En affirmant que la France n’a jamais possédé de véritable industrie de la moto, on va sans nul doute provoquer la fureur des amateurs de petites vieilles. Ceux-ci s’empresseront d’évoquer les valeureuses Terrot ou Monet-Goyon, l’esthétique révolutionnaire de la Majestic ou les records des Gnôme et Rhône d’avant-guerre. Pourtant, ces souvenirs glorieux ne peuvent masquer le fait que, si industrie il y a eu, elle s’est pour l’essentiel contentée de produire des modèles utilitaires d’une cylindrée généralement inférieure à 350 cm³.
Pour ce faire, elle a souvent eu recours à l’architecture moteur la plus simple, le monocylindre quatre-temps, voire deux-temps pour les vélomoteurs de 125 cm³, cette cylindrée caractéristique de machines urbaines qui paraissent d’autant moins nobles au regard du puriste que, pour l’essentiel, on les rencontre aujourd’hui sous la forme dévalorisée du scooter.
Ayant difficilement survécu à la Seconde Guerre mondiale, produisant en faible quantité des machines dépassées, l’industrie nationale commencera à disparaître dès la fin des années 1950, à la veille d’une décennie qui verra, en France, l’effondrement complet des ventes de motos. Et cet effacement sera d’autant plus rapide, et profond, que ses acteurs principaux, Peugeot et Motobécane, disposaient, avec le cyclomoteur, cette espèce de bicyclette améliorée grâce à un moteur de 49 cm³ et dont le Vélosolex reste l’archétype, d’un engin fabriqué en masse et qui suffisait largement à faire tourner leurs usines. Même si Motobécane poursuivit vaillamment la fabrication de 125 cm³, le marché des cylindrées supérieures sera dès lors entièrement occupé par des machines étrangères, britanniques jusqu’au milieu des années 1970, allemandes, italiennes parfois, mais surtout, de plus en plus et sur une gamme de plus en plus large, japonaises.

Alors que la moto à destination utilitaire cédait face à l’essor de l’automobile bon marché le cyclomoteur, accessible à tous et sans formalité particulière dès quatorze ans, pouvait en effet, avec ses coûts d’achat comme d’entretien très modestes, répondre aux besoins d’une clientèle nombreuse et variée mais peu fortunée, lycéens et étudiants, ouvriers urbains, campagnards vieillissants ne possédant pas de permis de conduire. Pour l’industrie du deux-roues motorisé, au début des années 1960, produire seulement des cyclomoteurs pouvait passer pour un choix judicieux : en 1965, le ministère des Transports enregistrera 1 169 immatriculations de motocyclettes neuves de plus de 125 cm³, par définition toutes importées, et, parallèlement, la mise en service de 1 121 842 cyclomoteurs ; en gros, pour chaque nouvelle moto immatriculée, on vendait mille cyclomoteurs.
Mais ce milieu des années 1960 verra aussi l’apogée de cette production. Progressivement, le cyclomoteur perdit sa clientèle adulte pour devenir un moyen de transport pour adolescents, état, par définition, transitoire, et ses ventes, d’année en année et aujourd’hui encore, diminuèrent au point que, en 2018, la chambre syndicale européenne du secteur recense moins de 73 000 immatriculations. À l’opposé, on assistera dans les années 1970 à une recrudescence explosive des ventes de motocyclettes, engins désormais modernes, fiables et quasi-exclusivement japonais. Dix ans après le point bas de 1965, les immatriculations de motos de plus de 125 cm³ atteindront 22 670 unités. En 1987, toujours en se limitant aux seules motos désormais réglementairement qualifiées de motocyclettes lourdes, on passera le cap des 50 000 immatriculations ; en 1999, celui des 100 000.

Aussi, à partir du milieu des années 1970, les industriels tentèrent-ils de reprendre pied sur un marché si étourdiment abandonné. Étudier leurs efforts permet de dessiner un assez large panorama de stratégies menées avec ou sans la participation de l’État : imitation à contretemps d’un produit japonais, refonte de la classification des motocyclettes qui permettra de camoufler le protectionnisme sous des impératifs de sécurité routière, intervention d’une administration centrale qui tentera de mettre en place une filière industrielle cohérente. Copiage, lobbying, protectionnisme, sauvegarde d’une industrie déclinante par des fonds publics, création d’une filière industrielle nouvelle grâce à une stratégie étatique : toutes ces ressources seront successivement mises en œuvre, et toutes ces tentatives échoueront, et en partie parce que personne ne s’était vraiment préoccupé des besoins du marché, lequel trouvait son bonheur dans le large choix de machines essentiellement japonaises dont il disposait. Propriétés qui rendent cette histoire, aujourd’hui ancienne, totalement actuelle.

Première escarmouche

En 1972, Motobécane lancera la contre-offensive en présentant une nouvelle moto de 350 cm³. En optant pour un moteur trois cylindres deux-temps, ses ingénieurs choisiront la simplicité, avec des techniques dérivées des 125 cm³ bicylindres que la marque produisait alors. Sans doute réduisaient-ils ainsi le risque pris par une entreprise qui entrait alors dans une période difficile. Pourtant, ce choix sera fatal, d’abord parce que cette moto devra affronter la concurrence d’une lignée autrement plus prestigieuse de trois cylindres deux-temps, ceux que Kawasaki déclinait alors sur une gamme s’étalant de 250 cm³ à 750 cm³ et qui feront la réputation d’une marque alors inconnue, ensuite en raison des inconvénients rédhibitoires du moteur deux-temps. Simples, puissants, mais peu fiables, ceux-ci génèrent une pollution très supérieure à leurs homologues quatre-temps, un critère qui, à l’époque, ne gênait personne, et consomment huile et essence en quantités déraisonnables, ce qui, lorsque le cartel pétrolier de l’OPEP quadruplera le prix de sa matière première à l’automne 1973, condamnera une technologie qui, en dehors d’une poignée de modèles à usage sportif, disparaîtra rapidement sur les cylindrées supérieures à 125 cm³.

La tentative de Motobécane tournera donc assez vite court, la production de sa 350 se limitant à quelques centaines d’exemplaires et cessant dès 1976. La suite de l’histoire prendra un cours différent, marqué, de diverses manières, par l’intervention publique, ce qui, pour le chercheur, entraîne une conséquence capitale, puisque les faits qui l’intéressent seront plus ou moins bien décrits dans des documents de nature diverse, plus ou moins bien sauvegardés et aujourd’hui conservés aux Archives nationales.
Les développements qui suivent s’appuieront pour l’essentiel sur des versements effectués par les cabinets ministériels et les administrations centrales. On utilisera notamment les versements n°19860675 et 19870339 de la Direction des routes et de la circulation routière, n°19880002 du cabinet du Premier ministre, n°19880442 du bureau des usagers de la route au ministère de l’Intérieur, et n°19910436 de la Direction des industries métallurgiques, mécaniques et électriques du ministère de l’Industrie.

Reprise en mains

À la fin des années 1970 la production industrielle autochtone de deux-roues motorisés ne dépend donc plus que de deux sociétés, Cycles Peugeot et Motobécane. Concurrentes puisqu’elles fabriquent toutes deux bicyclettes et cyclomoteurs, ces deux entreprises relèvent pourtant d’univers économiques et sociaux bien distincts.
Dirigée par Bertrand Peugeot, appartenant à la galaxie familiale du groupe automobile, Cycles Peugeot profite d’un capital technique, politique, social et financier bien supérieur à celui de Motobécane, laquelle connaît alors de grandes difficultés et ira bientôt frapper à la porte du ministère de l’Industrie, et plus précisément de la DIMME, la Direction des industries métallurgiques, mécaniques et électriques, qui tentera d’assurer son sauvetage.

En d’autres termes, Cycles Peugeot dispose d’une capacité d’influence qui fait totalement défaut à son concurrent, et qui lui permettra, au milieu des années 1970, d’obtenir, avec succès, que l’État modifie en sa faveur plusieurs dispositions réglementaires majeures. Le développement frénétique de l’usage de la moto auquel on assiste depuis la fin des années 1960 va en effet conduire les pouvoirs publics à réinvestir un domaine délaissé depuis 1961, lorsqu’un arrêté a imposé aux motocyclistes le port en dehors des agglomérations d’un casque homologué. Le principal chantier auquel s’attaqueront alors les fonctionnaires des administrations centrales couvrira ce mode obligatoire d’accès à la pratique que constitue le permis de conduire. En 1970, celui-ci existe sous deux acceptions, le permis A1 qui autorise dès l’âge de 16 ans la conduite de vélomoteurs, véhicules seulement définis par leur cylindrée limitée à 125 cm³, et le permis A qui ouvre, à partir de 18 ans, tout l’éventail des cylindrées supérieures. Au sortir d’une décennie perdue, la formation à la conduite restait extrêmement succincte : c’est l’époque où, pour reprendre les propos d’un ingénieur des Ponts qui l’a passé en 1970, le permis moto « c’était nul, hein, rien, j’ai fait un petit tour sur une place avec ma 305 Honda, je savais pas conduire, enfin je savais parce que j’avais fait beaucoup de 125 avant. » Critiquant l’absence d’épreuve pratique, il témoigne aussi d’un parcours alors très fréquent, puisque les jeunes motards débutent généralement dès seize ans avec une 125 cm³ qui, à la différence du cyclomoteur, se commande, et se conduit, comme une moto, acquièrent sur ce vélomoteur une expérience significative avant, quelques années plus tard, de monter en gamme.
Donner un contenu plus substantiel au permis moto, en accompagnant l’épreuve théorique d’un volet pratique qui comprendra à la fois des évolutions spécifiques sur une piste, et un parcours routier, fera partie des tâches prises en charge par l’administration concernée, en l’occurrence la Direction des routes et de la circulation routière au ministère de l’Équipement. En 1975, ce permis A nouvellement défini entrera en vigueur.

Se posera alors la question de remodeler, à son tour, le permis A1, dont le contenu se limitait encore à une simple épreuve théorique. Un long chapitre de discussions, et de négociations, entre les diverses parties concernées, en particulier la Direction des routes, la toute récente Délégation interministérielle à la sécurité routière, mais aussi les ministères de l’Intérieur et de l’Industrie, s’ouvrira alors, chapitre dont témoignent nombre de comptes-rendus de réunions et de courriers conservés aux Archives nationales. Ces archives restent pourtant muettes sur un point essentiel : impossible de savoir qui, lors d’une réunion d’un groupe de hauts fonctionnaires tenue en mai 1977, a présenté, et soutenu, une réforme qui allait bouleverser durablement le secteur des petites cylindrées. Justifiée par des impératifs économiques et sociaux – la reconquête d’une partie du terrain occupé par le Japon – aussi bien que de sécurité routière, l’opération visait à remplacer le vélomoteur existant par une nouvelle machine plus proche du cyclomoteur, puisque sa cylindrée sera réduite à 80 cm³ tandis que sa vitesse maximale, « limitée par construction », sera fixée à 75 km/h.

Le plan et ses objectifs

Les archives, et les témoignages, permettent au moins de désigner le deus ex machina de l’intrigue, lequel agit d’ailleurs sans guère se cacher, soutenu qu’il est par le ministère de l’Industrie comme par la Délégation interministérielle à la sécurité routière, en l’espèce le principal membre de la Chambre syndicale nationale du motocycle, Cycles Peugeot, dont le président tente alors, avec succès, de jouer sa partition personnelle.
Bertrand Peugeot doit alors affronter un problème particulier puisque, dominant totalement le marché des motocyclettes et des vélomoteurs qui lui a de toute façon été abandonné, l’industrie japonaise attaque maintenant celui du cyclomoteur, avec des modèles qui possèdent des spécificités fort attractives. Équipés d’une boîte de vitesse mécanique, morphologiquement assez proches d’une moto, profitant de la notoriété que leurs fabricants ont acquise en compétition, ces cyclomoteurs, malgré leur prix plus élevés, disposent de tous les arguments propres à séduire la jeunesse, et offrent en plus un élément de distinction inaccessible aux traditionnels produits nationaux. Pour faire face à ce danger, et, plus encore, pour tenter de reconquérir une partie du marché délaissé du vélomoteur, Bertrand Peugeot va mobiliser des ressources variées, et élaborer un véritable plan, si détaillé, et si argumenté, qu’il vaut comme une manière de dossier législatif, cet élément qui justifie la pertinence d’un texte de loi, et qu’il mérite ainsi d’être analysé en détail.

La copie conservée aux Archives Nationales d’un document sans doute rédigé durant le premier semestre 1978 est accompagnée d’une lettre en date du 12 octobre 1978 destinée au Directeur général des transports intérieurs, haut fonctionnaire dont le patron de Cycles Peugeot se déclare : « très heureux (d’avoir fait la) connaissance lundi soir au dîner des Automobiles Peugeot ». La lettre résume l’argumentaire développé dans le rapport qui lui est joint, lequel, précise Bertrand Peugeot a été « fait, à sa demande, pour Monsieur Costa de Beauregard », ingénieur des Mines et alors conseiller du Premier Ministre, Raymond Barre. Les tampons et annotations manuscrites qui surchargent la lettre, témoins précieux aujourd’hui disparus, montrent qu’elle a été transmise à la Direction des routes et de la sécurité routière où elle sera lue, diffusée et commentée. Quant au rapport, d’une vingtaine de pages, présenté par « PSA – Peugeot Citroën – Cycles Peugeot » il porte un titre dépourvu d’ambiguïté, « Les deux-roues à moteur, évolution souhaitable de la législation » et comprend nombre d’éléments garantissant son sérieux, un étude quantifiée du marché et de son évolution, une copieuse annexe statistique, une référence à une thèse de médecine « présidée par le Pr. Got. », sans oublier le recours au LAB, le laboratoire d’accidentologie commun à Renault et à Peugeot.

L’argumentation elle-même participe d’un unique objectif : valoriser la production locale, de cyclomoteurs en particulier, et dénigrer la concurrence japonaise. Pour ce faire, le président de Cycles Peugeot développera un discours dont certains ressorts sont classiques, la défense de l’industrie, voire du génie national, inventeur du cyclomoteur, tandis que d’autres, relevant d’une rhétorique ad hoc, le sont beaucoup moins. Une des astuces de Bertrand Peugeot consiste à rapetisser le cyclomoteur français « peu encombrant, léger (. . .) silencieux », permettant par ailleurs « le déplacement des personnes les moins fortunées dans les conditions les plus économiques possibles » et qui au fond n’est rien d’autre qu’une inoffensive « bicyclette à moteur », tout en grossissant l’adversaire le plus menaçant, les cyclomoteurs japonais qui sont :

« en réalité de véritables petites motos de 50 cm³, artificiellement ramenées par l’adjonction d’un pédalier à la définition du cyclomoteur prévue par le code de la route. Ces engins sont facilement rétablis à leur vitesse d’origine (70-80 km/h) grâce au « kit » de transformation (. . .) et deviennent de ce fait plus dangereux.»

Il convient donc d’interdire ceux-ci, tout en

«protégeant le cyclomoteur, véhicule d’avenir, sage, économique et peu dangereux, par une réglementation très libérale, aussi proche que possible de la bicyclette (pas de permis, pas d’immatriculation, pas de casque).»

Arrivant un peu tard sur ce dernier point puisque le port du casque est déjà obligatoire pour les cyclomotoristes en dehors des agglomérations, Bertrand Peugeot va au moins tenter d’empêcher l’extension de cette contrainte à la ville en démontrant, par une étude statistique commandée au LAB « qu’il ne faudra attendre qu’une très faible contribution à la diminution des morts » d’une telle mesure, et que les pouvoirs publics seraient mieux inspirés de s’attaquer au problème de l’alcoolisme, dont une « récente thèse de médecine présidée par le professeur Got » a démontré qu’il touchait plus de la moitié des « cyclomotoristes tués sur le réseau Gendarmerie ».

La même rhétorique revient lorsqu’il s’agit de traiter du vélomoteur et de la moto, avec un ton plus offensif puisqu’il fait alors le procès du Japon, qui « doit fabriquer 90 % de la production mondiale de grosses cylindrées » alors que son marché intérieur régresse : « cette évolution raisonnable s’est imposée par un accord tacite entre les constructeurs, les pouvoirs publics, et les consommateurs. » Aussi, « les grosses cylindrées sont maintenant réservées à l’exportation pour le reste du monde. » Or, « les motivations d’achat des grosses cylindrées pour les jeunes sont la vitesse, l’accélération, le bruit et même l’agressivité et le danger qui sont précisément celles qu’il faudrait proscrire » tandis qu’avec l’évolution du marché « les engins de 1000 cm3 actuellement en vente pèsent 300 kg et atteignent 90 km/h en 1ère. »

Ainsi, « seule une réglementation contraignante devrait compenser pour ces engins l’attrait qu’ils représentent ». Et sa première mesure devrait être de supprimer la 125 cm3 dont « le Japon possède un monopole mondial » puisque même « Motobécane vient d’arrêter sa production » alors que cet engin « a vu en quelques années sa vitesse maximum passer de 80 km/h à 130 km/h ». Il faut donc avant tout en finir avec le terme de vélomoteur, source de confusion avec le cyclomoteur, pour le remplacer par « moto légère », avant de redéfinir la catégorie en « remplaçant les 125 cm3 capables couramment d’une vitesse de 130 km/h » par un 80 cm3 limité à 75 km/h, mesure « étudiée depuis un an et demi avec la Direction des routes », mesure « capitale pour l’avenir de l’industrie française » puisque « la cylindrée de 80 cm3 peut être fabriquée en France où des investissements importants ont déjà été réalisés et qui seraient autrement perdus. »

Au lieu d’un simple plaidoyer pour la défense de l’industrie nationale, on trouve donc avec ce document un plan d’ensemble qui, justifié par des impératifs de sécurité routière, de protection de l’emploi et de la balance commerciale, soutenu par une argumentation qui oppose le bon, la petite et inoffensive bicyclette à moteur française, au mauvais, la grosse cylindrée importée du Japon avec ses performances effrayantes, et d’autant plus effrayantes qu’elle s’adresse à la jeunesse, appuyé sur des recherches scientifiques du plus au niveau, livre aux pouvoirs publics une solution toute faite pour résoudre le problème de santé publique aussi neuf que particulier que pose le retour de la moto.
Avec son capital social qui lui permet de traiter directement avec les hauts fonctionnaires de l’Industrie et des Transports, et sans doute aussi avec les politiques, avec ces moyens financiers grâce auquel il peut étayer scientifiquement son argumentaire et, sans doute, le diffuser largement, avec le poids que lui confère et un nom prestigieux, et les milliers d’emplois de la société qu’il dirige, Bertrand Peugeot a largement de quoi remporter la partie.

Déroute industrielle

Le succès de l’opération de Cycles Peugeot se mesure d’abord aux changements de réglementation que celui-ci induit. En juillet 1979 un Comité interministériel de sécurité routière, tenu sous la présidence du Premier ministre et réunissant un nombre anormalement élevé de ministres, tranche : « les engins de 50 cc à boîte de vitesses non automatique seront à l’avenir exclus de la catégorie cyclomoteurs », le port du casque par les cyclomotoristes deviendra obligatoire en ville, le vélomoteur disparaît au profit de la « motocyclette de 1ère catégorie » d’une cylindrée inférieure à 80 cm³ et dont « la vitesse sera limitée par construction à 75 km/h ». Ces dispositions formeront la matière d’un décret du ministère des Transports, publié au Journal Officiel du 12 janvier 1980. On le voit, qualifier de dossier législatif le rapport de Cycles Peugeot relève à peine de l’hyperbole tant, à la seule exception de l’obligation de port du casque, toutes ses propositions seront fidèlement transcrites dans la loi. Son influence, de plus, ne se limite pas au seul domaine de la réglementation.

Sa description de la moto japonaise et, plus encore, de ces grosses cylindrées si séduisantes pour la jeunesse, si dangereuses que le Japon a la sagesse de les réserver à l’exportation, l’image si parlante pour les profanes, automobilistes en particulier, de ces « engins de 1000 cm3 (qui) atteignent 90 km/h en 1ère. » va, de façon littérale, alimenter la réflexion du délégué à la sécurité routière, Christian Gérondeau et, sans doute, se montrer d’autant plus efficace qu’elle va confirmer les impressions que le celui-ci a retiré d’un voyage d’étude effectué au Japon en 1978.
Le chapitre traitant des deux-roues que le Délégué publie dans La mort inutile, un livre-programme qui paraîtra au second trimestre 1979, soit un peu avant le Comité interministériel de juillet, reprendra mot à mot ces arguments, arguments que l’on retrouvera inchangés des années plus tard, en février 1990, lorsqu’il présidera un groupe d’experts qui rendra pour la Commission européenne un rapport sur la sécurité routière.
Le Délégué va apporter sa contribution personnelle au bouleversement du secteur en reproduisant à l’identique le modèle japonais, coupant en deux l’ancienne catégorie des motocyclettes par l’introduction d’une cylindrée pivot, totalement inédite, de 400 cm³. Il faudra alors définir deux nouveaux permis, appelés A2 et A3, lesquels seront strictement disjoints, sans possibilité d’évoluer de l’un à l’autre. Dans l’esprit du Délégué, suivant sans nuance son exemple japonais, le permis A3 devait être très difficile à obtenir ; il tentera même, sans succès, de faire interdire la commercialisation des motos de plus de 700 cm³.
Pourtant cette stratégie, qui ne tenait aucun compte du réel, qui ignorait les mises en garde provenant tant de la Direction des routes que de bons connaisseurs du secteur, qui négligeait les protestations des motards, lesquels s’organisaient alors dans un mouvement qui deviendra la FFMC, va, sur le plan industriel comme en matière de sécurité routière, totalement échouer.

On l’a déjà dit, durant les années 1970, un accès progressif à la moto s’était, de façon informelle, mis en place. Obtenu à seize ans, le permis pour le vélomoteur permettait une entrée raisonnable dans le monde de la moto, à faible coûts et sans grands risques. Après quelques années d’expérience au guidon d’une machine aux performances modestes mais qui se conduisait comme une moto, on pouvait ensuite monter en gamme au prix du passage d’un nouveau permis, plus complexe. Ainsi, en 1977, 81 520 permis pour les vélomoteurs avaient été délivrés, et seulement 44 270 pour les motos. La réforme de 1980 entraînera, en très peu d’années, la quasi-extinction du permis destiné aux petites cylindrées : en 1982, on recense 21 819 permis A1, pour 71 914 permis A, dissociés en A2 et A3. En 1991, le nombre de permis A1 tombera à 17 946, celui des permis A atteindra 92 412 ; la tendance, depuis, n’a cessé de s’affermir : les chiffres pour 2017 donnent 7 028 permis A1, et 107 844 permis A.

Avec le restriction à 80 cm³, la catégorie des motocyclettes légères a cessé d’intéresser les motards débutants ; en conséquence, les immatriculations de ces nouvelles machines, atteignant un pic avec un peu plus de 30 000 unités en 1982, déclineront ensuite jusqu’à un point bas en 1987, avec moins de 8 000 ventes. Durant toute la décennie, les ventes du 80 cm³ resteront inférieures à celle de la traditionnelle 125 cm³, laquelle était pourtant désormais interdite aux moins de 18 ans, tout en impliquant de posséder au moins un permis A2.
Les constructeurs nationaux, d’autre part, se révéleront incapables de conquérir un marché pourtant conçu pour eux, à leur demande, et en fonction de leurs exigences : Motobécane, alors en phase terminale puisque l’entreprise déposera son bilan en 1983, écoulera à peine plus de 3 000 unités d’une machine fabriquée par l’espagnol Derbi. Peugeot, durant les années 1980, vendra chaque année un peu plus de 2 000 80 cm³ de sa conception ; leur part de marché sur ce petit segment tout neuf de la motocyclette légère ne dépassera guère 10 %. Toutefois, à la fin de la décennie, un engin d’un genre nouveau, destiné à une clientèle nouvelle, celle des automobilistes qui n’avaient pas besoin d’un permis spécifique pour le conduire, atteindra des scores un peu plus conséquents. Le scooter SC 80 ne devait pourtant pas grand-chose au génie national, puisqu’il ne faisait qu’adapter une machine produite par une entreprise avec laquelle Peugeot, dès juin 1981, avait signé un accord, un concurrent devenu allié : Honda.

Combat d’arrière-garde

Entre-temps, un événement inattendu allait contraindre la puissance publique à s’intéresser une fois de plus, mais cette fois-ci selon un scénario inédit, à l’industrie de la moto. À Chambéry, un ingénieur et deux enseignants de l’école de commerce locale avaient en effet créé à la fin des années 1970 BFG, une entreprise dont la raison sociale reprenait les initiales de leurs noms, et qui avait comme objectif d’occuper un segment de marché délaissé depuis toujours par l’industrie nationale, celui de la moto de grosse cylindrée. Pour se libérer du poids financièrement et technologiquement écrasant de la conception d’un moteur spécifique, la BFG 1300 sera dessinée autour d’un moteur automobile, en l’occurrence le 1300 cm³ de la Citroën GS. Ce choix d’une mécanique automobile jouera un rôle essentiel dans l’échec final de la tentative. En matière de propulsion, un deux-roues de 250 kilos et une voiture d’une tonne n’ont de commun que le principe du moteur à explosions, et l’essence qu’ils consomment.
Les exigences techniques opposées, en matière de poids, d’encombrement, de puissance, de couple, d’esthétique même impliquent de concevoir deux types de moteurs totalement différents, et cette disjonction se trouve bien résumée par le compte-rendu d’une série d’essais de la BFG 1300 effectués en 1983 par une équipe dont firent partie deux pilotes alors très connus dans les compétitions d’endurance, Georges Godier et Jean-Claude Chemarin. Leurs critiques visaient essentiellement la motorisation de la machine :

1) Une puissance très inférieure à à ce que l’on peut attendre d’un moteur de cette cylindrée. On peut schématiser en comparant cette puissance à celle d’une 600 cm³ japonaise …
2) Le couple est important mais inutile pour une utilisation moto et mal placé.
3) La plage d’utilisation est assez faible. (…)
5) Le poids du moteur-boîte est de 130 kg !

Aussi, résument les essayeurs,« le principal défaut (de la BFG est) une motorisation dérivée de la voiture et qui n’a pas subi le minimum de transformation nécessaire pour l’adapter à l’usage de la moto. » De fait, l’accouplement contraint de deux éléments incompatibles ne peut produire que des rejetons monstrueux, comme la Münch Mammuth ou, dans le pire des cas, l’effroyable Amazonas brésilienne.

Assez vite, de plus, des dissensions au sein de l’équipe BFG entraîneront le départ de Jean Boccardo, l’ingénieur, lequel créera en Normandie, avec l’appui d’un industriel, une nouvelle entreprise réutilisant le même concept. Moto Française, dont la raison sociale montre combien elle vise l’argument du dernier recours, le patriotisme économique, celui que l’on emploie lorsque rien d’autre ne permet de justifier d’acheter son produit, lancera ainsi la MF 650, toujours équipée d’un moteur Citroën mais, cette fois-ci, le 650 cm³ de la Visa.

En 1983, les difficultés persistantes de BFG, l’insuccès de MF forceront l’intervention de l’État, intervention d’autant plus nécessaire que la puissance publique avait participé au financement de ces projets, et d’autant plus attendue que, durant cette période qui a vu la disparition rapide et la réorganisation à marche forcée de vastes secteurs de l’industrie, un organisme ad hoc, le Comité interministériel de restructuration industrielle, avait vu le jour.
Une fois par semaine, la Direction des industries métallurgiques, mécaniques, et électriques, avec son directeur, Pierre Gadonneix, traitait ainsi les dossiers que lui présentaient des industriels en difficulté, tels Motobécane. Face à la régression continue des ventes de ses cyclomoteurs, la société cherchait depuis 1980 un moyen d’assurer son avenir. La DIMME tentera ainsi de sauver une entreprise qui employait alors plus de 3 000 personnes et, plus largement, de retarder le déclin du cyclomoteur. Les stratégies évoquées tour à tour, et parfois appliquées, mise en commun des capacités de production de Motobécane et Cycles Peugeot, restriction des importations japonaises passant par une « auto-limitation » de celles-ci et par le recours à divers expédients, tels le ralentissement des homologations de nouveaux modèles, développement de nouveaux produits, et de nouveaux concepts, ne firent que retarder l’échéance. Là où, dès juin 1981, Cycles Peugeot et Honda signaient un accord de coopération, Motobécane suivra en avril 1982 en s’associant avec Yamaha. Pourtant, malgré une restructuration lourde qui impliquera l’abandon de son implantation historique à Pantin, l’entreprise déposera son bilan en février 1983.

Mais Pierre Gadonneix et la DIMME n’en resteront pas là. Contraints de prendre en charge les dossiers de BFG et de MF ils essayeront, avec une abnégation et une constance remarquables, de rassembler ces pièces disparates pour mettre sur pied une industrie de la moto cohérente et compétitive, apte à servir tous les segments du marché. Dans une note destinée au ministre de l’Industrie et datée du 23 août 1983, Pierre Gadonneix donne une première liste de candidats à la reprise de BFG, avec leur stratégie, et leurs exigences. On voit ainsi apparaître l’italien Moto Guzzi, intéressé si l’État s’engage financièrement et si : « les pouvoirs publics français, en liaison avec leur homologues italiens, mettent en place un système de protection face aux importations japonaises ». De manière plus inattendue, apparaît aussi le nom d’un fabricant de voiturettes sans permis qui avait alors acquis une forte renommée grâce à ses voitures de course développées pour la Formule 1, Ligier.
Collaborant déjà avec l’italien Ducati pour motoriser ses voiturettes, il envisage, sans plus de précisions, de produire des Ducati en France. Encore très vagues, ces projets « sur lesquels il est difficile d’émettre un avis définitif » posent comme condition l’introduction de mesures protectionnistes que le directeur de la DIMME juge, fort raisonnablement, bien délicates à appliquer :

Il est à noter que « l’autolimitation japonaise » sur les voitures (3 % du marché) et sur les cyclomoteurs (5 % du marché) a pu être mise en œuvre sans trop de problèmes car il n’a pas été demandé aux industriels nippons d’abandonner des parts de marché acquises mais de se stabiliser. Il n’en sera pas de même sur la moto où ils détiennent 87 % du marché.

Mais ses doutes ne l’empêchent pas de poursuivre l’aventure. Un mois plus tard, le 29 septembre, une nouvelle note fait le point de la situation. Le projet de Ligier se précise, lui qui « consisterait à bâtir une véritable industrie de la moto avec une production de plusieurs dizaines de milliers de machines. » Pourtant, il s’agit toujours de s’appuyer sur un partenaire étranger, Ducati en particulier, tout en utilisant un réseau de distribution existant et en imposant de fortes barrières à l’entrée aux importations japonaises. Le directeur de la DIMME se montre toujours aussi dubitatif quant au succès d’une telle démarche, qui ne pourrait être décidée qu’à l’échelon de la communauté européenne. De plus, il note que :

une autolimitation des ventes de motos japonaises en France risque de soulever l’opposition des motards réunis au sein de la puissante Fédération des Motards en Colère.

Une autre option, rapidement évoquée, verrait Yamaha reprendre Motobécane, avec la production de machines de petite cylindrée. Enfin, dans une dernière hypothèse, BFG s’associerait avec l’italien Moto Guzzi, lequel était prêt à tenter l’aventure pourvu que le marché des commandes publiques lui soit entièrement acquis. Et Pierre Gadonneix concluait ainsi :

il me paraît souhaitable que l’étude des projets Ligier et Motobécane soit poursuivie. Dans ce cas, le projet Guzzi, qui vise en fait à obtenir des commandes publiques, serait abandonné, et BFG, dont l’équipe a incontestablement fait preuve de dynamisme, pourrait être intégrée dans l’un des deux projets Ligier ou Motobécane (…) En attendant la concrétisation d’un projet, il me semble souhaitable de soutenir la trésorerie de BFG sous l’égide du CIRI pour que les productions puissent continuer et que soient honorées les commandes en cours (71 motos à livrer d’ici fin 1983 pour les CRS)

À peine quelques semaines plus tard, début décembre, il ne reste plus de ces projets parfois grandioses qu’une seule stratégie applicable, celle qui verrait Motobécane, et donc les repreneurs d’une entreprise alors en dépôt de bilan, absorber BFG pour continuer le production de la BFG 1300 et, au delà, recommencer la fabrication des 125 cm³ tout en envisageant, à terme, de construire une machine de cylindrée moyenne. En somme, il est toujours question de développer une gamme complète même si, comme l’écrit Pierre Gadonneix, « compte tenu de l’urgence liée à la reprise de Motobécane et à la situation de BFG c’est la reprise de cette dernière société qui a fait l’objet d’une étude de détail ».
De fait, avec son schéma industriel, qui verrait la production d’une BFG débarrassée de ses principaux défauts transférée à l’usine Motobécane de Saint-Quentin, son plan de financement, ses objectifs de vente à court et moyen terme, ses projets plus lointains, la solution Motobécane séduit Pierre Gadonneix, qui trouve ici une porte de sortie pour BFG avec la création « d’une industrie française de la moto » développant « trois gammes de produits », tout en faisant l’économie de la « protection vis à vis des marques japonaises. » Et le 19 décembre, le Comité interministériel de restructuration industrielle donne son accord pour la reprise de BFG par Motobécane, et ouvre sa bourse, les pouvoirs publics prenant en charge les coûts de la reprise.

L’intervention de la DIMME prend ainsi fin ; mais le dossier déposé aux Archives nationales comporte une ultime pièce, bien plus tardive puisqu’elle date de janvier 1988, une lettre provenant de MBK Industrie, nouvelle raison sociale de Motobécane désormais filiale de Yamaha, lettre qui, sur quatre pages, expose avec une pointe d’amertume les déboires rencontrés du fait de la BFG. Reprise après bien des difficultés, la production de ces grosses cylindrées verra les premières unités livrées en septembre 1985, pour honorer les commandes de la police nationale. Mais le dépôt de bilan du fournisseur espagnol de fourches, lequel livrait des pièces de si mauvaise qualité que MBK a préféré développer ses propres éléments, aussi bien qu’un manque de fiabilité récurrent des moteurs fabriqués dans une usine Peugeot vont à la fois entraver une production qui se réduira à 94 exemplaires, dont seulement 26 achetés par des particuliers, et obliger la société, qui a finalement décidé d’abandonner la fabrication de la machine, à résilier, à ses frais, les contrats passés avec les administrations publiques, douane, police, et gendarmerie. MBK calcule que les frais ainsi engagés représentent plus du double de la subvention reçue du CIRI et en tire une conclusion qui, pour citer une note manuscrite ajoutée en marge du courrier, « n’aurait pas dû être une surprise », l’inadaptation de son outil industriel, conçu pour fabriquer en série des cyclomoteurs, au montage quasi-artisanal d’une moto de grosse cylindrée.

Renaissances

Vouloir créer – ou recréer – avec des moyens limités une industrie d’une complexité technique modeste comme celle de la moto n’a rien d’irréaliste, comme l’illustre de manière idéal-typique le récit de l’agonie, et de la résurrection, de Triumph. Au début des années 1970, les restes de l’industrie motocycliste britannique, autrefois dominante mais désormais incapable de faire face à la concurrence japonaise, handicapée qu’elle était par une pénurie de capitaux, la fiabilité désastreuse de ses moteurs et ses idiosyncrasies telles la fameuse première en haut à droite, seront fusionnés en une entité unique, NVT, recapitalisée par la puissance publique. En essayant de réduire son outil de production grâce à la fermeture de l’usine Triumph à Meriden, la société déclencha un conflit social qui se résolut, avec l’appui d’un gouvernement travailliste nouvellement élu, par la transformation de Triumph en coopérative ouvrière laquelle, comme souvent, ne fit que retarder une échéance qui interviendra en 1983, avec sa liquidation.
Pourtant, dès 1990, relancée par un investisseur privé qui lui fournit les capitaux, et le temps, nécessaires, la marque reviendra sur le marché avec une gamme entièrement nouvelle, largement conçue autour d’une architecture moteur particulière, le trois cylindres, qui assurera son succès. Profitant et de la notoriété de sa marque et du capital symbolique propre à la moto anglaise, Triumph, qui pouvait toujours compter sur une clientèle prête à acheter ses machines pourvues qu’elles soient proposées à un tarif compétitif et que les défaillances caractéristiques de l’industrie britannique des années 1970 aient disparu, redeviendra ce qu’elle avait cessé d’être depuis des décennies, une entreprise rentable disposant d’une part de marché lui permettant d’assurer son développement.

En France, faute de tradition comparable, une tentative du même genre n’aurait eu aucune chance de succès. Les deux voies détaillées plus haut, qui exposent deux manières radicalement différentes de reprendre pied sur un marché actif, concurrentiel, mais abandonné depuis des décennies décrivent en fait deux façons d’échouer à coup à peu près sûr.
La première, compter sur la puissance publique pour tordre la législation en sa faveur, façonner un marché aux dimensions du produit que l’on sait pouvoir fabriquer néglige deux paramètres fondamentaux. L’État, en effet, ne dispose pas d’autorité sur ce qui échappe à son domaine réglementaire. Dans la situation où se trouvait déjà le monde développé durant les années 1980, les barrières protectionnistes ne pouvaient plus agir que de façon partielle et dissimulée, avec le recours à des expédients tels la conformité aux normes techniques, expédients à l’efficacité limitée, et provisoire. En l’espèce, adapter la catégorie des motocyclettes légères aux capacités de production de Cycles Peugeot ne suffira pas à endiguer les importations japonaises, qui parviendront sans difficulté à prendre une part écrasante d’un marché auquel, de toute façon, l’essentiel faisait défaut, des acheteurs. Obliger les citoyens à acheter un produit dont ils ne veulent pas ne fait pas non plus partie des moyens d’actions d’une économie libérale. Ceux-ci, plutôt que de se retrouver à seize ans aux commandes d’un engin à peine plus gros que le cyclomoteur de leurs quatorze ans préféreront attendre deux ans de plus, passer un permis, et investir leurs faibles moyens financiers dans des machines plus puissantes, disponibles en occasion et, inévitablement, japonaises.

À l’opposé, le feuilleton BFG représente, lui aussi, un genre d’idéal-type. Entreprise privée, démarrée de manière artisanale avec des moyens financiers limités, un effectif d’une vingtaine de personnes et un capital essentiellement constitué de la foi de ses fondateurs, elle perdra rapidement l’un d’entre eux, parti créer une société concurrente. Ressusciter une branche entière d’un secteur industriel disparu en commercialisant un modèle unique dont l’argument de vente se résumait à sa seule nationalité relevait, sans même tenir compte des défauts rédhibitoires inhérents à la conception même de la BFG, de la mission impossible. Raisonnablement, l’échec aurait dû être rapidement constaté, et l’aventure interrompue. Mais l’État, qui avait subventionné le tour de table initial et se trouvait ainsi, en quelque sorte, contraint de chercher une issue honorable, interviendra.
Les plans qu’élaborera alors Pierre Gadonneix posent les conditions minimales de succès d’une telle entreprise, conditions que BFG, dans sa configuration initiale, ne pouvait en aucun cas remplir : proposer une gamme assez large, acquérir une part de marché suffisante, profiter des commandes publiques, tout en évitant de compter sur l’atout illusoire du protectionnisme. Encore ne s’agit-il ici que des exigences sur lesquelles l’État peut intervenir. Les autres, la notoriété, que des marques parfaitement inconnues et, de surcroît, totalement  exotiques puisque japonaises, avaient acquise grâce à leurs victoires en compétition, la modernité et la fiabilité des mécaniques, la conception enfin, dès 1969, d’une machine révolutionnaire qui, répondant aux attentes de sa clientèle, allait connaître un succès mondial, ne peuvent dépendre d’autre chose que de l’initiative privée. Et en effet, grâce à celle-ci, la France se trouve aujourd’hui dans une situation un brin paradoxale puisque, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, elle n’a jamais produit autant de motocyclettes lourdes.

Quand Yamaha a racheté Motobécane, elle a d’abord changé sa raison sociale en MBK, arrêté la production de la BFG et continué la fabrication des bicyclettes et autres cyclomoteurs. De façon moins perceptible, elle a également inséré l’usine de Saint-Quentin dans son appareil de production mondial, transformé au fil des ans et au gré des besoins. Ainsi, à côté des cyclomoteurs et scooters MBK, la société produit des monocylindres Yamaha propulsés par des moteurs construits en Italie par une autre filiale de la marque, Minarelli. Après l’effondrement de 2008, qui, en particulier en Espagne, a fortement réduit le marché des motocycles, Yamaha a fermé son usine espagnole, située dans la banlieue de Barcelone, et rapatrié sa production sur le site de Saint-Quentin qui possédait des avantages comparatifs significatifs, sa situation géographique au centre du marché européen, et la disponibilité de réserves foncières. Les derniers développements d’une politique industrielle gouvernée par les besoins du marché voient la mise en sommeil de la marque MBK, et la production, sous la seule étiquette Yamaha, de scooters et de motos dont la cylindrée approche les 700 cm³. Au fond, le problème insoluble de la création d’une industrie de la moto en France a finalement été résolu d’une manière positive, et assez simple : il suffisait de laisser faire le marché.