Malgré de longues années de recherches, il reste toujours aussi difficile de comprendre pourquoi, politiquement, socialement, académiquement même, le monde motard reste terra incognita. En France, la prise en compte de cette catégorie spécifique d’usagers de la route ne se fait guère qu’au travers d’une politique de sécurité routière qui, depuis 2002, a retrouvé sa logique originelle, telle qu’imaginée au milieu des années 1970 : tout faire pour que les motards soit aussi peu nombreux que possible. Les titulaires du permis moto représentant aujourd’hui un homme de moins de cinquante ans sur quatre, la tâche s’annonce difficile. Si habituelle et si répandue, cette méconnaissance constitue en elle-même un sujet de recherche. Elle fournit en tous cas une clé pertinente pour comprendre le peu de cas que nombre d’acteurs, et les pouvoirs publics en particulier, font de ce mode de déplacement, et de ses utilisateurs. Et si cette clé ouvre les portes les plus diverses, un coup d’œil par le trou de la serrure permet de saisir un genre d’instantané de l’action publique lorsqu’elle s’attaque à un domaine précis, restreint, et technique. On peut ainsi tenter d’observer, ou du moins de détecter, ses justifications, ses rationalisations, ses objectifs cachés, ses tensions internes, tous éléments qui, dans le meilleur des cas, avec l’état actuel de la législation française contrôlant l’accès aux archives administratives, ne seront pas accessibles au public avant au moins vingt-cinq ans.

Le prétexte à cet exercice mêlant observation, déduction, et divination se trouve dans l’actualité, avec l’entrée en vigueur au 1er juillet 2016 à Paris de la première réglementation française interdisant l’essentiel du territoire municipal à tous les véhicules à moteur d’un certain âge, au prétexte de leurs émissions de polluants. Le cadre juridique dans lequel cette prohibition s’exerce, le choix des véhicules bannis, les justifications apportés à cette interdiction fournissent autant de terrains d’étude, et alimentent un raisonnement inductif qui permettra de mettre en lumière un mode de fonctionnement caractéristique des élites politiques nationales et de la haute administration, mode de fonctionnement tellement usuel, banal, incorporé, qu’il devient presque inconcevable que l’on en vienne à le contester, en particulier lorsque, comme ici, il prétend défendre le bien le plus précieux, la santé publique.

Le cadre

S’agissant d’une action publique à caractère coercitif, cette politique de santé publique s’inscrit nécessairement, et de façon stricte, à l’intérieur d’un cadre légal. Tout ce qui sera prohibé ne peut l’être que parce qu’une réglementation valide l’interdit, et rien d’extérieur à ce cadre ne peut être interdit. Ce cadre, en l’espèce, est tracé par la directive  2008/50/CE sur la qualité de l’air ambiant, transposée en droit français. Celle-ci dresse une longue liste de substances de nature variée, chimique, comme les oxydes d’azote, le dioxyde de souffre, le monoxyde de carbone ou le benzène, ou physique, avec ces particules fines qui existent en deux diamètres, 10 et 2,5 µm, alias PM10 et PM2,5, substances considérées comme nocives pour la santé humaine à partir d’un certain niveau de concentration dans l’air. Pour chaque polluant ainsi identifié, la directive va déterminer divers seuils, dont le plus important d’un point de vue politique, parce que le plus difficile à respecter, fixe une valeur moyenne annuelle à ne pas dépasser. Quand la concentration d’un polluant reste inférieure au seuil réglementaire, il faut simplement éviter que la situation ne se dégrade. Et dans le cas contraire, les agglomérations de plus de 250 000 habitants doivent mettre en œuvre des plans d’action dont le détail est laissé à leur appréciation, puisque seul le résultat compte. Faute d’action, et faute de résultat, la Commission est fondée à entamer des procédures contre les États-membres. Entre 2010 et 2015, elle a ainsi saisi la Cour de justice de l’Union au sujet des dépassements de seuils en particules PM10 qui se produisent en Belgique, en Bulgarie, à Chypre, en Espagne, en France, en Italie, en Pologne, au Portugal, en Slovénie et en Suède.

Or, cette directive n’est pas un début, mais une fin, celle de la longue lutte contre la présence de substances nocives dans l’air dont témoigne par exemple l’histoire du CITEPA, créé voilà plus de cinquante ans dans le but de mesurer la pollution d’origine industrielle, ou bien la revue Pollution Atmosphérique dont le premier numéro date de 1958. Si une préoccupation pour la qualité de l’air voit le jour en Europe à cette période, à la fin des années 1950, au début des années 1960, ce n’est évidemment pas par hasard. Comme avec bien des problèmes publics, elle peut être reliée à un événement déclencheur, en l’occurrence le grand smog de Londres de décembre 1952. Des conditions atmosphériques particulières, avec un anticyclone hivernal très puissant, et l’usage immodéré du charbon, générèrent un smog intense et particulièrement meurtrier. On trouve assez facilement des rapports épidémiologiques relatifs à cet épisode, lequel a valeur de cas d’école. La concentration de particules fines atteignit alors un niveau estimé à 4,5 mg/m³. Une telle densité dépasse simplement d’un facteur 100 celle qui, aujourd’hui, avec 50 µg/m³, marque le premier seuil réglementaire pour ce polluant, celui qui déclenche la procédure dite d’information du public. Le Clean Air Act, première réglementation visant à contrôler la pollution atmosphérique, promulgué en 1956, découle directement de cet événement meurtrier.
Cela fait donc soixante ans que les acteurs publics comme privés, et l’industrie en particulier, se préoccupent de ces problèmes, que l’administration et le législateur traitent de ces questions et édictent des normes de plus en plus restrictives, touchant de multiples secteurs, et avec un plein succès. De ce catalogue de contraintes, le grand public ne voit guère que ce qui l’intéresse directement, les normes relatives aux biens d’équipement personnels. Transposition de la directive 70/220/CEE, le premier arrêté s’appliquant aux automobiles a été pris le 2 septembre 1970. Un flux régulier de règlements a suivi ensuite, respectant un ordre pragmatique, du plus gros au plus petit, s’attaquant d’abord aux véhicules lourds, à la fois les plus polluants et les plus faciles à contrôler, puis aux véhicules individuels, et enfin aux motocycles. La norme Euro 0 pour les poids-lourds a ainsi été appliquée en 1990, la norme Euro 1 pour les véhicules individuels date de 1993, et pour les motocycles de 2000.
Malgré quelques incompatibilités dont fait état l’ADEME, les progrès ont été spectaculaires. Ainsi, pour ne s’intéresser qu’aux seuls motocycles, la même agence fournit un document maintenant ancien puisqu’il date de 2001, mais d’un grand intérêt. Il compare le niveau de polluants émis par des motocycles conformes à la norme Euro 1 à ceux de la génération précédente, et montre que le simple fait d’édicter une contrainte a permis une baisse de 80 % des émissions de monoxyde d’azote et d’hydrocarbures imbrûlés. Fort classiquement, on a ici affaire à un problème de rendements décroissants. Le premier pas, la première obligation faite aux constructeurs de limiter les émissions de leurs véhicules apporte, à peu de frais et sans grandes difficultés techniques, des résultats significatifs. Mais ensuite, chaque nouveau seuil sera plus difficile à atteindre, et ses effets plus restreints. Après un certain nombre d’itérations, on atteindra un plateau, comme, par exemple, pour les émissions d’oxydes d’azote des automobiles à essence, stabilisées à 60 mg/km depuis la norme Euro 5, ce qui représente malgré tout une réduction d’un facteur huit par rapport à la norme Euro 1. Imposer des contraintes encore plus strictes serait à la fois ruineux, inefficace, et sans effet sur la santé publique. Mais ce serait aussi la meilleure des incitations à la tricherie. Pour le dire autrement, une politique du fil de de l’eau, qui se contenterait de jouer sur le renouvellement du parc automobile et d’attendre la disparition progressive des véhicules les plus anciens, apporterait malgré tout, sans intervention supplémentaire, une amélioration nette, et mesurable, de qualité de l’air, ce dont témoigne, pour l’Île de France, les bilans successifs de la structure en charge du problème, AIRPARIF.

La mise en œuvre

D’une certaine façon, et un peu par défaut du fait de l’échec d’une précédente tentative, cette politique du fil de l’eau restera en vigueur en France jusqu’en juin 2016. C’est seulement alors qu’une réglementation contraignante et visant le grand public a vu le jour, laquelle se décline sur deux niveaux, national et local. Ainsi ont été promulgués l’arrêté du 21 juin 2016 classant les véhicules dans cinq catégories licites, et une illicite, en fonction des normes qu’ils respectent, et donc de la date de leur apparition sur le marché, et le décret 2016-847 du 28 juin 2016 relatif aux zones à circulation restreinte. Bornés, et justifiés, par la directive 2008/50/CE, ces textes dessinent à leur tour un cadre, lequel permet aux collectivités locales de délimiter des espaces dans lesquels la circulation des « véhicules les plus polluants » pourra être interdite. Pour l’heure seule la ville de Paris, sur la portion de son territoire située à l’intérieur du boulevard périphérique, a pris un arrêté en ce sens.
Or, la réglementation nationale possède une propriété à peu près unique puisque, de facto, elle frappe sans guère de nuance et de façon quasi uniforme les deux motorisations thermiques les plus répandues, le diesel, et l’essence, alors même que les polluants générés par ces deux technologies, en nature comme en quantité, ne peuvent en aucune façon se comparer. Principal souci en termes de santé publique, les particules fines restent propres au diesel ; et, comme le montre l’étude de l’ADEME citée plus haut, cette motorisation compte aussi pour à peu près 90 % des rejets d’oxydes d’azote. L’évolution technique ayant permis d’éliminer, parmi d’autres, le plomb et le souffre, ces polluants restent aujourd’hui, avec l’ozone, les seuls à justifier une action publique, étant seuls en mesure de dépasser les seuils réglementaires.

D’une façon générale les États-membres, par définition soumis à des exigences communautaires identiques mais soucieux des conséquences économiques et sociales de leurs décisions, restreignent le plus souvent l’usage des seuls véhicules lourds. Lorsque, comme en Allemagne, les véhicules particuliers sont également pris en compte, la réglementation trace une distinction franche entre diesel et essence. Outre-Rhin, le vert salvateur se trouve ainsi accordé à toutes les automobiles à essence respectant au moins la norme Euro 1, donc mises sur le marché voilà vingt-trois ans, mais seulement aux véhicules diesel conformes à la norme Euro 4, obligatoire depuis dix ans, tandis que les véhicules de collection et les motocycles ne souffrent d’aucune restriction. Depuis 2008, le principe de la zone à faibles émissions a été appliqué dans nombre d’agglomérations allemandes. À voir l’évolution de long terme des émissions d’oxydes d’azote sur le territoire fédéral on constate, là encore, combien la concentration en polluants suivait déjà une pente favorable avant même l’instauration de ces mesures coercitives.
Rien de tel avec l’arrêté du 21 juin 2016. Avec ses cinq classes là où l’Allemagne n’en connaît que trois, la complexité est la première de ses caractéristiques. Mieux encore, cette classification nie très largement la distinction entre essence et diesel. Les moteurs diesel les mieux notés, en classe 2, doivent répondre à la norme Euro 5, valable à partir de 2011. Mais les automobiles à essence type Euro 4, datant de 2006, et les motocycles Euro 3, entrés en service en 2007, sont rangés dans la même catégorie. Or, la norme diesel Euro 5 autorise l’émission de 180 mg/km d’oxydes d’azote, la norme essence Euro 4 seulement 80. Bien plus exigeant que la réglementation allemande, l’arrêté punit avec une sévérité particulière la motorisation qui se trouve pourtant être de loin la moins polluante.

Pour l’instant et pour longtemps, voire pour toujours, on ne peut que spéculer sur les raisons qui ont conduit à des choix si spécifiques. La volonté de gommer la distinction pourtant aussi fondamentale qu’incontestable entre la nocivité du diesel, et celle des moteurs à essence, s’explique sans doute par une classique volonté de protéger des autorités qui ont, depuis longtemps, promu le premier au détriment des seconds. Minimiser par décret cet écart permet d’affaiblir par anticipation la légitimité d’éventuelles actions juridiques. Mais élargir les effectifs des véhicules susceptibles d’être bannis des agglomérations jusqu’à y inclure les motocycles répond à un autre objectif, celui de donner aux municipalités les armes nécessaires pour mettre en œuvre la politique qui leur convient, et qui peut aller jusqu’à l’éradication à peu près totale de tous les véhicules, professionnels ou individuels, à deux ou à quatre roues, propulsés par un moteur brûlant du gas-oil aussi bien que de l’essence.

Les conséquences

C’est donc à Paris que l’on pourra observer les premiers effets des dispositions gouvernementales ; et ceux-ci sont d’abord de nature comique. Visiblement, les deux protagonistes n’ont pris ni le temps ni la peine d’accorder leurs réglementations. Ainsi, la classification gouvernementale distingue malgré tout, dans une même génération de normes, l’essence du diesel : le diesel Euro 2 reçoit la pire note, 5, là où l’essence est notée 3. Une telle subtilité ne perturbe pas la mairie de Paris, qui bannit uniformément toutes les automobiles Euro 2, ouvrant ainsi un boulevard à contentieux. Quant à évaluer les conséquences sur les usagers eux-mêmes, il faudra sans doute attendre bien des mois, voire des années, pour être en mesure de le faire. Car tout dépendra de la volonté municipale d’appliquer sa politique, les propriétaires de véhicules condamnés, dont on peut parier sans grand risque qu’ils n’y ont recours que parce que leur situation sociale ne leur laisse pas d’autre choix, continuant très probablement à les utiliser, comme d’autres, et sans doute souvent les mêmes, roulent sans permis, ou sans assurance.

Or, dans un geste de grande mansuétude, le Conseil des Ministres du 3 août dernier a considérablement accru la force de frappe municipale : en récupérant les pouvoirs de verbalisation de la Préfecture, et les agents affectés à celle-ci, la ville de Paris dispose désormais d’un bras armé qu’elle pourra employer comme bon lui semble. Mais le pire n’est pas certain. Une répression trop frontale, trop brutale ou trop uniforme risquerait en effet de susciter une vive contestation, déjà perceptible au-delà du cercle habituel des motards grincheux, et accentuée par la mise en œuvre simultanée d’autres mesures de restriction du trafic automobile. On spéculerait volontiers sur une politique plus discriminatoire, s’intéressant prioritairement aux précieux arrondissements centraux, visant aussi plus spécialement les fortes têtes, par exemple celles qui roulent à moto. Enfin, pour juger des effets de ces mesures sur ce qui forme à la fois l’objectif et la justification de leur existence, la qualité de l’air, il faudra encore bien plus de temps. Sans trop s’avancer, AIRPARIF a publié une première évaluation, purement spéculative et extrêmement sommaire. Il paraît raisonnable d’attendre une étude plus fouillée, réalisée a posteriori et qui impliquera un travail pour le moins délicat de séparation entre les facteurs propres à la prohibition, et ceux qui dépendent de l’amélioration constante due au renouvellement normal du parc. Taire le second facteur, porter tout succès au crédit de la seule action municipale relèverait bien sûr de la plus complète malhonnêteté intellectuelle. Et il n’est même pas certain que la victoire soit acquise.

Car, en dépit d’un épisode de chaleur estivale entraînant une hausse des émissions d’ozone, 2016 a été une année exempte de pic de pollution, essentiellement parce que les conditions atmosphériques des mois de mars et d’avril n’ont pas été favorables au traditionnel dépassement de la concentration en particules fines. Car, et de plus en plus, l’aléa atmosphérique détermine, sinon le niveau global de la pollution, du moins ses excès. En dépit du volontarisme municipal, 2017 pourrait donc être une moins bonne année : nul doute qu’elle fournirait alors le meilleur des arguments à une intensification de la prohibition, intensification qui figure déjà au plan de marche du Conseil de Paris.

Les justifications

Réduisant son analyse aux seuls motocycles, 125 cm³ et cylindrées supérieures, lesquels sont après tout la raison d’être de ce site, il faut maintenant chercher à comprendre pourquoi une réglementation nationale, qui vient donc de trouver une application à Paris, classe ces véhicules urbains par excellence dans la catégorie des nuisibles. Celle-ci a déjà une propriété qui n’étonne guère, celle d’être seule de son genre en Europe. Si certaines villes italiennes connaissent aussi des restrictions de cet ordre, elles prennent place dans un cadre purement municipal et se montrent aussi complexes que variables, ne ciblant par exemple que les vieux moteurs deux-temps, ou n’étant actives que durant l’hiver. Rien de comparable donc avec la situation nationale, d’autant que cette volonté d’interdire aussi les motos caractérisait les ZAPA, ces ancêtres de la ZCR qui n’ont finalement pas vu le jour en 2011.
On doit donc prêter une attention particulière aux arguments avancés pour justifier une politique aussi spécifique. Et la tâche des autorités ne paraît pas simple. Car la première propriété de ce mode de déplacement réside dans son ignorance totale de la motorisation diesel. Pas de particules fines, sauf sur les deux-temps aujourd’hui quasiment disparus, sauf aussi, en quantité infime, sur les récents moteurs à injection. Peu de dioxydes d’azote, lesquels, on l’a vu, et de plus en plus, proviennent quasi-exclusivement des moteurs diesel et n’ont, d’autre part, pas entraîné de pic de pollution à Paris depuis 1997. Il faut alors trouver autre chose, ce qui ne va pas de soi.

Recevant des représentants de la FFMC en avril dernier, l’adjoint municipal aux transports avançait ainsi des arguments pour le moins déroutants. Exhibant un tableau de données datant de 2010 et attribué, sans plus de précisions, à AIRPARIF, il accusait les deux-roues motorisés de produire des quantités excessives de monoxyde de carbone. Hélas pour lui, ce polluant figure sur la liste d’AIRPARIF ; et l’association mesure une concentration inférieure d’un facteur quatre au seuil légal. Évacuant rapidement ces pénibles questions techniques, l’adjoint évoquait aussi une sorte de punition collective, en affirmant que chacun devait prendre sa part de l’effort général, avant d’en arriver à l’argument ultime, la volonté politique de la maire de Paris, ou, en d’autres termes, le fait du prince.

À l’évidence, le sens réel de la notion d’État de droit échappe à nombre de politiques, en l’espèce à ceux qui placent au-dessus de celui-ci leur vision morale du monde. Là se trouve sans doute le point le plus rebelle à une analyse rationnelle. Adopter la solution germanique, qui s’attaque aux véhicules individuels à moteur diesel tout en évitant presque totalement de pénaliser les conducteurs qui roulent à l’essence aurait sûrement, parce que le diesel joue historiquement un rôle plus important en France, entraîné bien des récriminations. Mais une telle politique aurait répondu aux exigences de l’Union Européenne, limité autant que possible les dégâts collatéraux tout en satisfaisant la majorité rose-verte du conseil municipal. Pourquoi être allé plus loin, de façon si maladroite, en prohibant à l’identique les moteurs à essence, commettant sans doute une erreur politique majeure tout en confiant son destin de façon inconséquente à une justice administrative qui aura à examiner scrupuleusement les justifications environnementales et réglementaires de cet abus de pouvoir ?

Alors pourquoi ?

Si les pathologistes s’amusent à autopsier des tissus humains vieux de soixante ans c’est parce que, comme l’écrivent les auteurs de l’étude sur le smog de Londres citée plus haut, « les niveaux actuels de particules fines dans l’air ambiant sont tellement bas que le recueil d’échantillons associés à des morts reliés à l’inhalation de particules fines n’est plus pertinent. »
En d’autres termes, la qualité de l’air s’est tellement améliorée que la preuve d’un décès lié à l’air pollué ne peut plus être de nature clinique, mais seulement statistique. Or, en la matière, la preuve formelle n’existe pas : seule subsiste une probabilité plus ou moins forte, fonction de multiples facteurs dont chacun devrait être analysé en détail pour savoir si l’on a affaire à une étude qui montre vraiment autre chose qu’un bruit de fond. Et cette disparition de la certitude facilite bien les choses.
On peut en effet tenir pour acquis le total illettrisme du grand public comme de la presse généraliste en matière d’induction statistique. Habillés du costume rigide de la science, recouverts du manteau du bien public, les agendas particuliers d’organismes prestigieux tels l’OMS passent ainsi inaperçus. Il faut un œil attentif pour repérer, dans une énième étude consacrée aux morts de la pollution, la volonté d’une toute nouvelle organisation, France Santé Publique, fusion d’organismes à acronymes tels l’INVS, de se faire un nom, et une place, en jouant à son tour une partition à succès. Ainsi s’explique cet apparent paradoxe selon lequel la pollution urbaine fait d’autant plus peur qu’elle n’a jamais été moins dangereuse. Peu importe la réalité mesurable et objectivable : l’impression compte seule, puisqu’elle fournit une justification plus que suffisante à l’action politique.

Sortir du prétexte de la santé publique permet de comprendre facilement ce qui est en cause. Depuis le début du siècle, au nom d’ambitions diverses, la municipalité rose-verte a promu, puis imposé, une certaine vision de la métropole. Nourrie d’études, de colloques, et de concepts parfois spectaculaires, la « ville apaisée », la « ville durable », la « smart city » vise un objectif évident dès le départ et aujourd’hui affirmé sans ambages, celui de tailler au centre d’une métropole de 12 millions d’habitants un quartier réservé, où nul ne pourra pénétrer s’il persiste dans son intention d’utiliser quelque véhicule individuel que ce soit, du moment qu’il est propulsé par un moteur thermique. Et il est fascinant de constater comment, en toute bonne conscience, pour le bonheur de quelques privilégiés, on décide du sort de tous les autres. Même s’il est maintenant un peu ancien et ne concerne pas directement l’actuelle zone à circulation restreinte, un document d’une des structures d’études de la ville de Paris, l’Atelier parisien d’urbanisme, mérite que à ce titre que l’on s’y attarde.
Il joue un peu le rôle de l’étude d’impact préalable aux plans de cette envergure. Décidant qui pourra faire quoi, il redistribue de façon autoritaire les rôles et les droits, énumérant code NAF par code NAF les professions autorisées à conserver leur véhicule, décrétant que, à la seule exception des artisans, « les personnes qui habitent Paris peuvent facilement utiliser les transports en commun. On élimine donc tous les professionnels habitant à Paris. » Certaines des dispositions de ce texte se retrouvent aujourd’hui dans l’arrêté de la ville de Paris, ce qui n’a rien d’étonnant puisque l’un de ses rédacteurs appartient au cabinet de l’adjoint chargé des transports. Avec cette naïveté qui rend si intéressante ce genre de littérature grise, il montre à quel point, comme à la grande époque de la planification centralisée, des technocrates, persuadés qu’il sont d’œuvrer pour le bien public, décident toujours autoritairement et en tout bonne conscience de ce dont les citoyens ont besoin, et ce qu’on leur permettra de faire.

Mais l’ampleur du chantier et le nombre des ennemis fait que la guerre à la voiture, qui se voit, et la guerre à la moto qui, elle, aurait plutôt tendance à s’entendre, commencent à produire des conséquences s’étendant au-delà du cercle des éternels mécontents. La ville interdite est d’abord celle de l’exclusion sociale, intolérante à toute déviation par rapport à un idéal-type du citoyen moderne, sportif, actif, en bonne santé, doté d’un emploi stable aux horaires réguliers et n’habitant pas trop loin de son lieu de travail. Et de plus en plus de chercheurs critiquent ce modèle. Autrefois pionniers, Hélène Reigner, Frédérique Hernandez et Thierry Brenac sont aujourd’hui rejoints par des économistes comme Gilles Saint-Paul ou, en moins austère et à peine plus polémique, Eric Le Boucher, mais aussi par les pourfendeurs historiques de la gentrification, les géographes.
Ce regain d’intérêt pour des catégories sociales d’ordinaire délaissées s’explique sans doute parce que les contraintes de la ZCR ne touchent pas seulement les victimes habituelles, les pauvres, mais atteindront progressivement tout ce qui n’est pas piéton en centre-ville. Imiter la politique de Grenoble, cet univers orwellien parfait où il suffit tout simplement de décider que ce qui gêne n’existe pas, ne permettra sans doute pas de calmer le mécontentement.

C’est que la chasse aux chimères a un coût économique, social, et sans doute aussi politique qui pourrait bien un jour se révéler redoutable. Et le rapport de force risque d’être assez brutal. Scrutant les pare-brises, le promeneur parisien aura pour l’heure bien du mal à repérer la vignette classificatrice, la seule qu’il ait pu pour l’instant relever lors de ses fréquentes pérégrinations répondant indubitablement aux normes allemandes. A l’évidence, de manière tacite, un genre de résistance citoyenne se met ici en place. Le sort que média et politiques réserveront à celle-ci sera du plus haut intérêt.