimination, et de stigmatisation, supplémentaire.
14h20
Les amateurs de petites vieilles n’hésitent pas à ressortir le costume d’époque.
14h21
Plus d’une demi-heure avant le départ, l’esplanade est complètement envahie ; pourtant, le flot des arrivants ne faiblit pas.
14h24
Même si, aujourd’hui encore, le milieu motard reste majoritairement masculin les femmes, passagères ou conductrices, en représentent une fraction significative.
14h25
On les retrouve au guidon des machines les plus diverses, comme ici la GS Adventure, imposant trail routier BMW. Pour des raisons historiques, sociologiques, voire banalement pratiques, puisque l’annonce d’une manifestation ne sera guère répercutée en dehors du milieu motard, l’assistance comprend essentiellement des motos, et des motards. Malgré tout, la thématique urbaine des revendications, l’effet d’une répression qui frappe de manière identique tous les usagers de deux et trois roues motorisés, l’intérêt enfin que certains utilisateurs de scooters, au travers de leurs forums Internet, montrent pour le mouvement motard, se traduisent par un élargissement de la participation, avec ici une Vespa, un couple sur une 125 cm³ et, en arrière plan, un scooter trois roues Gilera.
14h32
Cette période d’attente avant le début de l’action fournit aussi l’occasion de s’essayer à la position de conduite de la GSX-R du collègue.
14h36
Le toit du fourgon de la FFMC, le plus haut point disponible, permet de constater l’ampleur de la mobilisation.
14h39
Au pied du fourgon Jacques, responsable des adhésions à la FFMC ppc, engrange les cotisations. Si chaque antenne du mouvement reste, à l’intérieur d’un cadre assez souple, libre de mener les actions qui lui conviennent, il lui appartient de les financer. Normalement, et indépendamment des adhésions au mouvement, quelques volontaires passent quêter dans les rangs pour couvrir les frais spécifiques de la manifestation.
14h41
Dernier conciliabule au sein du service d’ordre avant le départ ; au centre, Marie-Jo.
14h48
Juste avant le départ, Jean-Marc, coordinateur de la puissance invitante, l’antenne FFMC Paris-Petite Couronne, chauffe l’esplanade, et présente les motifs de revendication, et le programme de la manifestation. Il annonce notamment le chiffre de 7200 participants : tactiquement, le premier à faire cette annonce a gagné et, en effet, le chiffre sera repris par l’AFP, puis porté à 8000 motos et 10 000 manifestants.
La couverture de presse, squelettique, sera quasi-exclusivement le fait de radios et de télévisions : ainsi, le journaliste reporter d’images d’i>TELE, à la droite de Jean-Marc, suivra l’ensemble du défilé, jusqu’à l’action finale. Une journaliste de France Info accompagnera par ailleurs Éric durant quelques kilomètres. La station régionale de France 3 s’en tiendra quant à elle au minimum syndical. À la seule et coutumière exception du Parisien qui, dans ses éditions papier aussi bien que sur le blog tenu par deux de ses journalistes, relatera la manifestation, les quotidiens nationaux, comme à leur habitude, passeront totalement l’événement sous silence, ne diffusant même pas les dépêches d’agence.
14h54
Le service d’ordre se met en place.
15h00
Départ dans quelques minutes.
15h31
Un flanqueur au travail, un peu avant d’entrer sur le périphérique. Comme on le constate, sa position est essentiellement dissuasive, puisqu’il ne dispose pas des moyens physiques ou légaux qui lui permettraient d’interdire effectivement le passage aux automobilistes.
Bien que la manifestation ait, comme toujours, été règlementairement déclarée, et accompagnée d’un communiqué de presse, la Préfecture de Police n’a diffusé l’information sur son site que le matin même, se contentant de préciser horaires et parcours du défilé sans faire aucune allusion à sa nature. Les automobilistes ont donc quelque excuse de ne pas en être informés.
15h38
Emprunté entre la porte de Charenton et la porte de Choisy, le boulevard périphérique intérieur fournira le premier terrain d’expression des revendications. Il s’agira, en utilisant les quatre voies et en ménageant un espace réglementaire entre chaque machine, de prendre, conformément au code de la route, autant de place qu’une automobile. Côté nord, le boulevard est bloqué par des flanqueurs et un fourgon de police.
15h39
Alors que côté sud d’autre flanqueurs, disposés en file, indiquent par gestes aux manifestants la marche à suivre.
16h11
Boulevard de l’Hôpital, à hauteur de la rue Jeanne d’Arc, dans le troisième tiers du cortège. Celui-ci s’arrête pour reformer les rangs dispersés après un périlleux et difficile trajet depuis la porte d’Italie, au milieu des automobiles. À gauche, un volant remonte la file et rejoint la tête. La distance jusqu’au quai d’Austerlitz est de l’ordre du kilomètre ; l’espace est entièrement occupé par les manifestants.
16h12
Un peu plus bas, rue des Wallons, la densité des motos au mètre carré augmente sensiblement. Le cortège a déjà tourné à droite, en direction du pont Charles de Gaulle. Il rejoindra ensuite la place de la Bastille, puis la rue Saint-Antoine.
16h37
Rue Saint-Antoine, nouvel arrêt. Au loin, on aperçoit le début de la rue de Rivoli.
16h42
Après quelques minutes de marche, on approche enfin de la queue du cortège, qui bloque la rue Saint Antoine jusqu’à la place de la Bastille.
17h24
Le plus souvent, la manifestation s’accompagne d’une action, terme qui, dans le langage de la FFMC, désigne une opération particulière, brève, menée par un nombre limité de participants, parfois illégale, souvent humoristique, et qui vise à mettre en valeur un motif spécifique de revendication. Ici, il s’agit de prendre au mot la Déléguée Interministérielle à la Sécurité Routière qui conseillait voici peu aux motards mécontents de prendre le métro.
Annoncée à Vincennes, préparée par la distribution de tickets aux volontaires, l’action aura donc lieu à la station de métro Hôtel de Ville, où quelques dizaines de participants casqués tenteront de monter dans une rame, retardant ainsi son départ de quelques minutes.
17h28
A 17h30, place de l’Hôtel de Ville, un peu avant la fin du parcours prévu qui devait s’achever place du Châtelet, Jean-Marc annonce la dispersion. Le panneau d’affichage municipal indique une température de 7°C. Nombreux sont ceux qui ont encore une longue route à faire.
Ne reste donc plus, après les images, qu’à tenter de rendre compte, sinon des discours prononcés lors des pauses durant le défilé, inaudibles faute de relais efficaces le long du cortège, du moins d’une ambiance sonore de haute intensité, avec les moteurs, les accélérations à l’arrêt, les avertisseurs sonores, les sifflets et sirènes apportés par les participants, et les limiteurs de régime, qui provoquent de fortes détonations lorsqu’ils entrent en service. Enregistré à l’aide d’un dictaphone et de son micro, perturbé par le vent et les bruits de manipulation, le son ainsi produit, fortement compressé, ne rend malheureusement guère compte de l’amplitude du volume sonore d’origine. Ça s’écoute à fond.