Plus que jamais, Google est notre ami. On peut, grâce au moteur de recherche d’emploi universel, découvrir un document qui porte un nom sybillin, Motos_2001.pdf. Dépourvu de page de garde, cet ouvrage de 96 pages se révèle être une copie, sans doute en fin d’élaboration par un graphiste, de l’édition 2005 de La sécurité des motocyclettes, brochure publiée tous les deux ans par l’ONISR, l’Observatoire National Interministériel de Sécurité Routière, et qui forme la principale, sinon unique, contribution publique à l’étude de l’accidentologie moto. En d’autres termes, ce travail fait, par défaut, autorité, et les statistiques qu’il diffuse se retrouveront, entre autres, dans l’ensemble de la presse, du Monde à Moto Magazine, quand celle-ci est amenée à traiter de cette question, et sans jamais que soit posée la question de leur élaboration : source publique, unique et étatique, les chiffres qu’elle présente n’ont, à ma connaissance sans doute insuffisante, jamais été contestés.

pour l’instant, le parc n’est pas géré

Une fois passées l’introduction, résumé destiné aux les lecteurs très pressés, et la synthèse générale, pour ceux qui disposent de quelques minutes de plus, le corps du document commence avec les statistiques d’exposition au risque. Si le recensement des immatriculations annuelles n’appelle guère de commentaire, un détail attire l’oeil dans l’inventaire du parc de motocycles en circulation, dont on trouvera un extrait ci-dessous :

80 cm ³ 125 cm ³ plus de 125 cm ³ total
2000 37 000 354 000 572 000 963 000
2001 30 000 380 000 604 000 1 014 000
2002 25 000 393 000 632 000 1 050 000
2003 20 000 424 000 655 000 1 099 000

Comme on s’en rend compte, ce parc est toujours donné à 1000 unités près, jamais plus, jamais moins ; s’agissant de véhicules immatriculés, donc dont l’Etat peut en permanence et, en théorie, à l’unité près, mesurer l’existence grâce à son fichier de cartes grises, un tel manque de précision étonne, surtout si on le compare aux données fournies pour d’autres types de véhicules, significativement moins nombreux. Ainsi, au 1er janvier 2003, on comptait, entre autres catégories, 7236 remorques plateaux, 3305 bâchées, 5414 fourgons, 1553 citernes et 5541 bennes. On notera, pour être complet que, sans fournir aucune méthodologie, la Chambre syndicale du motocycle présente des chiffres presque similaires, à quelques milliers d’unités près.

Cette imprécision découle du fait que, comme l’explique la note méthodologique du Service des statistiques du ministère des Transports, en ce qui concerne les motocyclettes, et elles seules, « le parc n’est pas encore géré ». Comment, dès lors, les chiffres de l’ONISR ont-ils été élaborés ? Comme on le découvre alors, le diable est dans les petits caractères : les chiffres sont fournis par l’INRETS, selon une méthodologie que la brochure explique brièvement : l’ Institut de recherche sur les transports et leur sécurité fait la somme pondérée des immatriculations des vingt années précédentes, lesquelles, fournies par la Chambre syndicale du motocycle, sont sans doute assez proches de la réalité, en leur affectant un coefficient qui, si l’on a bien compris, varie de 90 % pour l’année n à 0,5 % pour l’année n – 20. A coup sûr, on peut parier que l’INRETS, faute de statistiques publiques, a utilisé une méthode de coin de table pour estimer le parc de motocycles, mesure dont il avait besoin pour ses recherches en accidentologie ; et l’on peut supposer que celle-ci consiste en l’application de paliers réguliers, 80 % pour l’année n – 2, 70 % pour l’année n – 3, et ainsi de suite, jusqu’à extinction au bout de vingt ans.

On le comprend facilement, la validité de cette méthodologie dépend uniquement du taux de pondération retenu, ici, au moins pour les dix premières années, de 10 %. A quoi peut correspondre ce taux ou, en d’autres termes, d’ou provient l’érosion du parc de motocycles ? Essentiellement, sans doute, des vols, lorsque les véhicules ne sont pas retrouvés, et des épaves, conséquences d’un accident. Très grossièrement, on peut estimer la première catégorie à 20 000 unités par an ; pour la seconde, si l’on considère que chaque accident grave se traduit par une mise en épave, on arrive pour 2003 à 4000 : rapporté au parc estimé par l’ONISR, on peut alors calculer un taux d’attrition de 2,2 %. Ce chiffre est, naturellement, bien inférieur à la réalité, puisque, par exemple, une chute même bénigne pourra réduire une moto âgée de quelques années à l’état d’épave et, comme on le sait, à moto, la chute n’est qu’une question de temps. Mais entre ces 2,2 % et les 10 % de l’INRETS, l’écart présente plus qu’une nuance, et permet de conclure à une forte sous-évaluation du parc dans les chiffres officiels.
D’autant qu’un calcul complémentaire viendra confirmer cette thèse : on dispose pour 2003 des immatriculations de motos neuves, soit 177 000 unités, avec une précision qui permet d’écarter les quadricycles, apparus en nombre significatif l’année précédente. Malheureusement, tel n’est pas le cas pour les véhicules d’occasion, au nombre de 425 000 ; l’apparition toute récente des quatre roues dans la catégorie moto permet, au moins pour 2003, de négliger leur présence, et de conclure à un total d’immatriculations pour l’année de l’ordre de 600 000.

En d’autres termes, si l’on retient le chiffre de l’INRETS, un parc de l’ordre de 1 100 000 unités pour 2003, et qu’on le rapproche de la seule certitude, 600 000 immatriculations effectuées en 2003, donc en gros 600 000 véhicules dont la présence, au cours de l’année, est attestée, on conclura que, sur en un an, 55 % des motos ont connu un nouveau propriétaire. Cela paraît beaucoup, surtout si l’on regarde les chiffres que le Ministère des transports fournit en 2003 pour les voitures particulières, 2 010 000 immatriculations neuves, 5 322 000 d’occasion, pour un parc au 1er janvier 2004 de 30 550 000 véhicules : ici, on trouve un taux de 24 %. Et si, avec un raisonnement inverse, on applique ce taux à la moto et à ses 600 000 occasions, on obtient un parc de 2 500 000 motocycles, MTL et MTT confondues, soit presque deux fois et demi l’estimation de l’INRETS.

Evidemment, un tel calcul, comparant des éléments difficilement comparables, notamment parce que le marché de la moto progresse fortement depuis son point bas de 1995 alors que celui de l’automobile hésite entre stagnation et récession, et parce que la durée de vie d’une moto sera toujours plus brève que celle d’une voiture, n’offre pas une meilleure validité que celui de l’INRETS. Mais il permet au moins de mettre en avant l’incertitude extrêmement large qui entoure l’estimation officielle du parc des motocycles, incertitude qui, s’agissant de véhicules immatriculés, n’a aucun lieu d’être, puisqu’il suffit pour la lever que l’Etat utilise son fichier de cartes grises, ce qu’il fait pour toutes les catégories de véhicules en circulation, sauf celle-ci.

cette enquête n’a pas été renouvelée

Mais le recours aux approximations s’amplifie à mesure que l’on avance dans le document. Elle trouve son application la plus significative à la page 34, avec l’estimation du kilométrage parcouru, exposé dans un tableau dont les principales données sont reproduites ici :

2001 2002 2003
Parc (milliers) 994 1037 1083
Kilométrage annuel
moyen des motos
4577 4706 4728
Kilométrage moto 4,55 4,88 5,12
kilométrage tous véhicules 545,4 552,7 556,9
Part des motos 0,83 % 0,88 % 0,92 %

Le chiffre qui compte est sur la dernière ligne : car c’est avec ce tableau, et seulement avec lui, que l’ONISR détermine la part des motocycles dans le trafic total ; de là, et de là seulement, vient le « les motos représentent moins de 1 % du trafic », qui, répété dans toute la presse et sur toutes les antennes, sert, associé aux statistiques d’accidentologie, à exhiber la mortelle et irréductible dangerosité de l’engin. On a  analysé plus haut le crédit à accorder aux estimations du parc ; qu’en est-il de l’autre estimation qui entre en jeu, celle du kilométrage parcouru ?

Autrefois fourni par une enquête de la SOFRES aujourd’hui abandonnée, nous dit l’ONISR, le chiffre du kilométrage moyen provient désormais du service statistique du Ministère des transports, dans le 41ème rapport de la Commission des comptes des transports de la Nation, que l’on trouve ici. Une lecture du document en question n’a pas permis de retrouver ce calcul, puisque la partie II.2 du rapport, consacrée au bilan de la circulation, traite des parcours moyens des automobiles, des utilitaires, des poids-lourds, mais pas des motos, mais, là encore, la moyenne de 4728 km pour 2003 semble étonnement basse. Traduite au quotidien, et dans ce trajet domicile-travail humblement et régulièrement accompli même par la plus fringante des sportives, il suppose une distance moyenne entre ces deux points, avec une année de 220 jours de travail, de 10,7 km, et suppose également que l’on n’utilisera jamais son deux-roues pour les sorties du week-end, ou pour le cinéma du soir. Décidément, cela paraît vraiment très peu.

Objectivement, la logistique de l’Etat faisant malheureusement défaut, on ne peut pas vraiment contester ces chiffres mais, simplement, apporter quelques indices. Moto-Station, un des nombreux sites web destinés aux motards, propose à ses lecteurs d’apporter, au moyen d’un formulaire standard et très complet, un avis détaillé sur leur deux-roues. Le webmestre exigeant une adresse électronique valide pour accepter ces avis dont il vérifie la vraisemblance, on peut considérer que les mesures permettant d’écarter les interventions fantaisistes sont prises. Si les renseignements recueillis restent essentiellement d’ordre technique, certains sont exploitables sociologiquement : le sexe, l’âge, le type d’habitat, et le kilomètrage annuel, d’autant que, comme on va s’en rendre compte, les réponses ne manquent pas.

Analysons d’abord la catégorie des 125, alias MTL, celle qui, en principe, connaît l’utilisation la plus faible :

type 1250 3570 7500 12500 17500 22500 Total
XL 125 6 14 16 9 2 3 50
X9 1 7 16 8 1 33
X8 1 3 13 9 2 28
YP 125 3 5 11 6 5 30
UH 125 1 3 12 2 18
CBR 125 2 7 11 8 1 1 30
DT 125 1 9 5 4 2 21
TDR 125 2 3 4 5 2 16
Skyliner 2 2 9 1 1 1 16
Pantheon 1 6 12 7 26
Total 20 59 109 59 13 8 268

On a réduit à leur valeur centrale les classes données sur le site Moto-Station, dont la limite est placée tous les 2500 km jusqu’à 5000 km, tous les 5000 jusqu’à 30 000 km, tous les 10 000 au delà. Pour les 125, les valeurs au delà de 25000 km, extrêmement peu nombreuses mais influent significativement sur la moyenne, ont été éliminées. Comme on le constate, les résultats sont en nombre significatif, et la distribution très cohérente, le mode, à 7500 km, concernant aussi bien le total que toutes les lignes, sauf une.

Dans la catégorie des motocyclettes, on a d’abord choisi quelques modèles très diffusés, que voici :

type 1250 3750 7500 12500 17500 22500 27500 Total
FZ6 / 600 3 8 43 44 26 10 5 139
GSF 600 3 7 21 24 9 4 68
SV 650 9 39 30 9 4 4 95
Z 750 7 12 15 5 1 40
CB 600 F 1 9 4 5 1 20
XP 500
T-Max
4 15 13 3 2 37
DL 650 1 6 13 7 2 2 31
ER 5 3 12 11 4 1 31
GS 500 4 10 6 7 27
R 1 1 2 6 10 6 1 26
Total 8 51 180 164 76 25 10 514

Les cinq premières machines sont des roadsters de moyenne cylindrée, classiquement la catégorie la plus vendue ; suivent un scooter, un trail routier, deux routières utilitaires, et une sportive de forte cylindrée, de ces engins à l’inconfort légendaire. On peut faire les mêmes remarques que pour les 125, mais avec ici, logiquement, un kilométrage plus élevé.

Pour finir, le dernier tableau concerne les grandes routières, petite catégorie, mais fort kilométrage même si, là, on a choisi de le limiter à 40 000 km :

type 7500 12500 17500 22500 27500 35000 Total
R 1150 RT 8 18 6 7 4 2 45
R 1150 GS 3 9 5 6 3 26
FJR 1300 5 20 8 6 3 2 44
Pan
European
6 7 6 6 3 2 30
Total 22 54 25 25 13 6 145

On peut donc, à présent, calculer un kilométrage annuel moyen pour chaque catégorie : celui-ci est de 8275 km pour les 125, 11 243 km pour les modèles courants, et 16 425 km pour les grandes routières, marginales, mais grosses rouleuses. Par rapport aux 4728 km de l’ONISR, l’écart est abyssal.

Est il vraisemblable ? Deux critiques principales peuvent mettre ces chiffres en cause : la sincérité des réponses, et le biais inhérent à la spécificité des répondants. Recueillies de façon anonyme par un dispositif automatique et sur un site destiné aux motards, et à leur être utile, on a toutes les raisons de penser que la véracité des réponses sera au moins égale, et sans doute supérieure, à celle d’un sondage classique, du type de celui qu’organisait la SOFRES. On peut, par contre, légitimement supposer que le public de ce site, intéressé par la moto au point de le fréquenter et de répondre au questionnaire, roulera plus que la moyenne : mais la cohérence des données, la quantité des réponses, garantie, du simple point de vue de la théorie des sondages, d’une fiabilité supérieure aux méthodes, du style panel, utilisées par les instituts de sondage commerciaux et dans lesquelles, pour une question de coût, le nombre des motards sera nécessairement très faible, et le fait, plus banal que, si on n’aime pas la moto, on roule en voiture, ou on marche à pied, ou, pour le dire autrement, que le public de Moto Station a toutes les chances de s’avérer représentatif des utilisateurs de motos en général, militent contre cet argument.

On le voit, cette longue et ennuyeuse démonstration permet de tirer deux conclusions fort intéressantes. D’une part, les chiffres donnés par l’ONISR n’ont aucune validité scientifique, et sont probablement inférieurs à la réalité d’un facteur 2, voire 3 : si l’on retient un parc de 1 500 000 motocycles pour un kilométrage annuel moyen de 9000 km, ce qui paraît, pour le moins, raisonnable, on arrive à un kilométrage, en milliards de véhicules par kilomètre, de 12,75, deux fois et demi supérieur au 5,12 retenu par l’ONISR. Et si la part des motards dans le trafic global est sous-évaluée d’un facteur 2,5, leur accidentalité relative est surestimée de la même grandeur.
D’autre part, cette incertitude n’a d’autre cause que l’Etat lui-même, qui dispose dans son fichier de cartes grises de toutes les données nécessaires pour compter les motocycles, et qui ne le fait pas. Le kilométrage, par ailleurs, est lui aussi enregistré avec exactitude, à chaque tour de roue : on pourrait recueillir ces données en effectuant des relevés périodiques auprès d’un échantillon de motocistes, en étudiant leur parc de véhicules d’occasion et en révision. Après tout, l’INSEE compte déjà si souvent les choux et les carottes, il ne devrait pas éprouver de difficultés insurmontables à relever quelques compteurs.

qui contrôle la vitesse

Mais, comme on va s’en rendre compte, l’ONISR ne se contente pas de fabriquer ses statistiques en fonction des besoins : il entretient une relation toute particulière avec la théorie de l’échantillonage. Il déplore, dans ses tableau des pages 87 et suivantes, la vitesse excessive des motards, vitesse dont il relève les moyennes, sur plusieurs années, et pour différents types de réseaux.
On peut en analyser dans le détail une occurrence, en retenant comme exemple la vitesse mesurée dans les zones urbaines de taille moyenne, limitée donc à 50 km/h, et en essayant une comparaison avec des données du même type recueillies par le Ministère britannique des transports. Plus de trente ans après son adoption, la Grande-Bretagne ne semblant guère plus avancée dans son utilisation du système métrique, la vitesse limite est, là, de 30 mph, soit précisément 48,27 km/h et concerne, sans plus de précision, les « built-up roads », les zones urbanisées.

1999 2000 2001 2002 2003
F 73 68 70 63 61
UK 32 32 33 29 31

Même en tenant compte de l’effet visuel d’une unité plus large, on s’étonne immédiatement des variations bien plus étroites de la série britannique, le genre de chose que l’on aurait tendance, de prime abord, à porter au compte de la technique de recueil des informations, et de la taille des échantillons retenus.
En Grande-Bretagne, ces chiffres proviennent d’un réseau de compteurs automatiques réservés à cet usage et implantés en des lieux qui garantissent la meilleure fiabilité statistique, réseau construit progressivement dans les dernières années, composé aujourd’hui d’environ 190 postes et fonctionnant selon des normes précises et fournies par le Ministère. En France, nous dit l’ONISR, les mesures sont réalisées par un institut de sondages, l’Institut de Sondages Lavialle, filiale du géant allemand GfK, selon des modalités dont on ignore tout, à l’exception du nombre d’observations. En Grande Bretagne, en 2003 et pour ces zones urbaines, les compteurs ont enregistré, tous véhicules confondus, 60 082 000 mesures ; en France, la même année, dans les mêmes conditions et pour les seules motos, l’Institut de Sondage Lavialle a effectué 85 observations.

Il est, dès lors, parfaitement superflu de poursuivre l’analyse (1), et de s’interroger sur les multiples facteurs, formation des observateurs, type et fiabilité du matériel de mesure utilisé, nombre de sites étudiés, état et encombrement du réseau, effets des saisons, de la luminosité et de la météorologie, variations entre les différentes périodes du jour, de le semaine, du mois, de l’année, qui viendraient influer sur la validité des résultats. L’ONISR considère, en somme, qu’il suffit d’aller à Bollène mesurer 85 hommes entre 30 et 50 ans pour obtenir la taille moyenne de l’ensemble de la population masculine française, tous âges confondus. L’effectif ridiculement faible de l’échantillon utilisé prive les chiffres de l’observatoire de la moindre pertinence : mesurer la réalité complexe et mouvante que l’on entend mesurer ici en procédant à 85 observations est une prétention, tout simplement, grotesque.

Il serait, en somme, plus simple, plus honnête, et à peine plus faux de, tout bonnement, tirer les valeurs au hasard. Et cette remarque s’applique à l’ensemble des données recueillies ainsi, les effectifs évoluant de 432 observations dans le moins mauvais des cas à, au pire, 60. Pourtant, le blanc-sein de l’ONISR, qui ne peut en aucun cas ignorer la totale absence de validité des statistiques qu’il produit ici, suffit à sanctifier ces données, et à nourrir les commentaires relatifs aux vitesses excessives que pratiquent les motards. Ces excès, au demeurant, existent très probablement, mais ne peuvent en aucun cas être attestés par ces chiffres. L’ONISR, ici, diffuse, en toute connaissance de cause, de la fausse monnaie, et la production et la publication de ce genre de chose par des agents publics devrait être pénalement réprimée.

étude de cas

Principalement composé de ces tableaux statistiques dont on vient d’analyser quelques exemples, tableaux accompagnés d’un commentaire purement paraphrasaire, le document de l’ONISR présente par ailleurs quelques situations d’accidents typiques, dont l’une au moins permet de remarquer un biais d’une nature différente dans la méthodologie de l’organisme. La brochure décrit, à la page 80, la collision entre un motard circulant en zone urbaine sur une route à quatre voies, et une automobiliste venant d’une voie secondaire balisée par un signal stop. En terme de priorité, la situation est aussi claire que la faute de la conductrice : pourtant, l’ONISR ne se contente pas de constater celle-ci, mais insiste, par deux fois, sur le fait que, selon ses déclarations, dans cette zone urbaine limitée à 50 km/h, le motard roulait à 130 km/h, soit 36 m/s. Remarquant très tardivement, 50 ou 100 mètres avant l’impact, la présence de la voiture, il ne put éviter un choc qui, compte tenu de la vitesse initiale, aurait dû avoir des conséquences graves, voire fatales. Pourtant, la collision ne lui causera que des blessures légères, sa moto, déportée latéralement, finissant sa course à trois mètres du point d’impact.
Dès lors, raisonnablement, on ne peut envisager qu’une unique alternative : ou bien la moto était conduite par Pinocchio, et il a suffit d’un peu de colle pour réparer les dégâts, ou bien sa vitesse réelle était bien inférieure à celle qui a été décrite. Mauvaise interprétation du témoignage, transcription fautive, case cochée par erreur, les imprécisions de ce genre sont monnaie courante dans les rapports de police, et la première tâche d’un scientifique, et plus encore d’un spécialiste de l’accidentologie, est d’écarter de son analyse les éléments qu’il suspecte, d’une façon ou d’une autre, à tort ou à raison, d’être entachés d’une telle erreur : parmi les 16 144 accidents corporels relevés au cours de l’année, on pouvait nécessairement fort bien trouver un moyen d’illustrer cette ordinaire situation à l’aide d’un cas dépourvu d’ambiguïté.

Le choix, parfaitement prémédité, de cet accident-là s’explique à la lecture de l’introduction du document, dont un paragraphe de la page 12 précise ceci :
« L’analyse du scénario du conflit de priorité est à cet égard très symbolique d’une situation bien répandue : on voit d’un côté une mauvaise perception de la moto par le conducteur de la voiture de tourisme en grande partie due à la vitesse excessive (130 km/h au lieu de 50) et de l’autre, un attachement du motard à son statut prioritaire et sa conviction d’être vu puisqu’il a les feux allumés. »
On aura compris qu’il s’agit, pour l’ONISR, de renverser les responsabilités, contre les constatations même des forces de police, citées quelques lignes plus haut et qui attestent que le motocycliste n’est « présumé responsable qu’une fois sur trois » dans ce type de collisions, et au prétexte « qu’une vitesse excessive peut changer toute l’analyse de la responsabilité », et de transformer la victime en fautif, à cause de cette vitesse excessive qui est, pour l’ONISR, l’explication unique et quasiment magique de toute espèce d’accident de la route. Ce que représente cet accident, ce n’est pas une situation réelle : c’est la position politique, non dite mais constante, de l’ONISR, l’aveu, en somme, en creux, et qui n’apparaît nettement visible que parce que, dans le souci de le rendre plus parlant, on a choisi délibérément un événement trop beau, et trop gros, pour être crédible, de cette position purement dogmatique selon laquelle la vitesse est cause de tout, et autour de laquelle il semblerait bien que, à l’ONISR comme dans certains départements de l’INRETS, tout s’organise.

La sécurité des motocyclettes, cette unique marque d’intérêt public pour le risque que subissent les motards, se révèle donc être un document qui, sous l’apparence d’un austère travail scientifique appuyé sur un lourd appareil statistique, à la fois synonyme de sérieux et garantie du fait que seul un esprit mal tourné ira, là où le commun des mortels se satisfaira pleinement des quelques pages de la synthèse, regarder le dessous des chiffres, est tout, sauf neutre. Sous l’appareil de la science, à force de contrefaçons statistiques et d’analyses biaisées, on ne trouve que les traces d’une conclusion écrite d’avance, et du travail de distorsion qu’il convient d’imposer aux faits pour justifier cette position préalable.


(1) Dans un document séparé, l’ONISR apporte quelques détails sur la méthodologie en usage, que l’on pourra utilement compléter des rapports publiés trois fois l’an par l’Observatoire des vitesses, et qui s’analysent comme autant d’aveux. On remarque, tout d’abord, la lourdeur du dispositif utilisé, qui mobilise une cinquantaine de salariés de l’ISL, lesquels effectuent de l’ordre de 200 000 mesures par an, et qui, pour le second quadrimestre 2005, ont mesuré les vitesses de 71 988 véhicules légers et de 3 216 poids-lourds. Ces mesures sont effectuées durant  « les jours de la semaine », ce qui, on le suppose, exclut le week-end, en l’absence de précipitations, et selon deux plages horaires : 9h30-16h30 et 22h00-2h00, de manière à éviter les ralentissement provoqués par des embouteillages. Si l’on conçoit qu’il soit assez peu pertinent de prendre en compte les vitesses de véhicules à l’arrêt, on comprend que l’ONISR ne vise ici nullement à mesurer la vitesse moyenne des usagers, mais leur respect moyen des limitations, ce pourquoi l’observatoire écarte de son décompte les circonstances, pluie ou densité de trafic, qui auraient pu, indépendamment  de leur volonté, contraindre les conducteurs à rouler plus lentement.
Mais en agissant ainsi, l’organisme n’introduit pas seulement un biais normatif : il ouvre la porte à un biais dans la représentativité de l’échantillon. Car aux heures où les agents de l’ISL travaillent, et mesurent leurs vitesses, les gens ordinaires, quel que soit le lieu où ils exercent leur activité, travaillent aussi, et les routes seront alors essentiellement occupées par des inactifs, jeunes ou retraités, ou des professionnels, représentants de commerce, plombiers, livreurs, médecins, ou ministres. En sélectionnant les heures de déplacement pour les raisons normatives évoquées plus haut, on sélectionne inévitablement aussi la population qui se déplace à ces heures-là, et qui n’a aucune raison d’être représentative de la population globale.
A contrario, on comprend pourquoi si peu de motos sont prises en compte dans ces dénombrements, au point qu’il faille, dans la courbe retraçant l’évolution chronologique des vitesses mesurées, « lisser », sans doute à l’aide de moyennes mobiles, celle qui les concerne, et elle seule : faute de cette opération cosmétique, les accidents de cette courbe attireraient sans doute trop facilement un oeil même peu expérimenté. En effet, cet engin étant utilisé essentiellement pour les trajets entre domicile et travail et pour les promenades du dimanche, et très peu pour des déplacements professionnels pendant la journée, il a bien peu de chances de croiser les radars de l’ONISR puisque, sur les 200 000 mesures effectuées annuellement, moins de 1 400 concernent des motos : à l’heure où celui-ci mesure, les motards ne roulent pas. Et le lissage de cette courbe n’a qu’une seule signification : c’est la reconnaissance par l’ONISR lui-même du fait qu’il ne dispose pas d’un nombre suffisant de données pour assurer la fiabilité de ses mesures, situation qu’il masque à l’aide d’artifices de présentation. Un aveu, en somme.