Puisque, comme on l’a déjà dit, le Ministère des Transports ne prend pas la peine de tenir un état du parc circulant des motocyclettes, on se trouve contraint, lorsque l’on a malgré tout besoin de ces chiffres, de trouver une façon d’estimer de la manière la moins vague possible le parc en question. On a déjà eu l’occasion de critiquer La Sécurité des Motocyclettes, une étude que l’ONISR, ou plutôt, pour le grand public, la Sécurité Routière, publie tous les deux ans et dont la dernière version est disponible ici, et en particulier la méthodologie mise en oeuvre pour, faute de dénombrement, estimer le parc des motocycles, calcul qui se trouve, par l’entremise de la Sécurité Routière, propulsé dans le vaste cercle des vérités officielles. Grâce au dépouillement des statistiques du service fédéral des transports allemand, le Kraftfahrt Bundesamt, on peut maintenant proposer une autre méthode de calcul, a priori plus fiable, puisqu’elle procède par comparaison avec les éléments détaillés que publie le KBA. Ce dernier diffuse régulièrement, entre autres, à la fois un état mensuel et annuel des nouvelles immatriculations, et un état du parc, dont voici, à titre d’exemple, celui qui concerne les motocycles pour les années 2000 à 2004 :

  2000 2001 2002 2003 2004
tricycles et
quadricycles
  743 3 244 7 681 23 317
motocyclettes
légères
632 983 702 197 739 819 766 379 787 376
126-499cm³ 733 366 747 018 746 827 739 838 730 584
500-749cm³ 949 391 1 013 230 1 049 508 1 065 249 1 072 923
750cm³ et plus 862 542 947 044 1 016 717 1 077 481 1 130 524
moteurs rotatifs
et électriques
260 248 245 245 247
total motos 3 178 542 3 409 737 3 554 116 3 649 192 3 721 654

A première vue, cet inventaire précis et détaillé inspire beaucoup plus confiance que les lointaines estimations de l’ONISR ; et il permet de procéder à un premier calcul, celui du nombre de motos par habitant. En Allemagne, ce chiffre est de 36 motos par millier d’habitants, alors qu’en France, selon les comptes de l’ONISR, il est, avec 18 motos par millier d’habitants, inférieur de moitié. L’usage du deux-roues motorisé se trouvant d’autant plus développé que l’on se rapproche des rives chaudes de la Méditerranée, on en concluera que, en prenant la latitude française comme référence, l’Allemagne se situe en réalité quelque part au sud de l’Andalousie. On trouvera sûrement quelques  mauvaises langues pour affirmer que, tous les étés, c’est bien ainsi que les choses se passent.

Mais puisque, par ailleurs, l’on dispose, pour la France comme pour l’Allemagne, des statistiques annuelles d’immatriculations, jusqu’en 1980 pour la France et grâce au Ministère des Transports, jusqu’en 1995 seulement pour l’Allemagne et en procédant, pour l’année 1996, à une estimation à partir d’un graphique publié dans un rapport annuel du KBA, une simple règle de trois nous permet d’estimer de façon raisonnablement fiable le parc français des motocycles, en faisant comme seule hypothèse un vieillissement similaires des véhicules dans les deux pays. Les immatriculations annuelles nous fournissent le tableau suivant :

  Allemagne France
1995 217 791 84 793
1996 270 000 116 032
1997 313 973 147 890
1998 289 282 172 336
1999 282 462 192 744
2000 252 628 179 552
2001 226 848 179 590
2002 204 141 168 754
2003 191 285 176 149
2004 172 550 183 811
total 2 421 960 1 602 571

Pour ce qui concerne l’Allemagne, les chiffres proviennent donc de la section Statistiken du site du Kraftfahrt-Bundesamt ; en France, pour les années 2000 à 2004, on a utilisé une toute récente publication de l’ONISR, que l’on trouve ici et, pour les années précédentes, la brochure La Sécurité des Motocyclettes, que l’on trouve également sur le site de l’ONISR. En tout rigueur, on devra faire quelques commentaires au sujet de ces données :

  • depuis quelques années, l’augmentation du parc des tricycles et quadricycles à moteur – TQM en France, dreirädrige und leichte vierrädrige KfZ en Allemagne, administrativement considérés comme des motocycles, vient compliquer les choses. Si les chiffres de l’ONISR ne concernent que les purs deux-roues, les statistiques allemandes, détaillées seulement à partir de l’année 2000, confondent, pour les années précédentes, toutes les catégories. Dans la mesure où ce phénomène est récent, puisque l’on a immatriculé 25 133 TQM en 2004, et seulement 510 en 2000, et que, jusqu’en 2000, on peut retrancher ces véhicules du total des motos, on peut considérer son influence sur ces données comme négligeable.
  • a contrario les 125 cm³, motocyclettes légères en France, leichtkrafträder en Allemagne, sont, suivant la pratique française, incluses dans le total.
  • comme on le remarque, l’évolution du nombre des immatriculations diverge fortement entre les deux pays : en baisse régulière en Allemagne après un point haut en 1997, plus indécise en France mais avec une récente tendance à la hausse, au point que, en 2004, le marché français a dépassé le marché allemand. En d’autres termes, et en tenant compte du fait que, raisonnablement, l’effectif des motocycles comportera plus de motos récentes qu’anciennes, une comparaison avec la situation allemande va sous-estimer le parc français.

Ces réserves une fois faites, on n’a plus besoin d’autre chose pour notre calcul que d’une très ordinaire règle de trois. Et puisque le parc allemand totalise 1,54 fois le cumul de dix ans d’immatriculations, on peut en déduire un parc français de 2 468 000 véhicules, donc plus de deux fois supérieur au chiffre officiel de l’ONISR, 1 131 000 motocycles en 2004.

les comparaisons hétérogènes

On n’a, jusqu’à présent, guère procédé qu’à un exercice scolaire finalement assez vain, et d’autant plus vain que, si le parc français se trouve clairement sous-évalué, il semble bien que le parc allemand souffre de l’excès inverse : certains chiffres annexes, comme un âge moyen de la moto allemande de 10,9 années en 2005, contre 7,6 pour les automobiles, donnent à penser que nombre des motos considérées en Allemagne comme en état de marche rouillent en fait au fond d’une grange, si pas au fond d’un étang. Et tout cela n’aurait pas grande importance si, à la manière qui est la sienne, la Sécurité Routière n’utilisait pas ces chiffres pour se livrer à d’audacieuses comparaisons franco-allemandes :

« Mais les comparaisons internationales montrent que le risque d’être tué par kilomètre parcouru en motocyclette est plus de deux fois supérieur en France qu’en Allemagne alors que le même risque pour les voitures légères est quasiment équivalent dans les deux pays.
Il y a donc clairement un problème spécifique français. »
– ONISR, La sécurité des motocyclettes, p 9 – 10 –

Sans doute par la vertu de sa simplicité, l’argument séduit la Sécurité Routière au point d’en faire le titre d’un des chapitres de son dossier Le risque moto à la loupe.

Seulement, on n’a aucune raison de penser que, pour cette comparaison, et en laissant de côté cette périlleuse opération d’équilibrisme statistique qui consiste à estimer les kilomètres parcourus par des véhicules dont on ne connaît pas le nombre, l’ONISR n’utilise pas les chiffres officiels du parc, dont on a vu pourquoi, comment et à quel point ils divergeaient. Puisque l’on désire faire une comparaison, il faut, au minimum, la faire sur des bases semblables, donc compter les motos françaises de la même façon que les Allemands comptent les leurs. Et évaluer ensuite le nombre de tués par rapport au parc, sachant que l’on a recensé 858 décès en Allemagne pour l’année 2004, et 814 pour la France.
Ainsi, avec les 3 721 654 motos allemandes, et, en utilisant la même méthode de calcul, les 2 468 000 françaises, on peut établir un nombre de tués pour 100 000 véhicules : en Allemagne, on en trouve 23. Si l’on suivait l’argumentation de l’ONISR, avec son risque « plus de deux fois supérieur » on devrait donc avoir un chiffre de l’ordre de 50 tués en France ; or, en fait, ce chiffre n’est pas de 50 tués  : il est de 32. En d’autres termes, compte tenu des imprécisions dans l’évaluation relevées plus haut, et des fortes variations du nombre de décès que l’on connaît d’une année sur l’autre, on dispose de tous les éléments nécessaires pour invalider l’argumentaire de l’ONISR : l’écart statistique dans la mortalité des motards entre la France et l’Allemagne telle qu’elle est calculée ici  se révèle bien moindre que ce que présente l’Observatoire, puisqu’en fait inférieure à 40 %, et il est largement le produit d’un artefact. La position de la Sécurité Routière, une fois de plus, est construite sur du sable.

l’idéologue et le scientifique

Et elle l’est d’autant plus que, bien sûr, prendre en compte, pour ce genre de calcul, le parc et lui seul, suppose qu’il soit utilisé de la même façon en France et en Allemagne : or, on se trouve là face à une différence objective entre les deux pays, puisque le climat français est significativement plus favorable que l’allemand à la pratique de la moto, comme peuvent en témoigner les immatriculations bien supérieures à la moyenne nationale des départements méditerranéens. Inévitablement, cette irréductible différence physique entre les deux pays doit se traduire en termes de kilométrage, réduit d’autant la mortalité relative française, et ajoute encore à l’incertitude globale.
Alors, une idée vient immédiatement à l’esprit : comment peut-on, en dépit du bon sens, s’obstiner dans ces vains calculs ? Comment peut-on rapprocher des données sans s’assurer au préalable que l’on compare bien la même chose ? Quelle est, en fait, la véritable nature de la démarche de l’ONISR ? Car celle-ci n’a rien de scientifique : la difficulté des comparaisons internationales étant fonction du nombre de pays comparés, les statisticiens qui s’essayent à ce redoutable exercice le pratiquent en général avec prudence, et sur des données redressées. En l’espèce, faire sérieusement ce travail impliquerait de connaître le parc français de motocycles – que l’on ignore – de le compter de la même manière le parc allemand – ce qui n’est pas le cas puisque, en Allemagne, on compte tout alors que, quand le Ministère des Transports français dénombre les voitures, il élimine les véhicules âgés de plus de quinze ans – et de disposer d’une méthode fiable de mesure du kilométrage – par exemple, comme on l’a déjà suggéré, en vérifiant les compteurs chez les garagistes et motocistes lors des révisions. Toutes ces conditions sont impératives ; à l’heure actuelle, aucune n’est remplie.

Pourtant, il n’est pas besoin de chercher, pour trouver une démarche honnête, plus loin que le service statistique du Ministère des Transports, fournisseur habituel de chiffres de l’ONISR. Là, on notera la prudence avec laquelle, à coups de « on estime que », « roulant probablement en moyenne », et autre « irait de pair avec » ce service présente son estimation du kilomètrage parcouru par les usagers de la route, estimation dans laquelle, par ailleurs, on cherchera en vain les motos, prudence qui contraste totalement avec l’assurance avec laquelle l’ONISR présente comme incontestables les mêmes chiffres : entre ces deux attitudes se glisse le gouffre qui sépare un usage prudent et raisonnable de statistiques dont on connaît, et reconnaît, la fragilité, et une instrumentalisation de celles-ci au profit d’une doctrine préexistante ; la différence, en somme, entre un scientifique, et un idéologue. Et même dans ce rôle, l’ONISR se révèle pitoyable, puisqu’il n’est pas difficile de voir, dans son choix de l’Allemagne comme élément de comparaison, alors que la Grande-Bretagne, l’Espagne ou l’Italie auraient fait aussi bien l’affaire, la résurrection de la typologie avariée des stéréotypes nationaux, qui oppose l’allemand discipliné au français frondeur.

On se trouve, une fois de plus, réduit à une conclusion identique : la démarche de la Sécurité Routière à l’égard des motards, cette sorte de réserve d’indiens turbulents que leur altérité prédispose à jouer le rôle du méchant, ne possède aucun caractère de neutralité. Coupable par avance du seul fait d’avoir choisi de rouler à moto, celui-ci, au fond, par là-même, épargne à la Sécurité Routière la nécessité d’un travail de recherche, puisqu’il suffit à celle-ci de compiler quelques données trompeuses pour confirmer son présupposé, dans une démarche qui peut se résumer de la façon la plus simple : instruire à charge et condamner sans preuves.