Un temps, caché au fond des fichiers mis à la disposition du public par l’ONISR, au milieu des rapports annuels et des études sectorielles, on trouvait des documents de travail comprenant des diagrammes, et des analyses, qui, trop brutaux sans doute, n’étaient pas nécessairement repris dans les publications futures. L’un d’entre eux présentait la matrice « qui contre qui », laquelle montrait, comme le disait sans ambages Louis Fernique, le responsable d’alors, qui, dans un accident mortel de la circulation routière, risquait d’être tué, et par qui. En d’autres termes, il s’agissait là de calculer, catégorie par catégorie, quel risque un usager avait d’être tué dans une collision impliquant un autre usager ou, plus simplement, de mettre en lumière un facteur que la politique de sécurité routière a une fâcheuse tendance à délaisser, la vulnérabilité.
Ainsi, les résultats qui figuraient dans un document de l’ONISR datant de 2011 étaient pour le moins tranchés, mettant en évidence, sans aucune ambiguïté, quatre situations bien distinctes. On trouvait d’abord le groupe des usagers vulnérables, qui s’étendait des piétons aux motocyclistes ; pour ceux-ci, la probabilité d’être la victime dans une collision mortelle était toujours supérieure à 0,9, soit 0,98 pour les piétons et les cyclistes, 0,9 pour les cyclomotoristes, et 0,92 pour les motocyclistes. Ensuite, on rencontrait les automobilistes, avec une probabilité médiane, soit 0,52, eux qui avaient donc presque autant de chances d’être tués dans un accident que de tuer un autre usager, puis les conducteurs d’utilitaires, avec une probabilité de 0,2 et, pour finir, une catégorie que la sécurité routière n’évoque jamais, bien qu’elle soit approximativement impliquée dans 15 % des accidents mortels, les chauffeurs de poids-lourds. Pour ces derniers, la probabilité d’être tué dans de telles circonstances s’élevait à 0,04.
Il n’y a là rien de bien surprenant, pour peu que l’on délaisse le discours primaire et moralisateur de la sécurité routière, et que l’on s’intéresse à deux paramètres aussi évidents que négligés, la masse, et la vulnérabilité. Le fait que les usagers les plus légers et les plus fragiles, parce que dépourvus de carrosserie, partagent une commune vulnérabilité, donc un risque de même ampleur face aux conducteurs de véhicules à quatre roues qui, eux, sont, et se savent, protégés, relève de la trivialité la plus intégrale.
Parce qu’ils circulent tous les deux sur un deux-roues, parce qu’ils partagent à ce titre tout un éventail de propriétés, la vulnérabilité donc, le risque de chute, l’exposition au froid et aux éléments, les dimensions réduites, en longueur, et bien plus en largeur, et leur cortège de conséquences, la maniabilité, la faible visibilité, rien ne se rapproche plus d’un cycliste qu’un utilisateur de deux-roues motorisé. Un seul paramètre, en fait, les distingue, la vitesse que permet la mécanisation, et qui reste totalement hors de portée de ce véhicule dramatiquement sous-motorisé qu’est le vélo. À cause de ce seul facteur, pourtant, et bien au-delà de la seule question de la sécurité routière, les pouvoirs publics, mais aussi un certain nombre d’acteurs individuels et collectifs directement intéressés à la question, vont ériger une barrière entre eux, et créer deux catégories parfaitement fictives, mais traitées de manière antinomique. La fiction qui traite des motocyclistes va, contre toute rationalité, les assimiler aux automobilistes. Il devient alors facile de porter à leur compte, à celui de leurs vilaines habitudes et de leur constante insoumission, eux qui persistent dans leur refus d’employer le véhicule rationnel, l’automobile, les accidents dont ils sont victimes. C’est sur de tels présupposés qu’à été construite, en France, dès la fin des années 1970, une politique de sécurité routière dont les tendances prohibitionnistes n’ont aucun équivalent en Europe. Un tel sujet mérite bien une thèse.
Et c’est sur une fiction du même ordre mais s’exerçant en sens inverse que, bien plus tard, une politique favorable au vélo verra le jour. Elle va, elle, promouvoir le développement d’un véhicule aux innombrables vertus, grâce, en particulier, à la production d’un argumentaire qui va, d’un côté, réduire jusqu’à l’insignifiance le risque physique qui accompagne pourtant inéluctablement cette pratique et, de l’autre, valoriser l’avantage qui l’accompagne, l’exercice physique, pour réussir, et pas seulement sur un plan symbolique, à totalement compenser l’un grâce à l’autre. Un tel sujet vaut bien un chapitre, d’où est tiré l’article que l’on pourra trouver ici.