sociologie des bandits casqués

le lobby prohibitionniste 1 : l’origine des représentations

Précédé par l’engagement direct des usines japonaises en compétition, amplifié par le succès commercial de modèles qui allaient entraîner la renaissance d’une pratique moribonde durant les années 1960, le développement explosif de la pratique de la moto au cours des année 1970 aura aussi des conséquences dans le domaine sportif. L’arrivée massive, dans le circuit des Grands Prix, de ces jeunes pilotes européens issus de compétitions nationales intenses, et dont les meilleurs pouvaient capitaliser une notoriété d’autant plus rémunératrice que l’audience de leur sport ne cessait de croître, entraîna un vif conflit entre ces nouveaux venus et les structures, matérielles, organisationnelles et symboliques d’un sport qui était, lui, resté en l’état, conflit qui porta essentiellement sur la question de la sécurité. La dangerosité de ces compétitions alors meurtrières tenait essentiellement aux infrastructures, les courses se déroulant sur des circuits traditionnels mal sécurisés et trop longs, comme celui du Nürburgring, tracés en partie sur des routes ordinaires, en ville comme à Brno ou à la campagne avec le circuit finlandais d’Imatra et son attraction unique, un passage à niveau, voire cumulant ces deux handicaps pour le cas symptomatique de la manche britannique du championnat du monde de vitesse, le Tourist Trophy couru sur l’île de Man. Épreuve de loin la plus dangereuse du programme, elle sera dès 1972 boycottée par les pilotes les plus prestigieux, tels Angel Nieto ou Giacomo Agostini, les seuls à pouvoir, sportivement et financièrement, se permettre le luxe de manquer volontairement un Grand Prix. L’arrivée, à la fin de la décennie, de pilotes américains, et en particulier de Kenny Roberts, qui disposaient du soutien direct des usines japonaises et donc des moyens de faire valoir leurs exigences, cristallisa une opposition qui conduisit à la grève, les pilotes refusant de participer aux épreuves les plus dangereuses. Dix ans de conflits trouvèrent, au début des années 1980, une solution avec l’abandon des circuits les moins sûrs. Les conséquences de ce succès se mesurèrent immédiatement sur la mortalité des pilotes : vingt-cinq victimes durant les années 1970, dont douze décès sur la seule île de Man, quatorze durant les années 1980, deux la décennie suivante, une lors de la décennie 2000. Pourtant, bien que l’épreuve ne figure plus depuis longtemps au programme du championnat du Monde, on court toujours le Tourist Trophy à l’île de Man, sur le même circuit, et avec les mêmes conséquences : trois morts pour l’édition 2011, dont un équipage de side-car, Kevin Morgan, le singe, et Bill Currie, le pilote lequel, âgé de 68 ans, participait à l’épreuve depuis 1967.

Gérer le risque

Dans Le risque calculé dans le défit sportif (L’Année sociologique 2002/2 p.351 – 369), Luc Collard analyse, en procédant à des comparaisons entre pratiquants de disciplines sportives distinctes, les « jeux sportifs dangereux » du motocross et de la plongée sous-marine d’une part, les sports plus calmes des tennismen ou des gymnastes de l’autre, la façon dont un échantillon de ces sportifs, tous d’un bon niveau, apprécient les dangers propres à leur sport. Malheureusement, son approche essentiellement mathématique et taxinomique, qui emprunte notamment à la théorie des jeux, le conduit à négliger des différences pratiques pourtant déterminantes entre les disciplines qu’il compare. Ainsi, si les plongeurs sous-marins « ne manifestent aucun intérêt pour les prises de risques », sachant à quel point les accidents, dans leur discipline, sont rarement bénins, et s’ils évitent « l’audace délibérée (…) car le jeu n’en vaut pas la chandelle, il y a tout à perdre et rien à gagner », le fait que les motocrossmen « également amateurs de jeux sportifs dangereux, apprécient les prises de risques délibérés » ne les transforme pourtant pas en écervelés incapables de mesurer les conséquences de leurs actes. Le motocross, qui se pratique à des vitesses relativement faibles sur des circuits au développement court et sur terrain mou, boue, sable, connaît de façon routinière des accidents corporels, lesquels sont très rarement mortels ; en cela, il s’oppose terme à terme à la plongée sous-marine. Et il n’y a rien d’illogique à avoir une approche différente du danger lorsque l’on risque, dans un cas, un poignet cassé et, dans l’autre, la noyade.

Mais Luc Collard ne se contente pas de cette comparaison binaire, puisqu’il s’intéresse à d’autres propriétés qui distinguent elles aussi les sports qu’il étudie : motocross et tennis sont des compétitions où les pratiquants affrontent directement leurs adversaires, et ils s’opposent en cela à la gymnastique avec sa performance solitaire et, plus encore, à la plongée. On comprend donc que, pour les tennismen et les motocrossmen, « l’enjeu compétitif en simultané » durant lequel s’affontent « ceux pour qui relever le défi est plus important que de protéger ses arrières » conduise à « (partir) à l’assaut d’une situation sans tenir compte de sa dangerosité ». À l’inverse, « en l’absence d’adversaire direct, la reconnaissance active de l’enjeu corporel et la capacité des acteurs à montrer qu’ils accomplissent leur « forfait » avec minutie, sans céder aux tentations irréfléchies » fournit aux plongeurs « l’occasion d’endosser certains traits de la force de caractère : le cran, l’intégrité et le sang-froid ». Il n’empêche : à un David Le Breton, théoricien de « l’ordalie », qui voit dans ces pratiques sportives qui n’apportent a priori à leurs adeptes aucun bénéfice quantifiable une occasion de « défier le carcan des normes sociales en tutoyant la mort », Luc Collard oppose un travail de terrain qui contredit les « affirmations préremptoires » et montre combien les praticiens de ces sports à risque cherchent avant tout à maîtriser celui-ci, au point de simuler des situations dangereuses lors des entraînements : l’important étant d’apprendre à garder le contrôle de soi en toutes circonstances, et, loin de lâcher prise lors des moments critiques et de s’abandonner à l’aléa, de posséder le sang-froid nécessaire, cultivé par la pratique, calculé par la rationalité, pour faire face avec les meilleures chances de succès à une situation périlleuse.

C’est bien ainsi que se comportent les compétiteurs des Grands Prix de vitesse moto. Pour le profane, le fait que ces pilotes se retrouvent parfois à faire frotter leurs carénages à des vitesses qui, en bout de ligne droite, dépassent les 300 km/h, vaut comme preuve incontestable de cette inconscience qui seule permet d’expliquer que l’on prenne des risques pareils, tandis que les chutes, fréquentes, spectaculaires, seront à coup sûr les seules scènes d’un Grand Prix moto qui, en France, auront les honneurs du journal télévisé. Ces incidents témoignent en tout cas de la force de cet enjeu compétitif dont parle Luc Collard, enjeu qui, parfois, quand les places sont chères et les compétiteurs débutants, conduit à aller trop loin. Ils sont, aujourd’hui, le plus souvent, sans conséquence, précisément parce que le long travail mené sur les circuits, la refonte totale de leur sécurité, la construction de nouvelles pistes comme à Brno ou en Catalogne, l’abandon même de certaines épreuves comme la Finlande ont aujourd’hui comme conséquence que ces chutes, autrefois mortelles, se soldent désormais par une clavicule cassée. Ainsi, depuis trois décennies, la dangerosité des Grands Prix moto, et leur mortalité, a rejoint celle de ces disciplines que seul un Luc Collard considèrera comme ce qu’elles sont effectivement, des sports à risque, le ski, le cyclisme. Sans doute l’évolution du statut du risque dans la société en général, cette civilisation des moeurs chère à Norbert Elias et à laquelle se réfère Luc Collard, aurait-elle de toute façon contraint les organisateurs à améliorer la sécurité des pilotes : il se trouve que, historiquement, les choses ne se sont pas passées ainsi, et qu’ils doivent à leur seule action collective d’avoir obtenu ce résultat eux qui, pourtant, pratiquant un sport où chacun lutte contre tous les autres, et dans lequel la diversité des nationalités ne favorise pas les rapprochements, ne semblaient pas les plus aptes à faire efficacement valoir leurs revendications. En d’autres termes, loin des surhommes, ou des têtes brûlées, que le sens commun imagine voir en eux, les pilotes moto ne sont pas seulement avant tout soucieux, en sportifs, mais aussi en professionnels rémunérés, de leur sécurité : il sont, lorsqu’on leur impose des conditions de travail dans lesquelles le risque à la fois atteint un niveau inacceptable, et découle non pas de la compétition elle-même, mais de l’inertie de ses organisateurs, parfaitement à même de lancer un mouvement social couronné de succès, et qui conduira à un état stable où leur sport malgré tout risqué se déroule dans des conditions de sécurité qu’ils n’ont plus ni raison ni occasion de contester.

Pourtant, le Tourist Trophy existe toujours sur l’Île de Man, et sa dangerosité extrême demeure. Expliquer cette situation implique sans doute d’appeler à la rescousse un certain nombre de traits culturels et sociaux. Ainsi, ces épreuves de vitesse sur circuits routiers, en Europe, ne se rencontrent aujourd’hui plus guère qu’au Royaume-Uni, où il n’est pas concevable qu’une régulation étatique viennent s’opposer à la libre volonté de participants qui ne sont plus contraints de l’être par le calendrier sportif, où l’on rencontre aussi la force d’une tradition qui, dans un pays qui domina longtemps, en matière sportive et industrielle, le monde de la moto, reste prégnante. Les participants au Tourist Trophy sont, pour l’essentiel, des pilotes amateurs ou des professionnels retraités pour lesquels le prestige de l’épreuve, souvent purement national, voire local, compense sa dangerosité, une situation que l’on retrouvera dans d’autres cas particuliers, comme le rallye Paris-Dakar, lui aussi meurtrier. Impossible, on le voit, de recourir à des explications autres que singulières et conjoncturelles pour comprendre le maintien d’une épreuve aussi anachronique sur le plan de la sécurité. Sans doute le Tourist Trophy possède-t-il une dimension anthropologique, celle d’une épreuve sans équivalent dont les concurrents ne peuvent ignorer à quel point ils mettent objectivement, en y participant, leur vie en danger, épreuve dont ils ne retireront que des satisfactions symboliques, en terme de prestige, en termes aussi d’accomplissement personnel. Mais leur choix de prendre le départ, purement individuel, délivré des contraintes institutionnelles, peut difficilement justifier d’une analyse sociologique. Et, même en se limitant au cadre de la vitesse moto, il ne peut en aucun cas prétendre à quelque représentativité que soit, sinon pour rappeler les conditions de travail qui, historiquement, ont été celles des pilotes durant les années 1950 et 1960. Avec le Tourist Trophy, on se trouve indiscutablement en présence d’une épreuve extrême : mais, justement à cause de cela, elle est aussi unique, délaissée, et totalement marginale. Et ce qui vaut dans la compétition peut aisément se transposer à la pratique quotidienne de la moto.

Cultiver les représentations

On peut fort bien illustrer l’écart entre extrême et quotidien au moyen d’une simple comparaison des statistiques de mortalité sur deux circuits tous deux tracés sur la voirie ordinaire, celle que tout le monde emprunte à des fins utilitaires, mais qui se distinguent radicalement par l’emploi qui est le leur, celui sur lequel se court le Tourist Trophy de l’Île de Man, et le boulevard périphérique parisien. Avec quatre catégories, avec le plus souvent deux courses par catégorie, avec la formule propre à cette épreuve d’une course individuelle contre la montre, laquelle explique le nombre considérable des engagés, un total approximatif de 450 pilotes et passagers ont participé à l’édition 2011 du Tourist Trophy. Le bilan s’élève donc à trois morts, soit, pour les participants, une chance sur 150 d’avoir un accident mortel. Sur le périphérique parisien, on mesure une fréquentation journalière de l’ordre de 1,2 millions de véhicules, avec un trafic approximativement constitué, selon le bilan 2010 de la sécurité routière publié par la Préfecture de police, de deux-roues motorisés à hauteur de 17 %. On peut donc grossièrement estimer que, chaque année, scooteristes et motocyclistes effectuent un peu moins de 75 millions de trajets sur le périphérique, boulevard sur lequel, en 2010, on a dénombré un seul mort. Un motocycliste possède donc 500 000 fois moins de chances de trouver la mort en roulant sur le périphérique qu’en participant au Tourist Trophy.

Et la comparaison n’est pas aussi artificielle qu’on pourrait le penser au premier abord. Les concurrents du Tourist Trophy, amateurs pour l’essentiel, utilisent en effet des motos à peine différentes des supersports que l’on croise quotidiennement sur le périphérique, même si celles-ci représentent une part infime du trafic. En d’autres termes, ce n’est ni la puissance de la moto, ni l’usage qui en est fait, et pas nécessairement les capacités de son propriétaire ni les intentions de son acheteur qui permettent de distinguer la façon dont les motards utilisent des machines du même type sur ces deux catégories de circuits, mais bien le fait que l’on ne se comporte objectivement pas de la même manière quand on prend un risque sportif incontestablement élevé, et que bien des pilotes professionnels considèrent comme très au-delà de ceux qu’ils acceptent de prendre durant leur carrière, et quand on utilise la voie publique pour aller au travail le matin, et rentrer chez soi le soir. Confondre ces centaines de milliers d’usagers ordinaires avec les quelques individus qui, ne parvenant pas à bien saisir la différence entre ces deux genres de circuits, font de temps à autre les gros titres des dépêches de presse, revient à considérer que tous les cygnes sont noirs, au prétexte qu’il arrive parfois que la police en attrape un.

Pourtant, depuis l’origine, que l’on peut situer au milieu des années 1970, de la politique de sécurité routière qui s’applique aux motocyclistes, toute une catégorie de justifications produites par les autorités à l’appui de leurs décisions se caractérise par cette volonté d’ignorer une telle distinction, quand bien même elle se traduirait de la manière la plus évidente, aussi bien dans l’expérience quotidienne qu’à travers les données plus rationnellement fondées de l’accidentalité. Tournant le dos à une réalité qu’elles ne veulent pas connaître, ces justifications mettent en scène, à travers un bavardage pseudo-savant qui rejoint ces variations du système de légitimation dont Luc Boltanski donnait quelques exemples dans son article paru en mars 1975 dans les Actes de la recherche en sciences sociales, un imaginaire extrêmement pauvre qui voit les motards comme des individus privés d’autonomie intellectuelle, asservis à leurs machines, et incapables d’agir autrement qu’en exploitant en toute circonstance et sans retenue toutes les capacités de celles-ci. Présentes notamment dans les écrits d’un Christian Gérondeau, à la fin des années 1970, ces représentations restent, aujourd’hui encore, efficaces, comme en témoigne un objet récent et très singulier, même s’il peut sembler mineur.

Il s’agit d’un rapport produit en 2007 et répondant à une commande des préfectures de la région Aquitaine et du département de la Gironde, commande dont il n’a malheureusement pas été possible de retrouver les termes. Censé aider à comprendre les attitudes à l’égard du risque des seuls motards, titulaires donc du permis moto, dans leur pratique quotidienne, il est l’oeuvre de trois experts, Aurélie Chêne, universitaire spécialiste de la communication, Patrick Baudry, sociologue enseignant à l’université de Bordeaux 3 et Xavier Pommereau, psychiatre au CHU de Bordeaux. Au même titre qu’un David Le Breton dont il partage l’approche comme les sujets d’étude, Patrick Baudry s’intéresse aux mises en danger volontaires de son intégrité physique, selon une démarche elle aussi sans lien avec la pratique scientifique ; Xavier Pommereau est quant à lui spécialiste du suicide chez les adolescents.

La démarche de la préfecture se révèle donc riche de sens. Si elle fait appel à des experts du monde social, c’est qu’elle pense être confrontée à l’un de ces grands problèmes de société face auxquels, parce qu’ils sortent du champ de la normalité administrative et de la manière dont elle gère les difficultés banales, elle se considère comme impuissante, ce qui la conduit à réclamer le secours de spécialistes disposant d’un savoir qui lui fait défaut. Et la déviance adolescente sous toutes ses formes, délinquance, consommation de drogue ou d’alcool, prises de risques de tous ordres, forme à la fois un des thèmes les plus fréquents dans ce type de recours, un des plus anciens, et un des plus prisés. Elle a donc généré son bataillon de spécialistes, dont font partie Xavier Pommereau et Patrick Baudry, spécialistes dont l’intervention est d’autant plus nécessaire que, s’adressant à des adolescents, et donc à des mineurs, la préfecture ne peut ni rester passive ni se contenter de sa manière ordinaire de faire, en restant à l’intérieur du domaine de la loi et de son application. Or, comme on vient de le voir, les compétences des experts en question, qui ignorent tout du monde de la moto, s’exercent dans un sens très particulier et sur un objet précis, sur lequel ils ont déjà eu l’occasion de collaborer. Ils auront, de plus, contrairement à leur habitude, affaire ici à des adultes, souvent déjà d’âge mûr. Deux fonctionnaires participeront aussi à ce travail, un officier de police, chef de projet sécurité routière, et un agent du Centre technique de l’équipement qui exerce également la fonction de Monsieur vélo, réseau créé en 2006 et reproduisant, à petite échelle, celui qui existait pour la moto depuis plus de dix ans. A l’inverse le M. Moto départemental, dépositaire officiel des compétences en la matière au sein de la préfecture, ne sera visiblement pas consulté. Le contrat des chercheurs, en d’autres termes, comprenait à la fois des clauses implicites, et une stratégie visant à éliminer d’avance les mauvaises surprises : et en effet, les objectifs seront tenus.

Obéissant à une méthodologie d’apparence éprouvée même si les auteurs évitent de la détailler, recherche documentaire, entretiens nombreux mais d’une durée inconnue avec des acteurs du monde motard, observations d’événements tels les coupes Moto Légende, « le plus grand rassemblement de motos de collection et d’exception », le rapport étonne par l’usage extrêmement pauvre qu’il fait d’un matériau pourtant, a priori, riche. Sa façon de prendre au mot, de paraphraser même, des contenus de nature publicitaire, son regard normatif sur des pratiques qui ne sont presque jamais décrites comme ce qu’elles sont, le quotidien d’usagers de la route qui ont comme caractéristique essentielle de ne pas être des automobilistes, mais qui sont toujours ramenées à une dimension mythique et se déroulent dans un monde ésotérique peuplé de pilotes, et pas de conducteurs, lesquels semblent appartenir à une espèce distincte du commun des mortels au point que l’on en vienne à s’étonner qu’ils ne soient pas, selon le vocable en usage en Italie, qualifiés de « centaures », donnent à la fois l’impression que ses auteurs n’ont pas cherché autre chose que la confirmation de leurs préjugés, et qu’ils n’ont pas non plus trouvé utile de perdre trop de temps à traiter une commande qui sort de leur champ d’activité habituel et semble les avoir fort peu intéressés.

À ce titre, avoir pris comme terrain les coupes Moto Légende constitue un choix fortement significatif, lequel contraindra étroitement le matériau ainsi recueilli, qui peut difficilement prétendre à quelque représentativité que ce soit tout en correspondant parfaitement aux attentes du chasseur de mythes. Le circuit de Dijon accueille en effet chaque année une manifestation unique, qui voit tourner, au guidon de machines de compétition d’époque, survivantes capricieuses qui nécessitent les soins attentifs de propriétaires passionnés, d’anciens pilotes de Grand Prix dont certains, tel Phil Read pour l’édition 2011, ont effectivement acquis une dimension héroïque. Un tel événement permet de saisir le quotidien du motard avec autant de pertinence que le meeting aérien de l’Amicale Jean-Baptiste Salis celui du pilote d’un avion léger. Passer sous silence la singularité de cette manifestation, et la spécificité du public qui y prend part, ignorer aussi, de manière plus globale, à quel point les rassemblements de ce type, à l’inverse des concentrations des années 1970, sont devenus rares et n’attirent désormais plus qu’une fraction marginale des usagers de deux-roues motorisés, permet à l’inverse de continuer à filer la fiction du mythique, de l’extraordinaire, du surhumain, qui parcourt le rapport. Pas forcément fausse mais aussi singulière qu’essentialiste, généralisant abusivement des situations toujours particulières, privée tant de données sociométriques que d’une approche sociologique des populations étudiées, la vision du monde motard que donne le rapport se révèle, au fond, totalement désuète : décrire celui-ci tel qu’il a peut-être été lorsque la moto n’attirait plus que quelques milliers d’irréductibles ne fournit aucun élément permettant d’éclairer son état actuel. Difficile de concilier cette volonté de ne voir la moto que comme une machine d’exception avec la statistique des permis moto délivrés chaque année, et grâce à laquelle on se rend compte que cet objet mythique et exclusif peut désormais être légalement conduit par un homme de moins de quarante ans sur quatre. Le commanditaire du rapport, en d’autres termes, n’en a pas forcément eu pour son argent : il peut, par contre, être assuré de ne pas trouver dans ce travail d’universitaires de quoi modifier ses représentations.

Il y a naturellement quelque chose d’anecdotique à étudier un corpus composé d’un seul élément ; malheureusement, il est difficile de faire autrement. Il ne semble pas, en effet, que la puissance publique ait jugé bon, aujourd’hui comme hier, de financer d’autres travaux du même type. À titre d’exemple, le rapport « Gisements de sécurité routière : les deux-roues motorisés » publié en 2007 sous la responsabilité du préfet Régis Guyot, et dont les premières pages, et la conclusion, sont disponibles en ligne, se place, lui, dans un cadre bien plus traditionnel, celui d’un travail en commission avec auditions de personnalités, expérimentations diverses et compilation de données, avec comme objectif de produire une série de recommandations pratiques. Rien ne permet donc de rapprocher ces deux genres de littérature administrative, et si les rapports comme celui du préfet Guyot sont assez communs, le travail des universitaires aquitains semble bien unique en son genre.

Aussi sera-t-il plus pertinent, si dissemblables que soient leurs natures, de comparer, dans le domaine du risque, les approches de Patrick Baudry et Xavier Pommereau à celle de Luc Collard, une tâche pas nécessairement aisée dans la mesure où, assez rapidement, celles-ci se révèlent mutuellement exclusives. Pourtant, au départ, tous s’intéressent à la même chose, la manière dont une population confrontée à un risque à la fois grave, puisque potentiellement mortel, et significativement plus élevé que celui qu’affrontent d’autres catégories, ici les tennismen ou bien les automobilistes, va prendre en compte cette situation. Chez Luc Collard, la précaution accompagne indissociablement la pratique des sports à risque, et leurs adeptes, par une série de mesures pratiques qui vont de l’équipement à l’entraînement, feront tout pour limiter les conséquences d’accidents éventuels : ils agiront, en somme, en adultes. Pour Patrick Baudry et Xavier Pommereau, la stratégie du motard face au risque relève de la dénégation. À partir de fragments d’entretiens, ils décriront ainsi toute une série de réactions de motards, considérer, par exemple, qu’une chute lors d’une leçon de conduite ne peut être qualifiée d’accident, croire en la vertu salvatrice de son expérience ou des capacités d’accélération de sa machine, ou bien, en dernier recours, avoir de l’accident une conception fataliste, ce qui « a pour conséquence de détacher l’accident de tout risque de mort ». Chaque fois, ces conceptions pragmatiques seront contredites par des experts, formateurs, concessionnaires, médecin spécialiste de rééducation ; le discours du sens commun motard, en d’autres termes, sera systématiquement invalidé et ramené à ce que les auteurs du rapport veulent qu’il soit : des propos immatures de gens inconscients des risques qu’ils prennent.

Il aurait pourtant suffit de poser quelques questions, de dresser par exemple le catalogue des équipements de sécurité facultatifs que les motards achètent, de chercher à savoir combien d’entre eux suivent des formations complémentaires tout autant facultatives, ou de s’intéresser aux raisons pour lesquelles les débutants choisissent pour l’essentiel, sans subir de contrainte légale pour ceux qui ont passé le cap des 21 ans, des motos de faible puissance, de faire, en somme, guidé par son terrain, un peu de sociologie, pour dresser un portrait du motard radicalement différent, et bien plus proche de la réalité. Emprunter cette voie aurait permis de mettre au jour, dans le sillage de Luc Collard, une culture de sécurité propre aux motards, culture que l’on retrouvera rarement chez les automobilistes convertis au scooter. On se rend pourtant compte, en consultant des statistiques qui distinguent depuis peu ces deux catégories de motocyclistes, que les seconds ont autant, voire plus d’accidents que les premiers, même si le caractère essentiellement urbain de ceux-ci les rend moins graves.

Les utilisateurs de scooters, pourtant, n’intéressent pas la préfecture d’Aquitaine. Ces usagers, objets de l’attention du préfet Guyot, seront spécifiquement exclus du Rapport sur la pratique de la moto. Limiter celui-ci à une catégorie qui n’est pas tant réglementaire que culturelle et sociale, prendre en compte la moto sous le seul angle du risque revient à relier par un lien de causalité mécanique deux propriétés parfaitement distinctes, rouler à moto, et adopter des comportements dans lesquels on se met en danger. Facile, dès lors, de conclure que l’on choisit la moto par amour du risque, et pas en dépit de celui-ci. Il ne reste, dès lors, qu’à apporter la caution de l’universitaire aux représentations négatives de l’administration, et la boucle est bouclée et le contrat rempli à la satisfaction de tous.

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1 Comment

  1. Suricat

    encore un beau billet… que je n’ai pas encore lu 🙂 ca va venir, c’est long !

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