sociomotards

sociologie des bandits casqués

état de la question

Les distinctions entre sociologie, ethnologie et anthropologie, trois disciplines enseignées sous la même bannière des sciences sociales, souvent dans les mêmes départements universitaires, rarement par les mêmes enseignants, paraîtront d’autant plus opaques aux profanes qu’elles restent floues pour bien des étudiants. Dans l’univers des sciences sociales, les frontières sont en effet d’autant plus difficiles à appréhender que, produites notamment par leur histoire, laquelle diffère de plus d’un pays à l’autre, elles ne sont jamais figées. Pourtant, les trois matières concernées disposent de leurs territoires respectifs, ne comporterait-il que des salles de classes et des budgets de recherche, et doivent donc justifier de leurs spécificités ; on peut tenter de les esquisser, dans une démarche sûrement contestable, et qui risque de n’avoir qu’un lointain rapport avec les définitions scolaires et policées de Wikipedia.

La sociologie, une discipline souvent confondue avec la sociométrie, la mesure des caractères d’une population dont les plus communs sont le sexe, l’âge, le niveau d’études et la catégorie sociale, un terme abusivement utilisé pour désigner les caractéristiques sociales d’un groupe particulier, s’est progressivement dégagée, à la fin du XIXème siècle, grâce au travail, et au volontarisme, des grands anciens, Max Weber, Emile Durkheim, Vilfredo Pareto, de ses origines économiques et philosophiques pour constituer un domaine autonome. Elle vise, au delà des disparités culturelles, géographiques et historiques, à comprendre, contre l’explication du sens commun, les règles qui organisent le fonctionnement social, règles qui se situent bien en deçà et bien au delà du corpus réglementaire censé réguler ces mêmes sociétés, et les invariants en fonction desquels se produisent et se reproduisent les faits sociaux.
Dans le domaine bien plus vaste de l’anthropologie, qui se fixe comme objet d’étude l’homme en général, le versant sciences humaines connaît aussi ses pères et mères fondateurs, Bronislaw Malinovski, Margaret Mead, qui mèneront des études ethnographiques en s’installant au milieu de sociétés traditionnelles, les îles Salomon pour le premier, la Nouvelle Guinée, un peu plus à l’ouest, pour la seconde, dans le but de décrire avec la plus grande minutie la culture, les croyances, les structures familiales.
A l’origine, sociologie et anthropologie se distinguaient nettement, à la fois par leurs territoires – sociétés contemporaines, donc complexes, pour la première, sociétés traditionnelles pour la seconde, lesquelles sociétés, par définition, cohabitaient au même moment dans des espaces physiques disjoints – et par leur méthodes – enquêtes à la fois quantitatives et qualitatives de grande ampleur pour la sociologie, approche ethnographique par une immersion de longue durée au sein des populations observées pour l’anthropologie. Ensuite, tout s’est compliqué. D’une part, avec le développement aux Etats-Unis d’une sociologie interractionniste qui s’opposait au paradigme fonctionnaliste en s’intéressant aux relations crées par les acteurs, et plus seulement aux institutions existant en dehors d’eux, des méthodes ethnographiques, l’observation participante notamment, feront leur apparition dans la sociologie. Ainsi, ce qui est moins ethnologie qu’ethnographie – l’étude, par observation et entretiens, d’un groupe de taille réduite, un clan familial pour l’ethnologue, une maison de retraite, une association de quartier, un moto-club pour le sociologue – devient un élément de la démarche sociologique. De l’autre l’anthropologie, voyant son domaine exclusif, les sociétés traditionnelles, réduit à mesure que celles-ci sortaient de leur isolement, un processus auquel les anthropologues n’étaient pas étrangers, souffrait du syndrome de la NASA : perdant sa raison d’être, il lui a fallu à la fois lutter pour sa survie et contre les restrictions budgétaires, et trouver de nouveaux objets d’études pour justifier celle-ci. Ainsi s’est développée une anthropologie du monde contemporain, greffant sur le territoire des sociologues une sorte d’explication du monde social par le symbole et la croyance qui, si elle se montre pertinente avec un objet d’études approprié, ressemble trop souvent aux divagations d’un Diafoirius et provoque, entre presque collègues, eux qui sont du métier, eux à qui on ne la fait pas, escarmouches, et choc frontaux.

Les beaux parleurs

Tout cela ne serait pas trop grave si le profane ne s’y laissait prendre. En recensant les différents travaux anthropologiques, ethnologiques et sociologiques relatifs aux motards qu’il a pu trouver en ligne, et qui, Google Scholar oblige, constituent en effet l’ensemble des maigres ressources accessibles sur la question, Fabien, faute d’être en mesure de déchiffrer l’étiquette de la provenance, se trompe fondamentalement sur la qualité de la marchandise.
Doctorant en ethnologie à l’université de Metz, François Oudin recherche dans le monde motard, depuis son DEA, un succédané à la tribu disparue, un objet suffisamment rare, exotique, spécifique, fermé, et passif, pour être en mesure d’y projeter sans trop de peine, et sans trop de travail de terrain puisque l’on croit comprendre, sous le masque d’un discours abscons qui n’impressionnera que le Bourgeois Gentilhomme, qu’il se limite à l’obtention du permis A, ses prénotions pédantes et moralisatrices. Encore prouve-t-il, dans le contre-sens par lequel il semble voir dans le fait que l’épreuve du plateau dite « maniabilité rapide » soit chronométrée une incitation à la vitesse, croyant sans doute que l’on y obtiendra d’autant plus de succès que, comme sur un circuit, on ira plus vite, alors qu’il s’agit d’une épreuve en temps limité où le candidat échoue s’il roule trop lentement, mais aussi s’il roule trop vite, que, même là, il n’a pas vu grand’chose, et que ses préjugés l’emportent sur ses capacités d’observation.
Le mémoire de maîtrise de Frédéric Völker, autre travail cité par Fabien, bien que relevant, lui, dans son approche comme dans ses références, de la sociologie, fonctionne de la même manière : il s’agit, sur un substrat un peu plus consistant puisque, en plus de passer le permis, Frédéric Völker a assisté au 24 Heures du Mans, de plaquer une interprétation trouvée dans les livres, chez Pierre Bourdieu, forcément, mais aussi Thorstein Veblen, sociologue américain de la fin du XIX ème siècle dont la Théorie de la classe de loisir s’intéressait à cette mince catégorie de très riches oisifs qui devaient êtres ruinés par la crise des années 30, au moyen d’un discours accumulant les clichés. Oudin et Völker partagent une même position, la supériorité intellectuelle de l’homme blanc faisant aux indigènes l’honneur de leur accorder une parcelle de son attention, un même postulat, selon lequel l’obscurité d’un discours suffit à faire oublier sa vacuité, et un même mépris pour leur objet, témoin muet de leurs vaticinations. Clairement, chez l’un comme chez l’autre, l’obscur travail du terrain insulte leur dignité de chercheurs.

Les besogneux

Le test de scientificité d’une discipline se trouve dans sa méthodologie. On s’en voudrait de rappeler une telle évidence si, dans le domaine des sciences humaines, la méthodologie n’était totalement ignorée du grand public tout en représentant un moyen efficace et économique de faire le tri. Les rares travaux relatifs aux motards français utilisent des méthodes ethnographiques, étudiant des groupes de taille restreinte par observation participante et entretiens : la nature du terrain, la durée de l’implication du chercheur, le nombre d’entretiens réalisés constituent autant d’éléments facilement mesurables qui, s’ils ne garantissent pas la qualité du résultat final, permettent au moins d’éviter de perdre son temps en stériles lectures.

Si l’on excepte La machine et la chute. Les mutations de l’imaginaire motard, très court texte, moins de trois pages, publié par Pascal Duret et Georges Vigarello, son directeur de recherche, dans un numéro d’Ethonologie française dont le thème, Violence, brutalité, barbarie, en dit long, article qui décrit de façon assez peu convaincante la manière dont, à la fin des années 70, la sécurité des pilotes a enfin été prise en compte dans les Grand Prix moto, a priori les deux seuls travaux français publiés sur la question sont le fruit du travail de François Portet, ethnologue à la DRAC de la région Rhône-Alpes. Au moment de réaliser sa thèse sur l’habitat rural, au tout début des années 80, celui-ci a appartenu durant trois ans à un moto-club du Creusot, participant aux réunions, aux sorties et aux concentres, en l’occurrence les Edelweiss à Aix-les-Bains, et réalisant une vingtaine d’entretiens. On ne peut que regretter qu’un matériau aussi riche n’ait été, quinze ans plus tard, employé que dans deux articles.
Le premier, que cite Fabien, est paru dans Terrain, la grande revue d’ethnologie française, en 1994 ; si le texte est disponible en ligne, la série de photos que, en bon ethnographe, François Portet a réalisées à l’époque, se trouve seulement dans l’édition papier. Le second, Moto et motocyclisme : l’amour de l’objet et le goût du risque, fait partie d’un gros recueil d’articles publié en 1998 sous la direction de Christian Bromberger dont le titre, Passions ordinaires, colle idéalement à la moto. Ces deux textes au contenu assez différent, le premier traitant spécifiquement des questions d’argent à la fois pour les membres du club, quasi-exclusivement de jeunes ouvriers et employés aux revenus modestes, et entre eux, le second décrivant de manière plus globale, et plus ethnologique, la passion de la moto, la vie au sein du club, le rituel des affrontements lors de la concentration, fournissent un excellent exemple d’un vrai travail de terrain, où l’on ne traite pas ses objets d’étude comme des choses. Témoin unique d’une époque révolue, François Portet décrit une situation sociale sans doute caractéristique de ce début des années 80, et fournit un point de référence qui permet de mesurer à la fois combien, aujourd’hui, les choses ont changé, et comment la pratique de la grosse arsouille se perpétue malgré tout, sous des modalités sans doute un peu plus policées.

Le territoire plus impénétrable des travaux de diplômes, mémoires de maîtrise et de DEA, thèses, à l’exception de celui que Frédéric Völker a mis en ligne, ne sera guère accessible qu’aux étudiants, et encore. Si le fichier central des thèses recense l’ensemble des travaux en cours, il ne fournit d’autre information que le nom de l’auteur, celui du directeur de recherche et le titre du mémoire. Pour avoir accès aux contenus, point de salut en dehors du SUDOC, le système de prêt entre bibliothèques universitaires, grâce auquel l’on pourra consulter le travail de maîtrise de Carole Soriano. Etudiante en maîtrise de sociologie à Perpignan, en mal, comment souvent, de sujet, elle prendra contact avec le milieu motard local, la FFMC 66 en l’occurrence, à la demande de son directeur de recherche. Accueillie à bras ouverts, rapidement enrôlée au bureau de l’association, elle entretiendra des relations privilégiées avec une informatrice motarde, participera en passagère aux activités du groupe, les manifestations en particulier, et réalisera une vingtaine d’entretiens. En somme, un travail de terrain de tout à fait bonne qualité, compte tenu de l’envergure limitée d’un diplôme de maîtrise, et qui montre que, en abordant sans préjugés un milieu inconnu, soit le contrat minimum que l’on peut exiger d’un sociologue, en respectant son sujet d’étude, ce qui reste le meilleur moyen d’obtenir sa collaboration, on peut tout à fait saisir les enjeux d’un univers social auquel on était à l’origine parfaitement étranger.

En passant les frontières, on s’apercevra au demeurant assez vite que la question ne passionne pas plus les chercheurs ; à une exception près, tout ce que l’on trouve concerne la sociologie de la délinquance, et ne s’intéresse à la moto que sous l’angle des seuls bikers, en cherchant à tout prix à revêtir ceux-ci du costume des Hell’s Angels, Bandidos et autres Outlaws américains lequel, en Europe, est le plus souvent bien trop large pour eux. L’exception se trouve à l’université de Northampton, avec Suzanne McDonald Walker, dont la spécialisation relève plutôt des sciences politiques, spécialisation qui la conduit donc, en lieu et place de ce folklore des hors-la-loi qui exerce un attrait irrésistible sur les ethnologues comme sur les sociologues, à s’intéresser aux mouvements motards, répandus partout en Europe et particulièrement actifs en France avec la FFMC. Suzanne McDonald Walker a publié un livre, Bikers, Culture, Politics and Power, et deux articles dans des revues de premier plan, Sociology et The Sociological Review. Fighting the Legacy, paru en 1998 dans Sociology, analyse un conflit entre des motards, qui se réunissent parfois en grand nombre dans un pub de campagne, et la police locale qui tenta un moment de les en empêcher. La réaction devant cette atteinte aux libertés publiques, excuses policières, projet de poursuites judiciaires lancé par un grand magazine moto, confirme si besoin était à quel point on change de planète en traversant la Manche.

Alors qu’ils se prêtent aussi bien à des analyses ethnographiques, en tant que représentants d’une sous-culture déviante dans la lignée de la sociologie interactionniste d’Howard Becker, que sociologiques, avec ce mouvement social qu’ils ont créé dans bien des pays d’Europe, revendiquant pour la moto une place dans un espace public perdue depuis sa quasi-disparition dans les années soixante, et toujours pas retrouvée aujourd’hui bien que, en France par exemple, le nombre de motos au sens strict, de plus de 125 cc de cylindrée, immatriculées chaque année soit passé de 1169 en 1965 à 110 961 exactement quarante ans plus tard, les motards restent donc un objet négligé de la science sociale. Alors, plutôt que de citer des dissertations pédantes, il vaut mieux prendre acte de cet état de lieux presque déserts, et s’attacher, méthodiquement, méthodologiquement, à boucher les vides.

les articulations des chiffres

On peut parfois interpréter des données statistiques à la manière d’un anthropologue physique, reconstituant, grâce au savoir préalablement accumulé à force de désosser les squelettes, une histoire et une lignée à partir d’un bout d’omoplate. Et cet exercice s’impose lorsque, comme avec la moto, ces données existent en petite quantité, et rendent d’autant moins compte des pratiques des motards qu’elles ne les concernent pas directement. Inutile, par exemple, on le sait déjà, de trouver un dénombrement du nombre de pratiquants : il faudra, en son absence, se contenter de deux indicateurs, pertinents au moins dans l’évolution qu’ils montrent : les immatriculations annuelles de motos neuves, et le nombre de permis A délivrés chaque année.

motos pour tous

S’agissant dans un cas comme dans l’autre de catégories administratives définissant des objets dont l’existence est attestée par la délivrance d’un certificat, permis de conduire ou carte grise, on peut au moins supposer que les chiffres sont exacts, et étudier des séries longues et stables, comme dans ce graphique qui retrace le nombre de permis délivrés chaque année et les immatriculations de MTL et de MTT entre 1987 et 2005, chiffres extraits du numéro spécial statistiques de l’Officiel du cycle, de la moto et du quad.

permis A delivres, immatriculations de MTL et de MTT entre 1987 et 2005

Ces trois courbes, évoluant de concert, montrent une relation aussi évidente que triviale entre le succès au permis A et l’achat d’une moto. Pourtant, un accident significatif attire l’oeil : après une brusque hausse, puisque l’on est passé de 107706 permis délivrés en 1995 à 125343 en 1996, leur nombre s’effondre l’année suivante, avec seulement 82566 délivrances en 1997. L’explosion simultanée des immatriculations de 125, qui bondit de 24931 véhicules en 1995 à 68938 deux ans plus tard, suggère à l’évidence l’existence d’un lien, alors même que la brutalité de la rupture ne peut, pour l’observateur averti, que découler d’une évolution réglementaire.

En effet, le 1er juillet 1996, le dernier en date des changements de périmètres du permis moto est entré en vigueur : jusque là cantonnés à des deux-roues de 80 cc dont la vitesse maximale ne dépassait pas 75 km/h, les automobilistes ont alors retrouvé le droit de conduire des 125 cc qui ne souffrent que d’une limitation, dans les faits peu pénalisante si l’on tient compte de la cylindrée, de leur puissance maximale. Les titulaires du permis B peuvent ainsi conduire des deux-roues qui, contrairement aux 80 cc, restent utilisables sur les voies rapides, voire sur les autoroutes. Dès lors, les candidats au permis A qui n’avaient d’objectif qu’utilitaire l’ont abandonné en masse, et ont tout aussi massivement acheté des 125.
En d’autres termes, les usages se sont segmentés : puisqu’ils étaient déjà titulaires d’un permis grâce auquel ils ont accès à des deux-roues qui correspondaient à leurs besoins, les automobilistes ont laissé aux seuls motards le monopole du permis qui les caractérise. A partir de 1997, les permis A ne concernent plus guère que des motards au sens strict ; et ceux-ci achètent une quantité toujours croissante de motos, au point de laisser apparaître un phénomène intéressant.

Longtemps assez bonne, la corrélation entre nouveau permis et achat d’une moto se dégrade en effet à partir de 1999 : les ventes continuent à progresser, alors que la quantité de nouveaux permis stagne, puis décroît. Si la simple lecture d’une courbe ne permet que de formuler des hypothèses, celles-ci se réduisent à une alternative : ou bien l’on achète plus de motos parce que la situation personnelle des motards s’améliore, et qu’ils peuvent par exemple se payer du neuf et plus seulement de l’occasion, ou alors changer plus souvent de moto, ou bien l’on assiste là à un phénomène qui fait l’objet d’une passionante étude de l’Université de Leeds, The Older Motorcyclist, le retour à la moto après une interruption plus ou moins longue de motards qui retrouvent ainsi, parfois à la veille de la retraite, la passion de leur jeunesse.

permis pour professionnels

Il faudrait, pour aller plus loin dans l’analyse, disposer de séries plus détaillées, permettant de connaître la répartition par âge et par sexe des candidats ; or, si l’on connaît le taux de candidates, faible mais non négligeable puisque les femmes, dans une proportion assez stable quoique légèrement en hausse, représentent de l’ordre de 11,5 % des permis délivrés, l’âge ne paraît pas pris en compte. Impossible, à tout le moins, d’en trouver trace au milieu des rares chiffres mis en ligne par la Sécurité Routière, laquelle s’intéresse à tout autre chose. Or, le document en question, le Bilan des examens 2004, fournit une autre parcelle d’information qui, bien qu’elle se résume en un unique tableau, ouvre de fort intéressantes perspectives :

Catégorie de permis A B C D EC
Examinés 113 277 1 326 575 40 213 9 951 31 660
Reçus 99 056 684 155 30 414 7 031 26 643
Taux de réussite 87,45 % 51,57 % 75,63 % 70,66 % 84,15 %

On trouve donc ici deux permis pour tous, le A et le B, et les trois permis professionnels du groupe dit lourd – C pour les poids-lourds, D pour les autobus, EC pour les semi-remorques. Mais, on s’en aperçoit tout de suite, l’intérêt du tableau découle précisément du fait que la répartition des taux de réussite ne suit absolument pas cette classification administrative puisque l’on trouve d’un côté des permis, en quelle que sorte, professionnels, associés à des formations longues et complexes avec, peut-être, un taux d’abandon significatif en cours de formation et, de l’autre, seul de son type, l’ordinaire permis B avec un taux de réussite extrêmement bas puisque, avec 51,6 %, il se situe presque vingt points en dessous des autres, lesquels varient entre 70,7 % et 87,4 %.

On peut, pour les permis du groupe lourd, poser comme hypothèse l’existence d’un mécanisme de sélection préalable : relevant d’un parcours de formation professionnelle, résultats d’une formation longue qui, d’une part, requiert comme préalable la détention du permis B et, d’autre part, comprend, comme pour les motards, un entraînement sur piste, représentant un investissement financier significatif, les permis de ce groupe ont tout pour produire un ajustement préalable des candidats aux exigences de l’épreuve.
Naturellement, ces critères ne s’appliquent pas aux formations destinées au commun des mortels, à une nuance près : il n’est pas rare que les candidats au permis A soient déjà titulaires du B, l’inscription à une seconde formation dans un délai inférieur à cinq ans permettant de ne pas repasser l’épreuve théorique du code, et soient donc à la fois plus âgés et plus expérimentés que les jeunes candidats au permis B. A l’inverse, on peut écarter d’autres hypothèses, comme par exemple un a priori favorable de l’examinateur ; le principal risque d’échec au permis moto dépend en effet de l’épreuve sur plateau, notée suivant un barème défini et où les fautes, comme le fait de mettre un pied à terrre ou de renverser un cône, sont visibles de tous et appréciées sans ambiguïté. Mais expliquer l’énorme écart entre les chances de succès à deux épreuves qui restent, après tout, comparables tant par les populations qui s’y essayent, que par les bénéfices qu’elles en retirent, une autonomie dans leurs déplacements motorisés, s’explique sans doute beaucoup mieux en formulant quelques idées sur leurs significations sociales.

Le permis auto relève en effet d’une obligation sociale, en tant, par exemple, que condition préalable à bien des emplois, et se range au nombre des savoirs dont l’acquisition est nécessaire, à peu près au même titre que la lecture et l’écriture ; il concernera, en d’autres termes, sauf handicap rédhibitoire, la totalité d’une classe d’âge ; à l’opposé, le permis moto reste non seulement optionnel, mais même objet d’un certain discrédit social, et s’adresse donc à une population autosélectionnée par le seul fait qu’une fraction très minoritaire, puisqu’elle représente par exemple, pour 2004, 8,5 % du nombre des candidats au permis B, de cette même classe d’âge le tentera. On peut alors fort bien supposer, en comparant la complexité des épreuves qui attendent les candidats au permis moto comme au permis lourd à la simplicité immuable d’un permis B qui se limite à l’apprentissage de la conduite en ville, l’existence d’une pression sociale qui maintient cette dernière épreuve dans une fictive simplicité, avec comme conséquence une formation insuffisante qui se traduit par un énorme taux d’échec, les examinateurs se substituant ainsi, dans le contrôle social, au législateur incapable de définir un mode de formation par lui-même suffisamment sélectif.
Et cette hypothèse se trouve confortée par la comparaison entre les chances de succès découlant des deux modes d’accès à l’examen du permis B : les candidats qui ont pu profiter de l’Apprentissage Anticipé de la Conduite, donc d’heures de formation pratique supplémentaires, connaissent un taux de succès qui, bien qu’en diminution constante, atteint en 2004 67,6 % ; à l’inverse, ceux de la filière ordinaire se contentent de 47,3 %. On imagine bien quelles distorsions sociales supplémentaires cet apprentissage anticipé, dispensé par exemple par des parents par définition automobilistes et qui disposent du temps nécessaire à investir au profit de leurs enfants et qui, pour filer la métaphore éducative, peut se comparer aux cours complémentaires financés par ces mêmes parents, peut introduire.

Que ce soit le déroulement de l’épreuve elle-même, le taux de succès, ou sa diffusion dans le corps social, tout oppose, une fois de plus, et alors que l’obtention du permis de conduire concerne, d’un point de vue sociométrique, une même population jeune, indifférenciée, et qui ne cherche pas à acquérir ainsi une qualification professionnelle, permis A et permis B. Point de passage obligé, début d’une carrière de motard, le permis moto, en tant que tel, avec ses propriétés, marque déjà une situation déviante.

la composante sociale des accidents de la route

On l’apprend grâce à Baptiste Coulmont : les Actes de la recherche en sciences sociales, qui, par rapport à des publications plus officielles telle la Revue française de sociologie, sont un peu à la recherche sociologique française ce que Moto Journal était à Moto Revue, l’enfant turbulent né dans l’agitation des années soixante-dix, sont désormais accessibles en ligne depuis les premières livraisons, de 1975 à 2003, les années suivantes étant progressivement mises à la disposition du lecteur impécunieux sur Cairn. C’est l’occasion de retrouver un ancien texte de Luc Boltanski paru dans le numéro 2, « Les usages sociaux de l’automobile : concurrence pour l’espace et accidents » dont, trente ans après, et même s’il s’intéresse uniquement aux automobilistes, bien des remarques restent pertinentes, peuvent sans grande difficulté être étendues à la moto, et montrent combien, en l’absence d’une authentique approche sociologique des conducteurs, qui interprèterait donc leurs comportements en fonction de leurs origines et de leurs positions sociales, l’accidentologie se condamne à rester dans le domaine des pseudo-sciences.

Les très rares analyses ethnographiques portant sur la question des accidents, et sur ce que l’on appelle désormais la violence routière, attestent pourtant bien de l’importance de ce facteur. Ainsi, Jean-Marie Renouard, qui, dans As du volant et chauffards, a conduit une soixantaine d’entretiens avec des automobilistes poursuivis au tribunal pour des délits routiers, note combien la nature de ceux-ci dépend de la situation sociale de leurs auteurs, lesquels, neuf fois sur dix, sont des hommes. Les employés, ouvriers, petits commerçants seront très majoritairement poursuivis pour avoir conduit en état d’imprégnation alcoolique, tandis que les grands excès de vitesse, et alors même que, contrairement aux années soixante et soixante-dix où Luc Boltanski écrivait son article, l’amélioration et l’homogénéisation des performances des automobiles a permis, en quelque sorte, la démocratisation de ce délit particulier, restent des infractions de cadres et de professions libérales.
C’est que, au delà des approches supeficielles auxquelles Luc Boltanski règle leur compte d’une formule assassine, « prêchi-prêcha sacerdotal », « terrorisme médical », « verbalisme avant-gardiste », le refus de prendre en considération la composante sociale des accidents de la route procède d’abord de la prééminence du juridique : des premiers actes, avec ce constat amiable où l’affaire se règle en privé, et avec sa compagnie d’assurance, aux éventuelles suites judiciaires, l’ensemble du processus des accidents se place exclusivement dans le cadre légal d’une procédure. Et c’est seulement au tribunal, soit pour une infime proportion des cas, que l’automobiliste anonyme deviendra un individu qui, compte tenu du temps qui lui sera accordé, aura tout juste le temps de décliner son nom et sa profession. Le poids de ce système normatif explique sans doute en grande partie pourquoi l’accidentologie ne peut se penser en dehors du principe de la faute et de la sanction, et pourquoi elle n’accepte pas de prendre en compte d’autres variables sociales que les plus évidentes, le sexe et l’âge, paramètres les plus universels, puisqu’ils seront par exemple utilisés pour donner à chaque individu son identifiant unique, le numéro de sécurité sociale, et donc les plus neutres. En ne poussant pas plus loin la segmentation sociométrique, on évite donc toute référence, et tout besoin de recourir, à une discipline rebelle comme la sociologie.

Luc Boltanski montre pourtant bien tout ce que les accidents doivent à ce paradoxe  : alors que les propriétés de l’autoroute, voie spécialisée par destination, comme de sa rue dans son quartier, spécialisée par nature, limitent les occasions de rencontres socialement hétérogènes, la route reste l’un des rares endroits où se côtoient des acteurs que tout oppose et qui, généralement, s’évitent. Et le carrefour, entre route principale et route secondaire en particulier, devient, au propre comme au figuré, le principal terrain d’une rencontre souvent brutale : « si les intersections constituent le lieu privilégié des collisions (…) c’est au moins pour une part qu’elles opèrent la rencontre fortuite, en un même point de l’espace physique, d’espaces sociaux différents, régis chacun par des règles propres et qui pourraient se superposer en nombre illimité sans interférer, n’était la rareté absolue de l’espace physique. Le paysan qui, avec son tracteur, débouche d’un chemin de campagne et qui, traversant à l’aveugle la route nationale, pénètre dans le champ qui la borde et où il se rend, ne fait que suivre un trajet frayé de longue date, familier et chargé de significations quotidiennes, avec lequel la route reliant entre elles deux villes éloignées interfère par accident en se superposant un instant à lui. (Boltanski, Les usages sociaux de l’automobile, p 44). En 1972, précise Luc Boltanski, les intersections totalisent 42 % des accidents corporels ; en l’espèce, la situation d’ensemble a fortement évolué, puisque, nous dit l’ONISR, elles ne représentent plus en 2005 que 27 % des accidents, et 12 % des tués. Mais pour les motards, et selon la même source, si, en 2004, la proportion d’accidents corporels reste, avec 29 %, proche de la moyenne nationale, la part des tués dans ces circonstances est, elle, bien supérieure, puisque représentant 29 % du total en 2002, et encore 27 % en 2003.
Les carrefours, en d’autres termes, sans doute grâce à leurs aménagements, et au développement de priorités matérialisées par des balises ou des signaux stop, sont devenus moins dangereux pour les usagers en général, mais pas moins meurtiers pour les motards. Avec eux, le « malentendu symbolique entre indigènes et étrangers » que décrit Luc Boltanski, chacun ayant une interprétation propre et incompatible du code de la route et de son application à cet endroit précis, devient incompréhension radicale : entre « le paysan avec son tracteur » et le motard urbain en promenade ou en déplacement, l’hétérogénéité, somme des différences entre les positions sociales, les lieux d’habitation, les pratiques, la nature des véhicules et de leurs performances, atteint son maximum. Plus que différent, le motard reste totalement indéchiffrable, l’effort nécessaire pour le comprendre se révélant d’autant moins utile que cet étranger, sur la route, ne se rencontre qu’en très petit nombre et, étant vulnérable par nature, se montre inoffensif sauf pour ceux qui sont aussi vulnérables que lui.

On comprend alors combien il est devient tentant, comme le fait l’INRETS, qui semble par ailleurs ne toujours pas avoir appris à distinguer cyclomoteurs et motocyclettes, de rejeter, contre le constat statistique, la responsabilité de l’accident sur le motard et sur lui seul, au nom de formules simples mais constamment reprises, telles le sempiternel « attachement excessif à son statut prioritaire ». Indubitablement, ce type de raisonnement aussi rudimentaire que normatif simplifie la vie du chercheur et démontre, a contrario, combien il importe, pour les accidentologues, de laisser la sociologie hors champ.

sex & drugs & motorbikes

Dans un récent billet Baptiste Coulmont, sociologue qui manifeste un intérêt constant pour les petits sujets un peu ridicules, montre comment des députés ont adjoint à un projet législatif en cours de discussion, la réforme de la protection de l’enfance, un amendement qui à la fois entre dans le cadre de la réforme en question, et voit le retour d’une mesure de prohibition vainement présentée vingt ans plus tôt. Leur Article 9 rectifié vise à interdire l’installation d’un commerce d’objets pronographiques, sans plus préciser la nature de ceux-ci, ce qui donne à penser que Sonia Rykiel fera bel et bien partie du lot, à moins de deux cent mètres d’un établissement d’enseignement, définition assez vaste pour englober aussi bien la maternelle que l’université en passant par le centre de formation d’apprentis. Si la cible est vaste, la liste de ceux qui auront le droit de l’atteindre, et dont on ne peut imaginer qu’ils ne soient pas pour quelque chose dans cet amendement, reste strictement délimitée : associations de jeunesse, de parents d’élèves, de protection de l’enfance, régulièrement déclarées depuis au moins cinq ans à la date du dépôt de plainte.
Au delà, une fois de plus, de la coïncidence chronologique, puisque le souci des députés s’était, quelque mois plus tôt, porté sur une autre catégorie de corrupteurs de la jeunesse, les revendeurs de deux-roues motorisés, par le renforcement d’une pénalisation inaugurée vingt ans plus tôt avec le décret n°84-1065 du 30 novembre 1984 et interdisant la pratique consistant à rendre à ces véhicules leur puissance réelle, la comparaison des prohibitions réglementaires portant sur le sexe et la moto, la manière dont ces prohibitions sont portées très brièvement au jour par l’adoption presque sans présenter de justifications d’un article de loi ou d’un amendement, la révélation qui se produit ainsi de l’action discrète d’entrepreneurs de morale, méritent qu’on s’y attarde un peu.

la liste des interdits

Dans un pays où personne ne considère la vente libre des armes de guerre comme faisant partie des droits fondamentaux des citoyens, la puissance publique dispose d’un assez large espace pour promouvoir des interdictions, lesquelles concernent généralement un nombre limité de catégories qui portent leur propre légitimité. La plus générale vise à interdire les comportements nuisibles aux autres, et auxquels ces derniers n’ont pas le moyen d’échapper. C’est au nom de ce principe, et en raison du glissement qui a fait passer la fumée du tabac de l’état de simple désagrément, pour ceux qui n’en aiment pas l’odeur, à celui de poison, que les fumeurs en entreprise devront désormais assouvir leur vice à l’abri des parois d’une cabine sécurisée. Mais il n’est, pour l’instant, pas question d’une prohibition totale, le fumeur conservant le droit de détruire ses poumons, et de commencer à le faire dès seize ans. Si des interdictions frappent d’autres drogues génératrices d’accoutumance, c’est au nom du danger que représente le drogué, dont les actions seront alors gouvernées par sa dépendance, pour les autres membres du corps social.
On laisse, en somme, un espace aux comportements répréhensibles, du moins pour les individus auxquels leur majorité a conféré ce droit à se gouverner soit-même qui vient avec l’émancipation ; a contrario, on sera d’autant mieux fondé à exercer un contrôle spécifique des mineurs que ceux-ci n’auront guère le moyen de s’y opposer. La drogue étant donc globalement interdite, le tabac réservé aux plus de seize ans, il reste encore à protéger explicitement les jeunes adolescents contre deux dangers, ou plutôt deux tentations : le sexe, l’amendement présenté plus haut témoignant des tentatives pour limiter leur exposition à la pornographie, et la motocyclette. En fait de motocyclette, la protection des mineurs se cantonne aux deux types de deux-roues motorisés que ceux-ci sont autorisés à conduire : la motocyclette légère alias MTL pour les rares titulaires du permis AL que l’on peut passer dès 16 ans, et le cyclomoteur à 14 ans pour le bien plus vaste groupe des collégiens possédant le BSR. Dans un cas comme dans l’autre l’obtention d’un permis, assez sommaire avec le BSR même s’il implique le recours à une moto-école, plus complexe avec le permis AL, reste un préalable forcé : en somme, pour posséder un deux-roues sans passer un examen, il faut se contenter d’un vélo.

Ces deux catégories de deux-roues à moteur sont, de plus, définies, et contraintes, par une double restriction : dans leur cylindrée d’abord qui restera inférieure à 125 cm³ pour la MTL et à 50 cm³ pour le cyclomoteur, dans leurs performances ensuite par limitation soit de la puissance, moins de 15 cv pour les MTL, soit de la vitesse maximale, 45 km/h pour les cyclomoteurs. Dans les faits, la limitation de puissance des 125 cm³ se trouve placée suffisamment haut pour, sur les monocylindres quatre temps qui forment l’essentiel du parc, ne pas constituer de gêne réelle. Il n’en va pas de même pour les cyclomoteurs, dont un débridage efficace augmente significativement la vitesse : après tout, à l’époque où la catégorie existait encore, les cyclomoteurs engagés en Grand Prix atteignaient des vitesses de l’ordre de 210 km/h.
Or, il se trouve que ces deux types d’objets jouissent de statuts sociaux largement divergents. Pour l’essentiel, les 125 sont des véhicules utilitaires utilisés par des adultes, en particulier sous la forme du scooter, dans leurs déplacements urbains ; à l’inverse, les cyclomoteurs sont maintenant presque exclusivement la propriété d’adolescents pour lesquels ils représentent, et ont toujours représenté, le premier moyen d’échapper physiquement à la tutelle familiale, et qu’ils conduisent souvent avec une intensité et un mépris du danger dont peuvent témoigner les compagnies d’assurance. Ceux-ci se trouvent donc engagés dans un parcours qui relève à la fois et d’une manière inséparable de l’émancipation, indispensable, et de la transgression, inévitable. En conséquence, les restrictions frappant les deux-roues motorisés pour les mineurs, l’objectif qu’elles visent, la manière dont elles seront appliquées, constituent autant de révélateurs de l’importance pour des adultes de contrôler les pulsions adolescentes, en particulier par la répression des corrupteurs.

l’ adolescence éternelle

L’histoire du débridage du cyclomoteur se confond en effet avec celle des fabricants, souvent italiens, des pièces utilisables à cet effet, comme le rappelle Pierre en se remémorant les années de sa folle jeunesse :

Non, parce que je roulais un peu plus vite, il montait à soixante, j’avais déchicané, ça marchait bien, et puis il y en a un sur lequel j’avais monté un carbu un peu plus gros, le fameux carbu de 14 Dell’Orto qu’on mettait à l’époque, et je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître.

Et puisqu’il n’existe aucune possibilté effective de contrôler les pratiques de cet ordre puisqu’elles s’exercent à titre privé et, au plus large, au sein de groupes restreints et informels, il faut donc se retourner vers le professionnel, qui commercialise les pièces en question. C’est lui, en première analyse, qui sera l’objet des sanctions renforcées par le chapitre IV, article 11 de la loi N°2006-10 du 5 janvier 2006, article qui n’a reçu d’autre justification que celle présentée par le rapporteur, Dominique Le Mèner, dont le commentaire est suffisamment bref et significatif pour mériter d’être cité en totalité :

En France, la vitesse des cyclomoteurs est limitée à 45 km/h. Les motos d’une puissance supérieure à 100 CV sont interdites, alors qu’elles sont autorisées dans les autres pays européens, et doivent donc être bridées. « Débrider » un moteur, c’est le modifier de manière à accroître sa puissance normale, en supprimant des pièces (cales sous l’accélérateur, brides), ajoutées pour permettre l’achat en France d’engins fabriqués à l’étranger. D’autres pratiques (le gonflage, ou le kitage) consistent à remplacer des pièces d’origines -cylindre, carburateur-, pour augmenter la puissance.
Les motocyclettes de grosse cylindrée sont presque toutes débridées, généralement par des professionnels. Cette augmentation de puissance, souvent de plus de 50 %, procure à ces engins financièrement très accessibles, des performances très supérieures à celles de toutes les automobiles (vitesse maximale proche de 300 km/h), ce qui incite leurs utilisateurs à rouler très au-dessus des vitesses maximales autorisées et contribue ainsi à la très forte accidentalité des conducteurs de ces véhicules, dont les performances sont incompatibles avec leurs autres caractéristiques techniques (freins, pneus) et l’expérience de leurs jeunes utilisateurs. Leurs pétarades sont également difficilement tolérables pour les riverains, sans compter que ces véhicules consomment jusqu’à 40 % de plus, ce qui induit d’autres nuisances.

On trouve là, en vrac, une défaillance du raisonnement – comment le fait de rendre à une moto sa puissance d’origine pourrait-il dégrader ses caractéristiques de freinage ou de consommation, puisque c’est dans cette configuration-là qu’elle roule dans tous les autres pays européens – une ignorance de l’accidentologie des motards – les accidents mortels sur les autoroutes, là où l’on imagine que peut s’exprimer la haute vitesse, représentaient en 2003 4,9 % du total des victimes – et, en conséquence, une causalité fallacieuse – les vitesses sont plus élevées, donc on roule plus vite, donc on a plus d’accidents – ainsi qu’une méconnaissance des performance réelles de ces machines – les plus rapides des motos légales atteignent des vitesses de l’ordre de 250 km/h – et, plus encore, aussi bien des caractéristiques sociométriques de leurs conducteurs que de la réglementation qui leur est applicable. On ne chicanera pas sur les « pétarades » dont pourraient être victimes les éventuels riverains des autoroutes et des voies à grande circulation, qui doivent faire face à bien d’autres nuisances que celles que produisent des deux-roues dont on ne cesse de nous répéter qu’ils représentent moins de 1 % du trafic total, pour revenir sur cette surprenante catégorie des « jeunes utilisateurs » manquant d’expérience.

Car le rapporteur semble ignorer que les motos au plein sens du terme, ces MTT2 dont la puissance est donc bridée à 100 cv, ne peuvent être pilotées avant d’avoir, soit 21 ans, soit deux ans d’expérience au guidon de MTT1 limitées à 34 cv. Dans les faits, un certains nombre de variables – la construction progressive de son expérience, les prescriptions du groupe des pairs, la conscience de ses limites qui conduit à monter progressivement en gamme mais aussi, plus prosaïquement, les tarifs d’assurance prohibitifs qui attendent les jeunes conducteurs avides de grosses cylindrées – font que les pilotes de machines de hautes performances auront très rarement moins de 30 ans. Il n’existe, en réalité, que deux façons de conduire à 18 ans un véhicule de plus de 100 cv : rouler à moto sur un circuit, là où la réglementation ne s’applique pas, ou acheter une voiture, dont certaines dépassent les 500 cv tout en restant légalement accessibles à tous les titulaires du permis B, et bien que la dangerosité pour les autres, un critère de base pour justifier une interdiction, soit, selon les statistiques de la Sécurité Routière, 7,5 fois plus importante pour les automobiles que pour les motos.
Mais l’élément le plus significatif du rapport de Dominique Le Mèner reste la manière dont, comme tant d’autres, il confond cyclomoteurs et motos, visible par exemple dans son exposé commun de pratiques distinctes – le débridage concerne à la fois les motos et les cyclomoteurs, là où le kitage ne s’applique qu’à ces derniers, et comprend généralement la pose d’un pot d’échappement aussi bruyant qu’illégal. Il parvient ainsi, en ne prenant en considération que l’inexpérience des « jeunes utilisateurs », à englober l’ensemble du monde motard dans la catégorie des débutants, et, par extension, des mineurs. Pourtant, avec une moyenne d’âge qui a passé les 40 ans, ceux qui ne sont plus jeunes que dans l’esprit, à l’image d’un Jean Babilée qui, à 82 ans, a toujours fière allure au guidon de sa très sportive CBR 600 RR, en constituent la fraction numériquement la plus significative. La logique du raisonnement, qui confond cyclomoteurs et motos, assimilant adolescents et adultes, permet de ranger ces derniers dans une catégorie à protéger au même titre que les mineurs contre leurs propres excès, et donc de leur dénier, sur ce point, et du fait d’avoir eu l’irresponsabilité de choisi la moto, leur qualité d’adultes responsables.

L’intérêt d’un sujet comme celui-ci, technique, très spécifique, tout à fait périphérique, est de permettre, pour peu que, justement, l’on dispose des connaissances qui font visiblement défaut au législateur, de révéler plus facilement le jeu des forces qui produisent la réglementation et sa justification. A la racine de celles-ci, on trouve la marque des entrepreneurs de morale, associations de victimes de la route en l’espèce, qui revendiquent doublement, au nom de la famille et au nom des victimes, le monopole de la protection de la jeunesse contre les accidents de la route comme de la manière d’y parvenir, par une prohibition de plus en plus forte et une répression de plus en plus stricte. Et il leur est plus facile d’agir lorsque le public concerné n’a pas à donner son avis, c’est à dire lorsqu’il est mineur. Ensuite il suffit, par ce glissement dont l’intervention du rapporteur donne un bon exemple, de rattacher fictivement la catégorie des motards en général à celles des deux-roues pilotés par des mineurs pour se retrouver, même à 82 ans, privé de son droit d’agir en personne responsable.
Une telle confusion ne pourrait avoir cours dans le domaine de l’automobile, où l’on traite à part le problème des « jeunes conducteurs » comme celui des « délinquants routiers », sans ici les confondre, du moins dans le discours de l’appareil d’État, avec la catégorie générale des automobilistes. Et celle-ci met finalement en lumière, faute de constructeurs en activité, faute de champions connus, et même si un retraité occupe le poste du Ministre délégué à l’aménagement, et, sans doute, faute de réussite dans l’espace public de la FFMC, la puissance normative de cette ignorance dont est victime la moto dans un pays où sa visibilité est nulle.

motards de circonstance

En multipliant les obstacles à la circulation automobile, l’actuelle municipalité parisienne instaurait des contraintes physiques dont nombre des conséquences étaient prévisibles – augmentation du temps de trajet des véhicules individuels, diminution de leur vitesse moyenne, très forte croissance de l’utilisation des deux-roues à moteur de faible cylindrée accessibles aux titulaires du permis B – et d’autres moins. La prolifération des embarras a ainsi entraîné l’essor d’un mode de transport original et qui, au moins par le nombre des sociétés qui le pratiquent et dont quelques-unes sont répertoriées chez Motoservices, connaît aujourd’hui un fort développement alors même que cette activé cumule les paradoxes jusque dans l’intitulé qui leur est communément attribué, moto-taxi. En étudiant les sites web où ces entreprises se présentent, elles, leurs flottes et leurs prestations, on découvre en effet qu’il ne s’agit pas pour elles d’exercer une activité de taxi traditionnelle, laquelle implique des autorisations administratives dont ces sociétés disposent d’autant moins que rien, a priori, ne permet de penser que les autorités de tutelle prévoient que l’on puisse utiliser autre chose qu’une automobile pour rendre ce type de service. Ces entreprises se présentent donc comme pratiquant le transport de personnes, lequel s’effectue seulement sur réservation, ce qui leur permet de se rattacher à la catégorie déjà existante des locations de véhicules avec chauffeur. Si ce premier élément est largement mis en évidence sur leurs sites, aucune ne précise la conséquence légale de leur principal argument de vente, la durée garantie d’une prestation qui, pour l’essentiel, permet de relier Paris à ses deux principaux aéroports, Orly et Roissy ; car assurer en un temps défini et très inférieur à celui d’un taxi ordinaire ce type de course quel que soit l’état du trafic implique le recours systématique à la circulation entre les files, laquelle reste officiellement interdite.

Mais le coeur de l’argumentaire des compagnies de moto-taxis, celui qu’il est intéressant d’analyser, se développe de manière minutieuse dans une stratégie qui leur permet, un point après l’autre, de gommer toutes les limitations objectives que présente un deux-roues à moteur employé dans un tel usage, aussi bien que tous les présupposés négatifs relatifs à l’objet et que l’on imagine présents dans l’esprit des clients, lesquels sont, par définition, des profanes. Et il est intéressant de constater, à la lecture de quelques-unes des réactions de ceux-ci, que cette stratégie de désamorçage n’est ni nécessairement utile, ni forcément efficace.

cachez cet objet

Il suffit de dresser la liste des besoins et des attentes que peuvent avoir les clients d’un taxi, d’établir en somme un cahier des charges, pour se rendre compte à quel point le deux-roues à moteur ne remplit à peu près aucune des conditions ainsi requises. Impossible, par exemple, de partir à trois en moto en emportant les bagages de ses vacances annuelles. Inutile d’en attendre les avantages de la carrosserie, la protection contre le froid et les intempéries, la relative sécurité en cas de collision. Difficile d’assurer cette si précieuse communication avec le chauffeur ou, à défaut, l’écoute d’une radio. Illusoire, enfin, d’espérer une quelconque certitude d’échapper à l’aléa irréductible du deux-roues – la chute. L’argumentaire des compagnies de moto-taxi consistera donc à reprendre chacune de ces limitations, et à démontrer à quel point, à cause des précautions qu’ils prennent, et du soin qu’ils mettent à assurer leurs prestations, elles se trouvent privées de pertinence.

En matière de véhicules, deux écoles coexistent : la plus immédiate privilégie le confort et la capacité d’emport grâce à des engins comme la Honda Goldwing ou la BMW K1200LT, extrêmement lourds puisque leur poids à sec dépasse 350 Kg, et fort encombrants, donc assez peu adaptés au passage entre les files de voitures. A contrario, d’autres préfèrent ces deux-roues plus petits, plus maniables et moins chers que sont les gros scooters tels le Suzuki 650 Burgman. Dans un cas comme dans l’autre, l’argumentaire sera identique et visera, en décrétant la monture « au niveau des productions automobiles les plus évoluées », en précisant que « des ailerons de protection sont disposés de part et d’autre du moteur et forment un arceau de sécurité », en insistant sur le fait que « la Goldwing est équipée de suspensions réglables à distance afin d’optimiser ses qualités de tenue de route, du très moderne système de freinage ABS/DCBS permettant des arrêts rapides et efficaces », à tout faire pour éloigner les véhicules utilisés du domaine inquiétant de la moto et les faire rentrer dans celui de la technologie sûr et sécurisante qui caractérise l’automobile. De la même manière, on ne se contentera pas d’insister sur la fiabilité du personnel, son expérience, son professionnalisme parfois acquis sur les routes du Tour de France ; on va, le plus souvent, éliminer sa désignation habituelle dans le monde motard, pilote, à cause de ses connotations de risque et de performance, pour la remplacer par le vocable d’usage dans l’univers des taxis : chauffeur, lequel implique une relation de subordination à l’opposé de l’image du motard rebelle, relation que l’on va confirmer en précisant que ceux-ci s’acquitteront de leur tâche « avec une courtoisie qui a fait notre réputation ».
Là où les motards assurent leur protection contre le froid, la pluie et les chutes à l’aide d’une palette d’équipements spécifiques, le client occasionnel se présentera, inévitablement, en tenue de ville, son bagage à la main ; il faudra donc lui fournir à la fois l’obligatoire – casque dans une dimension adaptée – le nécessaire – vestes, pantalons pluie, gants, surbottes, tabliers fixés sur les véhicules et protégeant du froid et des intempéries – et le superflu – corolle de papier jetable qui assurera l’hygiène du casque, intercom qui permettra de communiquer avec le chauffeur, de téléphoner et, dans certains cas, d’écouter la radio. Pour les bagages, les capacités sont précisément définies : une sacoche d’ordinateur, une petite valise, éventuellement un sac a dos, tout le nécessaire, en somme, pour un déplacement professionnel de quelques jours en avion, nécessaire qui correspond exactement aux besoins de la clientèle visée. Et pour convaincre les pessimistes, les derniers récacitrants, même la prise en charge du pire est prévue, avec la souscription d’assurances couvrant spécifiquement le transport de personnes et qui permettent, de plus, de se distinguer d’une concurrence qui ne prendrait pas des précautions similaires, se rendant ainsi coupable d’amateurisme.

Ainsi, en traitant soigneusement une question après l’autre, en proposant, avec minutie, soit une solution matérielle, soit un argumentaire rassurant, les sociétés de moto-taxi visent à annuler le handicap inséparablement lié à ce véhicule qui justifie seul leur activité, au point de ne plus laisser subsister qu’une irréductible différence : une moto emporte un passager et un seul même si, pour l’animal de compagnie, on peut éventuellement s’arranger.

l’avis de la clientèle

Pourtant, rien ne prouve qu’une telle débauche d’arguments soit nécessaire, ni qu’elle soit efficace. Sur le blog de Deedee, on trouve ainsi quelques avis informés sur la question, en particulier celui de Laure :

Moi j’ai déjà essayé. Je devais me rendre de porte de St Cloud, à Orly. Avion à prendre. Impossible de le louper, rdv pro important à la clé. Périph saturé, autoroute bloquée. Un type de mon bureau me dit « mais attends, tu connais pas les taxis 2 roues? y’a scooter et moto ». Et là, je tombe de l’armoire, je ne savais même pas que ce service existait. Me voilà en train de reserver le deux roues (j’avais juste un tout petit bagage à main, je devais rentrer le lendemain matin). Tout de suite, vite, j’ai un avion. Le type se pointe, en retard, s’excuse, me tend un casque et me dit « vous avez combien de temps devant vous? » et moi, à mon grand malheur je réponds « euh…bin…c’est à dire que…mon avion décolle dans une heure… ». Et là, le gars (pas du tout celui de la photo) me rétorque « pas de problème ma p’tite dame, c’est comme si on y était ». Tout ça pour vous dire qu’on a filé tel l’éclair, que j’ai cru mourir 50 fois, je suis arrivée à temps mais dans un état…………………………………..faillis vômir.
Mais c’est certain, pour les gens pressés et rock’n roll, ça le fait quand même.

Même si, pour le cas de Laure, la question de l’efficacité d’arguments dont elle n’avait pas connaissance ne se pose pas, rien ne dit qu’ils seront plus utiles dans une situation plus banale, à la fois parce qu’on attend d’une prestation de ce type qu’elle rende un minimum de services qu’il est donc inutile de vanter – arriver en vie à destination, avec ses bagages et dans un état présentable – faute de quoi on peut fort de s’en passer, et parce que, pour le profane, la force de ses représentations négatives liées à la moto a toutes les chances de prendre le pas sur un simple argumentaire commercial, par définition biaisé.

Il faut alors tracer quelques hypothèses quant aux caractéristiques sociales de cette clientèle particulière, par lesquelles elle peut s’opposer aux clients qui, pour effectuer les mêmes trajets dans des situations professionnelles comparables, ont exclusivement recours aux taxis traditionnels .
Car la justification de l’urgence et de l’agenda surchargé ne sauraient suffire, puisqu’elles s’appliqueront a fortiori à des cadres plus âgés et encore plus accablés de responsabilités mais qui, à en juger par les quelques portraits d’utilisateurs que propose l’une de ces sociétés, ne comptent pas au nombre de leurs clients. Très probablement, ceux-ci se recruteront plutôt dans les tranches d’âge et dans les milieux où, notamment par le développement des scooters, lesquels, stationnant en nombre sur les trottoirs devant la société, permettent de repérer à coup sûr l’agence de publicité, l’entreprise de presse ou d’édition, ou le prestataire de service en matière de communication, l’usage du deux-roues à moteur paraîtra bien moins exotique que dans des secteurs plus traditionnels, et cela parce que la distinction que procure ce moyen de transport compte au nombre des raisons d’être de leur activité. Le moto-taxi, au fond, offre une raison socialement acceptable de participer très occasionnellement à la prise de risque du monde motard, et de capitaliser le prestige que procure ce risque pris au nom de l’efficacité de l’entreprise, toutes raisons auprès desquelles l’argumentaire de ces prestataires passe pour ce qu’il est : une justification rationnellement opposable de cet emprunt des traits propres au monde motard que partagent le temps d’un trajet ces motards d’occasion. En somme, seuls les acteurs dont les dispositions sociales s’accordent aux exigences de l’objet, dispositions où l’on touvera à la fois l’importance d’un certain prestige social attaché à l’originalité, et un rapport particulier au risque, prendront celui de s’assoir à l’arrière d’une moto-taxi.

le virage

Tenter une approche sociologique de la moto permet d’illustrer la manière dont un objet déterminé, dans ce qui relève d’un mode de fonctionnement qui lui est propre aussi bien que dans les conséquences sociales de son emploi au sein d’un environnement qui recèle une quantité bien supérieure d’objets de nature radicalement différente même si, grossièrement, puisqu’ils servent avant tout à se déplacer, leur fonction est identique, permet de générer matière à analyse. Si l’on comprend assez facilement en quoi ce choix minoritaire et dévalorisé d’utiliser comme moyen de transport une moto plutôt qu’une automobile peut se lire comme un mode particulier de déviance, et conduire ainsi à la naissance d’un groupe qui se définira en tant que tel, en partie contre les automobilistes, « caisseux », « Boîtes à Roues », en partie contre les pouvoirs publics perçus comme instruments d’une répression injustifiée, puisque, quelle que soit l’imprudence avec laquelle on la pratique, la moto ne met guère en danger que le motard lui-même, et en partie contre d’autres utilisateurs de deux-roues à moteur, cyclomoteurs mais surtout conducteurs de scooters, auxquels on déniera le qualificatif de motard au prétexte d’un comportement qui ne correspond pas aux normes du groupe des motards comme du fait de leur absence de possession de ce titre spécifique, obtenu grâce au succès à une épreuve difficile, qu’est le permis moto, et sera porteur d’un certain nombre de traits universellement connus des motards et d’eux seuls, il sera par définition impossible au profane de saisir tout ce qui, dans cette culture particulière, découle des caractéristiques physiques propres à la moto, et des sensations que l’on éprouve à son guidon.

deux roues, un moteur

Historiquement, puisqu’il a suffit pour l’inventer d’ajouter un moteur à un vélo, la moto précède, et se distingue de, l’automobile par sa simplicité structurelle, propriété que l’on perd déjà avec le quadricycle, équipé d’une direction et d’un différentiel, et plus encore avec l’automobile et sa lourde carosserie. À de rares exceptions près, les motos restent des véhicules légers, dont le poids oscille autour des 200 kg, et qui, en matière de performances, surpassent moins les automobiles par leur vitesse maximale que par leur capacité d’accélération. On n’hésitera pas, en outre, à rappeler que leur singulière qualité de véhicule à deux-roues, où la stabilité nécessite le mouvement, les dotent de caractéristiques dynamiques entièrement distinctes de celles des automobiles. Voilà pourquoi, alors qu’on conduit une voiture, on pilote une moto : le simple fait de rester sur ses roues ne va pas de soi, en particulier au moment du freinage, et le virage, sous la force de l’effet gyroscopique produit par la vitesse, se prend en déséquilibrant le véhicule par contre-braquage, et en déplaçant le corps. C’est la dynamique, différente à chaque virage, du corps tout entier, en appui sur cinq points et directement aux commandes, qui détermine la conduite, et pas le relais de tringleries et d’appendices, volant et pédales, actionnés par les membres d’un corps qui conserve une position d’autant plus statique que, réglementairement, il est attaché.
La prépondérance de l’automobile comme moyen de transport individuel a d’autre part popularisé une conception ordinaire de la vitesse, celle qu’il est possible d’atteindre en ligne droite et sur autoroute, dont on a oublié qu’elle n’avait rien d’universel. Pour bien des motards, il existe ainsi une différence considérable entre la vitesse maximale théorique que permet la puissance de l’engin, et celle que le pilote peut supporter quand celui-ci est dépourvu d’un carénage protecteur, comme c’est aujourd’hui encore le cas pour la catégorie toujours très répandue des roadsters : sauf à se coucher sur le réservoir, une position que l’on ne saurait garder sur des dizaines de kilomètres, la force du vent interdit en pratique les vitesses supérieures à 140 km/h. Et si, de nos jours, le carénage se banalise, il était, pendant les années 80 qui on vu ce développement de la moto par lequel ont été diffusées les normes que l’on connaît aujourd’hui, rare, et rarement utilisé. Quand on parle de vitesse à moto, on évoque donc beaucoup plus un mode de conduite général, et généralement qualifié de sportif, qui, pour simplifier, consiste en une succession d’accélérations et de freinages, avec comme but du jeu un passage en courbe aussi rapide, donc aussi incliné, que possible. Bien que l’on utilise le même terme, le contenu de la notion de vitesse revêt donc, en fonction du véhicule utilisé, une signification radicalement différente : pour un automobiliste, la performance est celle de la voiture, donc de la puissance du moteur, donc des capacités financières de son propriétaire ; pour un motard, qui dispose d’un vaste choix de motos excessivement performantes pour un prix inférieur à 12 000 euros, c’est celle du pilote.

« ça passait, c’était beau »

Cet amour de la courbe a deux conséquences, puisqu’il génère d’une part ce qu’une analyse superficielle lirait comme une échelle de valeurs viriles, avec à son sommet celui qui penche le plus, donc prend plus qu’un autre le risque d’une chute provoquée par une anomalie de la chaussée, trou, gravillons, flaque de gazole, ou d’une sortie de route si le virage se referme de manière inattendue, et à son pied celui qui n’ose pas suivre, « tafiole », « lopette », et d’autre part une géographie particulière des lieux les plus adaptés à ce genre de pratique, les « routes à motards ».

Tout un vocabulaire, et pas seulement celui des termes d’usage universel que l’on vient de citer, sert à désigner l’attitude d’un motard pusillanime, d’autant que celle-ci se trouve confirmée par un témoin implacable, incorruptible et toujours accessible : les pneus. On peut, dans l’usure de ceux-ci, lire les conditions d’utilisation de la moto : sur ces gommes de section circulaire, laquelle, comme pour n’importe quel deux-roues, est obligatoire pour incliner la moto au moment de prendre un virage, une « usure au carré » de la seule portion centrale dénonce un abus de la ligne droite, et de l’autoroute en particulier, un type de voie qui, puisqu’il vise autant que possible à éliminer les courbes, ne fait, sauf en de très rares endroits, pas partie du terrain de jeu recherché par le motard. Mais les gommes portent un autre stigmate, aussi redoutable : les « bandes de peur ». Jusqu’à mi-hauteur, les pneus sont garnis d’une bande de roulement  ; leur usure sera d’autant moins prononcée que l’on s’éloigne de la partie centrale, celle sur laquelle roule la moto en ligne droite. Le danger commence là où s’arrêtent les sculptures ; en principe, arrivée à la limite de l’inclinaison en virage, une moto commence à glisser, prévenant ainsi son pilote du risque qu’il prendrait en penchant plus. Mais s’il n’atteint jamais cette limite, une petite section de ses pneus restera intacte, n’étant jamais entrée en contact avec le bitume, et témoignera donc en permanence, au yeux du connaisseur, de la prudence du propriétaire.
On retrouve, certes, un certain jeu de valeurs viriles dans cette épreuve constante du virage, et dans les récits de ces sorties qui, pour un pli dans le revêtement ou une plaque de gravillons, auraient pu mal tourner et démontrent a contrario la maîtrise du pilote et sa capacité à affronter le danger. Mais en s’en tenant à cette analyse de surface, on manque une dimension fondamentale, celle de l’autodérision, fil rouge du Joe Bar Team, cette bande dessinée désormais inséparable du monde motard au point que l’on ne puisse plus imaginer qu’un site web consacré à la moto, pour peu qu’il ne soit pas commercial, ne lui fasse pas l’emprunt d’un dessin ou d’une réplique. C’est qu’il n’existe pas de héros du virage, mais seulement des mauviettes. En d’autres termes, il ne s’agit là pas tant d’une échelle de valeurs, dont il serait certes faux de nier l’existence, que d’un langage codé, emprunt d’autodérision, dont l’apprentissage, puis la pratique, attestent de l’appartenance au groupe.

La route, ici, est un circuit, à condition qu’elle respecte un cahier des charges relativement précis, belles courbes, bon revêtement, largeur suffisante, faible fréquentation automobile, montées et descentes, et finalement assez caractéristique de la moyenne montagne. La géographie sachant aussi se montrer injuste, on sera loin de retrouver ce types de conditions de manière uniforme sur tout le territoire, ce qui contraindra les habitants des zones défavorisées, le nord, la région parisienne, l’ouest, à des liaisons souvent longues avant d’atteindre ces lieux où pourra s’exprimer la pratique sportive. Toute une expertise, dans la reconnaissance, dans l’organisation des trajets, dans le parcours lui-même, voire toute une activité économique d’hôtellerie et de restauration, se développe autour des ces « routes à motards », que les parisiens trouveront dans la montagne de Reims, dans les Ardennes, dans le Morvan avec sa célèbre D37 au départ de Château-Chinon, et au plus près dans la vallée de Chevreuse. Au fond, comme pour les spots des surfeurs, il s’agit de trouver, d’expérimenter et de faire connaître aux membres du groupe ces lieux où la nature et la DDE ont créé les conditions qui permettent une pratique optimale de la moto en tant que loisir sportif, et qui deviendront l’objet de ces sorties dominicales qui, organisées de façon privée par de petits groupes homogènes, mais universellement répandues, ont largement remplacé, dans le calendrier du motard, la traditionnelle concentration.

la loi et la norme

Entrée en vigueur en 1986 et selon des modalités que l’on n’a pas encore pu déterminer, au moment de l’apparition des grosses sportives comme la GSX-R 1100, au point qu’on aurait presque l’impression que Suzuki en revendique la responsabilité, la disposition législative généralement et improprement connue sous l’appelation « loi des 100 cv » se réduit, en fait, à un simple alinéa de l’article R311-1 du code de la route, lequel définit une motocyclette comme un « véhicule à deux roues à moteur ne répondant pas à la définition du cyclomoteur et dont la puissance n’excède pas 73,6 kilowatts (100 ch) ». Cette disposition extrêmement discrète et, sûrement, totalement ignorée du législateur comme du politique, influence pourtant de façon absolument déterminante les pratiques d’une bonne partie des motards français, dans la mesure où elle les conduira si besoin est à opter pour une situation illégale qui se trouve, en particulier depuis la loi Sécurité et développement des transports de janvier 2006, très fortement réprimée.

une exception française

Il ne s’agit pourtant pas de la seule mesure restreignant la puissance des deux-roues à moteur, seuls types de véhicules, avec les tricycles et quadricycles qui leurs sont assimilés, à souffrir de ce genre de contrainte, puisqu’on sait que les cyclomoteurs sont limités en puissance et en vitesse, et les motocyclettes légères, alias 125 cm³, ainsi que les MTT 1, les motos accessibles aux moins de 21 ans, en puissance seule. Mais toutes ces limites comportent deux éléments communs : d’abord, elles se justifient par un manque de capacité du conducteur, inexpérimenté dans le cas de la MTT 1, non formé pour les utilisateurs de cyclomoteurs ou les automobilistes accédant à la 125 par équivalence avec le permis B, et peuvent valoir à titre provisoire, puisque, une fois l’âge légal atteint, un motard peut réglementairement débrider sa MTT1. D’autre part, ces contraintes se retrouvent à peu près à l’identique au niveau européen, avec les deux-roues de classes A, B, C et D, qui correspondent aux catégories françaises. Et la même rationalité qui pousse à accepter la règle commune, au motif qu’elle est partout la même, conduit à rejeter celle qui n’existe nulle part ailleurs. La définition de l’article R311-1 possède donc la double caractéristique de poser une restriction absolument unique en Europe, et d’interdire à tous les motards français, quels que soient leur expertise comme leur expérience, de conduire ces véhicules, ce qui signifie qu’un pilote professionnel se voit ainsi dénier par l’Etat la capacité d’utiliser sur route une moto dont la puissance peut être de moitié inférieure à celle de la moto de compétition avec laquelle il a fait ses preuves sur piste.
Dans les faits, et en raison de la tolérance admise lors des mesures, toutes les motos qui, partout ailleurs en Europe, dépassent la limite réglementaire, sont commercialisées en France avec une puissance de 78 kW, soit 106 CV. Or, si l’on compare une CBR600RR, dont la puissance de 86 kW se trouve assez proche de ces 78 kW, et lui permet d’atteindre une vitesse maximale de l’ordre de 240 km/h, et une Fireblade, ses 1000 cm³, ses 126 kW/172 cv et sa vitesse de 280 km/h, on se trouve totalement incapable de relever la moindre pertinence au fait d’autoriser la première, et d’interdire la seconde. En d’autres termes cette limitation, purement nationale, incohérente, rationnellement injustifiable, ne vise nullement à assurer la sécurité de qui que ce soit : elle vise à désigner un engin particulier comme intrinsèquement dangereux, à un point tel que, au même titre qu’une drogue, ou une arme de guerre, sa commercialisation ne saurait être autorisée.
On pourrait rapprocher cette situation de celle qu’étudie Baptiste Coulmont à propos de la loi du 30 jullet 1987, contemporaine donc de la mesure frappant les motos, qui interdit l’implantation de sex-shops à proximité des écoles, au nom de la protection des mineurs contre la tentation à laquelle, en raison de leur jeune âge, ils risqueraient de succomber, et donc, en fait, contre eux-mêmes et leurs tendances malsaines. De la même façon, on va protéger les motards, quels que soient leur âge et leur expérience, contre l’irresponsabilité qui leur est consubstantielle, irresponsabilit&eacute dont le fait qu’ils aient choisi pour leurs déplacements un véhicule qui n’offre pas toute la sécurité disponible par ailleurs, et qui échange une sécurité responsable contre un plaisir coupable, constitue une preuve nécessaire et suffisante. Tautologique, puisqu’il interdit un engin en raison de sa dangerosité, laquelle dangerosité découle du fait qu’il est interdit, l’article R311-1 se résume, en réalité, à une pure mesure de stigmatisation, stigmatisation qui, de plus en plus, crée des délinquants.

Car son impact sur le marché de la moto, très marginal au moment de son introduction dans les années 80 où seules les grosses sportives comme la GSX-R ou la Kawasaki ZX-10 dépassaient la limite, n’a fait, avec l’augmentation des puissances spécifiques comme des cylindrées, que s’étendre au point que, si l’on prend en compte les ventes de motos au sens administratif, réservées aux détenteurs du permis A, donc d’une cylindrée supérieure à 125 cm³ mais en incluant les scooters, et que l’on retient tous les modèles vendus à plus de mille exemplaire en 2005, les véhicules bridés représentent aujourd’hui 35 % du marché, donc plus d’une moto sur trois. Et plus la cylindrée est importante et son caractère sportif affirmé, plus l’écart entre ce qui est permis en France, et ce qui est autorisé partout ailleurs en Europe, grandit : ainsi BMW, dont même les routières paisibles dépassent aujourd’hui les 80 kW, commercialise depuis l’an dernier un quatre-cylindres de 1200 cm³ dont la puissance, suivant les modèles, varie de 112kW pour la routière à 123kW pour la sportive. L’écart de 67 % entre puissance disponible en France et en Europe entraîne deux conséquences inévitables, l’une technique, l’autre sociale. Techniquement, plus l’écart entre ces deux valeurs sera important, plus l’effet en sera sensible pour l’utilisateur. Car une adaptation subtile aux seules spécificités nationales impliquerait de concevoir deux moteurs entièrement différents, l’un pour la France, l’autre pour le reste du monde ; les constructeurs n’ayant pas l’habitude d’une telle philantropie, ils se contententeront plutôt d’une limitation brutale qui handicape sévèrement l’agrément d’utilisation. Et socialement un acheteur potentiel, conscient du caractère doublement arbitraire d’une contrainte qui n’existe nulle part ailleurs en Europe, et qui touchera la tranquille BMW R1200RT, mais pas la Honda CBF1000 pourtant plus rapide, sera fortement tenté, s’il considère que le jeu en vaut la chandelle, d’entrer dans la clandestinité. Et si certains modèles, comme la Kawaski Z750, la plus grosse vente, dépassent la limite d’une façon suffisamment marginale pour rendre peu rentable l’arbitrage entre agrément et risque qui découle de l’opération illégale du débridage, on peut tenir pour acquis que l’essentiel des utilisateurs de certaines machines, les grosses sportives, eux, n’hésitent pas.

la norme contre la loi

C’est que, pour les motards, l’illégalité dans leur pratique quotidenne s’analyse d’une façon totalement différente de celle qu’évoque Jean-Marie Renouard dans son travail consacré aux automobilistes condamnés pour des infractions au code de la route, où celle-ci est occasionnelle, et dépend de normes produites individuellement, même si l’on constate qu’elles sont d’application fréquente. Comme tous les usagers minoritaires de la route, les motards évoluent dans un milieu physique, une voirie exclusivement concue pour l’automobile avec ses aménagements dont certains, comme les glissières de sécurité simples, sont mortels en cas de chute, et dans un cadre réglementaire qui prend peu, ou pas du tout, en compte leur spécificité, comme dans le cas d’un stationnement sur les trottoirs, sanctionné pour tous les véhicules, y compris les vélos, au même titre que pour une automobile, ce qui revient à considérer qu’un deux-roues occupe la même quantité d’espace qu’un véhicule d’une surface cinq fois supérieure. Sans même évoquer les déterminants historiques et sociaux qui suffisent à faire des motards un univers à part, on conçoit qu’une telle situation incite fortement à se doter de ses propres normes, connues de, sinon communes à, l’ensemble des motards, et qui seront d’autant plus répandues, ou d’autant plus rares, qu’elle s’éloigneront de pratiques quotidiennes, formellement illégales mais universellement employées, comme la circulation entre les files de voitures, pour lesquelles les associations de motards revendiquent une tolérance, pour toucher des questions beaucoup plus contestées, comme la pratique consciente et fréquente des hautes vitesses, ou le débridage.
Il n’en demeure pas moins qu’une fraction non négligeable des motards français roulent sur des véhicules dont l’usage est interdit en dehors des circuits ; ils sont, en d’autres termes, en permanence, dans une illégalité revendiquée, qui s’apparente à ce que, dans certains milieux pourtant fort peu adeptes de la moto, on qualifie de désobéissance civile. Ce qui pose deux questions : comment faire, et comment assumer.

Suivant les marques, le débridage peut se révéler assez simple, au point que, de même que pour la bombe atomique, on en trouve la recette sur Internet, ou redoutablement complexe, ce qui implique un ensemble de manoeuvres dont Pierre, dans son entretien, fournit un bon exemple :

En fait, le concessionnaire chez qui je l’ai achetée vend des motos bridées, conformément à la loi. En revanche, quand il en a vendues deux, trois ou quatre, il propose à leurs propriétaires de les lui ramener, il les met sur un camion, il les emmène en Belgique, il les fait débrider en Belgique et il les ramène ensuite. Coût de l’opération : 70 euros pour le propriétaire.

Bien d’autres pratiques, comme l’envoi des boîtiers électroniques, que l’on peut programmer pour limiter, ou pas, la puissance, en Suisse, existent, et qui permettent de contourner la restriction sans risque pour le concessionnaire, puisque l’opération n’est pas effectuée par lui, et a lieu dans un pays où elle est légale. De la même façon, l’acquisition d’une licence de pilote donne la possibilité de faire débrider légalement son engin, qui sera alors réglementairement limité à un usage sur circuit, et de rendre légale, sinon son utilisation sur route, du moins sa possession. Enfin, des situations particulières peuvent fournir des occasions à saisir, comme pour le cas de Pierre :

Moi, pour faire débrider la moto, je téléphone au concessionnaire, il me dit : « vous venez quand vous voulez ». Bon, et après, comment ça se passe, il me dit : «  c’est moi qui vais la débrider », parce que, je reviens un peu en arrière, le bridage sur cette moto c’est un programme informatique qu’il faut enlever sur le calculateur. En revanche, le fait d’enlever ce programme informatique laisse la trace de qui l’a enlevé. C’est pour ça que les concessionnaires renâclent au débridage. Alors, le type me dit : « je vais vous la débrider moi-même ». Je lui dit : « mais ça va laisser la trace », il me dit : « oui, mais c’est pas gênant parce que je dois faire un crash informatique pour remettre mon système informatique à plat, donc c’est pour ça que je peux me permettre de le faire ». Je dis bon, d’accord. Je vais chez lui, il me débride la moto, et je lui dis : « bon, alors il n’y a pas de traces sur vos ordinateurs que vous m’avez débridé la moto ». Il me dit non, et je lui dis : « et sur mon calculateur il n’y a pas de trace non plus », il me répond : « normalement, il n’y a pas de trace ».

On commettrait une erreur fondamentale en voyant dans cette pratique une marque d’irresponsabilité juvénile : d’origine sociale élevée, Pierre a plus de quarante ans et possède avec un associé sa petite entreprise ; pour lui comme pour ses amis, acheteurs du même modèle de moto, d’une même tranche d’âge et d’un milieu social proche, utilisant lors de leurs sorties dominicales un véhicule illégal à des vitesses prohibées, il s’agit bien, en toute conscience, de revendiquer sa propre norme contre la contrainte réglementaire, et d’assumer les risques, essentiellement juridiques, et éventuellement physiques, que cela comporte. Il ne se distinguent, au fond, des parapentistes ou des plongeurs sous-marins dont on a déjà parl&eacute que dans la mesure où, pris dans les mailles du filet de la délinquance routière, l’Etat a prohibé leur pratique.

compter les motos

Puisque, comme on l’a déjà dit, le Ministère des Transports ne prend pas la peine de tenir un état du parc circulant des motocyclettes, on se trouve contraint, lorsque l’on a malgré tout besoin de ces chiffres, de trouver une façon d’estimer de la manière la moins vague possible le parc en question. On a déjà eu l’occasion de critiquer La Sécurité des Motocyclettes, une étude que l’ONISR, ou plutôt, pour le grand public, la Sécurité Routière, publie tous les deux ans et dont la dernière version est disponible ici, et en particulier la méthodologie mise en oeuvre pour, faute de dénombrement, estimer le parc des motocycles, calcul qui se trouve, par l’entremise de la Sécurité Routière, propulsé dans le vaste cercle des vérités officielles. Grâce au dépouillement des statistiques du service fédéral des transports allemand, le Kraftfahrt Bundesamt, on peut maintenant proposer une autre méthode de calcul, a priori plus fiable, puisqu’elle procède par comparaison avec les éléments détaillés que publie le KBA. Ce dernier diffuse régulièrement, entre autres, à la fois un état mensuel et annuel des nouvelles immatriculations, et un état du parc, dont voici, à titre d’exemple, celui qui concerne les motocycles pour les années 2000 à 2004 :

  2000 2001 2002 2003 2004
tricycles et
quadricycles
  743 3 244 7 681 23 317
motocyclettes
légères
632 983 702 197 739 819 766 379 787 376
126-499cm³ 733 366 747 018 746 827 739 838 730 584
500-749cm³ 949 391 1 013 230 1 049 508 1 065 249 1 072 923
750cm³ et plus 862 542 947 044 1 016 717 1 077 481 1 130 524
moteurs rotatifs
et électriques
260 248 245 245 247
total motos 3 178 542 3 409 737 3 554 116 3 649 192 3 721 654

A première vue, cet inventaire précis et détaillé inspire beaucoup plus confiance que les lointaines estimations de l’ONISR ; et il permet de procéder à un premier calcul, celui du nombre de motos par habitant. En Allemagne, ce chiffre est de 36 motos par millier d’habitants, alors qu’en France, selon les comptes de l’ONISR, il est, avec 18 motos par millier d’habitants, inférieur de moitié. L’usage du deux-roues motorisé se trouvant d’autant plus développé que l’on se rapproche des rives chaudes de la Méditerranée, on en concluera que, en prenant la latitude française comme référence, l’Allemagne se situe en réalité quelque part au sud de l’Andalousie. On trouvera sûrement quelques  mauvaises langues pour affirmer que, tous les étés, c’est bien ainsi que les choses se passent.

Mais puisque, par ailleurs, l’on dispose, pour la France comme pour l’Allemagne, des statistiques annuelles d’immatriculations, jusqu’en 1980 pour la France et grâce au Ministère des Transports, jusqu’en 1995 seulement pour l’Allemagne et en procédant, pour l’année 1996, à une estimation à partir d’un graphique publié dans un rapport annuel du KBA, une simple règle de trois nous permet d’estimer de façon raisonnablement fiable le parc français des motocycles, en faisant comme seule hypothèse un vieillissement similaires des véhicules dans les deux pays. Les immatriculations annuelles nous fournissent le tableau suivant :

  Allemagne France
1995 217 791 84 793
1996 270 000 116 032
1997 313 973 147 890
1998 289 282 172 336
1999 282 462 192 744
2000 252 628 179 552
2001 226 848 179 590
2002 204 141 168 754
2003 191 285 176 149
2004 172 550 183 811
total 2 421 960 1 602 571

Pour ce qui concerne l’Allemagne, les chiffres proviennent donc de la section Statistiken du site du Kraftfahrt-Bundesamt ; en France, pour les années 2000 à 2004, on a utilisé une toute récente publication de l’ONISR, que l’on trouve ici et, pour les années précédentes, la brochure La Sécurité des Motocyclettes, que l’on trouve également sur le site de l’ONISR. En tout rigueur, on devra faire quelques commentaires au sujet de ces données :

  • depuis quelques années, l’augmentation du parc des tricycles et quadricycles à moteur – TQM en France, dreirädrige und leichte vierrädrige KfZ en Allemagne, administrativement considérés comme des motocycles, vient compliquer les choses. Si les chiffres de l’ONISR ne concernent que les purs deux-roues, les statistiques allemandes, détaillées seulement à partir de l’année 2000, confondent, pour les années précédentes, toutes les catégories. Dans la mesure où ce phénomène est récent, puisque l’on a immatriculé 25 133 TQM en 2004, et seulement 510 en 2000, et que, jusqu’en 2000, on peut retrancher ces véhicules du total des motos, on peut considérer son influence sur ces données comme négligeable.
  • a contrario les 125 cm³, motocyclettes légères en France, leichtkrafträder en Allemagne, sont, suivant la pratique française, incluses dans le total.
  • comme on le remarque, l’évolution du nombre des immatriculations diverge fortement entre les deux pays : en baisse régulière en Allemagne après un point haut en 1997, plus indécise en France mais avec une récente tendance à la hausse, au point que, en 2004, le marché français a dépassé le marché allemand. En d’autres termes, et en tenant compte du fait que, raisonnablement, l’effectif des motocycles comportera plus de motos récentes qu’anciennes, une comparaison avec la situation allemande va sous-estimer le parc français.

Ces réserves une fois faites, on n’a plus besoin d’autre chose pour notre calcul que d’une très ordinaire règle de trois. Et puisque le parc allemand totalise 1,54 fois le cumul de dix ans d’immatriculations, on peut en déduire un parc français de 2 468 000 véhicules, donc plus de deux fois supérieur au chiffre officiel de l’ONISR, 1 131 000 motocycles en 2004.

les comparaisons hétérogènes

On n’a, jusqu’à présent, guère procédé qu’à un exercice scolaire finalement assez vain, et d’autant plus vain que, si le parc français se trouve clairement sous-évalué, il semble bien que le parc allemand souffre de l’excès inverse : certains chiffres annexes, comme un âge moyen de la moto allemande de 10,9 années en 2005, contre 7,6 pour les automobiles, donnent à penser que nombre des motos considérées en Allemagne comme en état de marche rouillent en fait au fond d’une grange, si pas au fond d’un étang. Et tout cela n’aurait pas grande importance si, à la manière qui est la sienne, la Sécurité Routière n’utilisait pas ces chiffres pour se livrer à d’audacieuses comparaisons franco-allemandes :

« Mais les comparaisons internationales montrent que le risque d’être tué par kilomètre parcouru en motocyclette est plus de deux fois supérieur en France qu’en Allemagne alors que le même risque pour les voitures légères est quasiment équivalent dans les deux pays.
Il y a donc clairement un problème spécifique français. »
– ONISR, La sécurité des motocyclettes, p 9 – 10 –

Sans doute par la vertu de sa simplicité, l’argument séduit la Sécurité Routière au point d’en faire le titre d’un des chapitres de son dossier Le risque moto à la loupe.

Seulement, on n’a aucune raison de penser que, pour cette comparaison, et en laissant de côté cette périlleuse opération d’équilibrisme statistique qui consiste à estimer les kilomètres parcourus par des véhicules dont on ne connaît pas le nombre, l’ONISR n’utilise pas les chiffres officiels du parc, dont on a vu pourquoi, comment et à quel point ils divergeaient. Puisque l’on désire faire une comparaison, il faut, au minimum, la faire sur des bases semblables, donc compter les motos françaises de la même façon que les Allemands comptent les leurs. Et évaluer ensuite le nombre de tués par rapport au parc, sachant que l’on a recensé 858 décès en Allemagne pour l’année 2004, et 814 pour la France.
Ainsi, avec les 3 721 654 motos allemandes, et, en utilisant la même méthode de calcul, les 2 468 000 françaises, on peut établir un nombre de tués pour 100 000 véhicules : en Allemagne, on en trouve 23. Si l’on suivait l’argumentation de l’ONISR, avec son risque « plus de deux fois supérieur » on devrait donc avoir un chiffre de l’ordre de 50 tués en France ; or, en fait, ce chiffre n’est pas de 50 tués  : il est de 32. En d’autres termes, compte tenu des imprécisions dans l’évaluation relevées plus haut, et des fortes variations du nombre de décès que l’on connaît d’une année sur l’autre, on dispose de tous les éléments nécessaires pour invalider l’argumentaire de l’ONISR : l’écart statistique dans la mortalité des motards entre la France et l’Allemagne telle qu’elle est calculée ici  se révèle bien moindre que ce que présente l’Observatoire, puisqu’en fait inférieure à 40 %, et il est largement le produit d’un artefact. La position de la Sécurité Routière, une fois de plus, est construite sur du sable.

l’idéologue et le scientifique

Et elle l’est d’autant plus que, bien sûr, prendre en compte, pour ce genre de calcul, le parc et lui seul, suppose qu’il soit utilisé de la même façon en France et en Allemagne : or, on se trouve là face à une différence objective entre les deux pays, puisque le climat français est significativement plus favorable que l’allemand à la pratique de la moto, comme peuvent en témoigner les immatriculations bien supérieures à la moyenne nationale des départements méditerranéens. Inévitablement, cette irréductible différence physique entre les deux pays doit se traduire en termes de kilométrage, réduit d’autant la mortalité relative française, et ajoute encore à l’incertitude globale.
Alors, une idée vient immédiatement à l’esprit : comment peut-on, en dépit du bon sens, s’obstiner dans ces vains calculs ? Comment peut-on rapprocher des données sans s’assurer au préalable que l’on compare bien la même chose ? Quelle est, en fait, la véritable nature de la démarche de l’ONISR ? Car celle-ci n’a rien de scientifique : la difficulté des comparaisons internationales étant fonction du nombre de pays comparés, les statisticiens qui s’essayent à ce redoutable exercice le pratiquent en général avec prudence, et sur des données redressées. En l’espèce, faire sérieusement ce travail impliquerait de connaître le parc français de motocycles – que l’on ignore – de le compter de la même manière le parc allemand – ce qui n’est pas le cas puisque, en Allemagne, on compte tout alors que, quand le Ministère des Transports français dénombre les voitures, il élimine les véhicules âgés de plus de quinze ans – et de disposer d’une méthode fiable de mesure du kilométrage – par exemple, comme on l’a déjà suggéré, en vérifiant les compteurs chez les garagistes et motocistes lors des révisions. Toutes ces conditions sont impératives ; à l’heure actuelle, aucune n’est remplie.

Pourtant, il n’est pas besoin de chercher, pour trouver une démarche honnête, plus loin que le service statistique du Ministère des Transports, fournisseur habituel de chiffres de l’ONISR. Là, on notera la prudence avec laquelle, à coups de « on estime que », « roulant probablement en moyenne », et autre « irait de pair avec » ce service présente son estimation du kilomètrage parcouru par les usagers de la route, estimation dans laquelle, par ailleurs, on cherchera en vain les motos, prudence qui contraste totalement avec l’assurance avec laquelle l’ONISR présente comme incontestables les mêmes chiffres : entre ces deux attitudes se glisse le gouffre qui sépare un usage prudent et raisonnable de statistiques dont on connaît, et reconnaît, la fragilité, et une instrumentalisation de celles-ci au profit d’une doctrine préexistante ; la différence, en somme, entre un scientifique, et un idéologue. Et même dans ce rôle, l’ONISR se révèle pitoyable, puisqu’il n’est pas difficile de voir, dans son choix de l’Allemagne comme élément de comparaison, alors que la Grande-Bretagne, l’Espagne ou l’Italie auraient fait aussi bien l’affaire, la résurrection de la typologie avariée des stéréotypes nationaux, qui oppose l’allemand discipliné au français frondeur.

On se trouve, une fois de plus, réduit à une conclusion identique : la démarche de la Sécurité Routière à l’égard des motards, cette sorte de réserve d’indiens turbulents que leur altérité prédispose à jouer le rôle du méchant, ne possède aucun caractère de neutralité. Coupable par avance du seul fait d’avoir choisi de rouler à moto, celui-ci, au fond, par là-même, épargne à la Sécurité Routière la nécessité d’un travail de recherche, puisqu’il suffit à celle-ci de compiler quelques données trompeuses pour confirmer son présupposé, dans une démarche qui peut se résumer de la façon la plus simple : instruire à charge et condamner sans preuves.

risque accepté, risque recherché

L’histoire des Grands Prix moto, depuis cette cassure fondamentale que fut, au tout début des années soixante, l’arrivée des usines japonaises, fournit un bon exemple de la façon dont le risque d’un accident toujours potentiellement mortel a pu, en quarante ans, évoluer dans sa prise en compte tant par les pilotes en tant que groupe que par les instances organisatrices de ces compétitions. Souvent courues sur des circuits d’occasion parfois bordés d’arbres, la dangerosité de ces épreuves se paya pendant longtemps par une mortalité significative, laquelle entraîna, dès 1953 comme le précise Glenn Le Santo dans son histoire des Grands Prix moto, une réaction des pilotes sous la forme du plus classique des conflits du travail : une grève qui, dit-il, : « marqua le début d’un long combat contre l’instance dirigeante, la FIM, au sujet de la sécurité et des conditions de travail ».
Pourtant, l’arrivée des équipes japonaises officielles en 1959 devait se traduire, sans doute parce que leurs moyens financiers leur permettaient de construire des machines plus fiables, mieux préparées et, notamment pour ce qui concerne les pneumatiques, mieux équipées, une baisse sensible du nombre des accidents mortels. Fort logiquement, leur retrait de la compétition produisit l’effet inverse, et ce dès 1969, l’année qui suivit le départ de Honda, avec le décès de Bill Ivy, consécutif à une chute en cours d’essais provoquée par le serrage de sa Jawa. La grande époque du Continental Circus et de ses pilotes privés fut aussi celle de la mortalité la plus forte, avec comme point d’orgue l’accident du grand prix d’Italie 250 à Monza, qui provoqua la mort de Renzo Pasolini et du champion du monde en titre, Jarno Saarinen ; la même année vit les pilotes officiels boycotter l’épreuve la plus dangereuse, la manche britannique du championnat courue lors du Tourist Trophy de l’île de Man, puis l’épreuve allemande au Nürburgring. Aussi, en 1977, le grand prix britannique délaissa l’île de Man au profit du circuit de Silverstone ; ce premier succès n’empêcha pas la poursuite de cet affrontement tripartite entre les pilotes, les organisateurs et la FIM, lequel dura jusqu’en 1982, avec des grèves affectant les grands prix de France et de Tchécoslovaquie. Depuis lors, l’abandon des circuits les plus dangereux, en particulier les tracés routiers de Brno ou d’Imatra en Finlande, ou le trop long Nürburgring, et les investissements réalisés pour la sécurité des pilotes, ont entraîné une baisse extrêmement significative de la fréquence des accidents mortels : le dernier en date, le décès du très prometteur Daijiro Kato, en 2003, survient après dix ans sans accident grave, puisque la chute dans laquelle Wayne Rainey, champion du monde en titre, perdit l’usage de ses jambes, se produisit en 1993 à Misano. En d’autre termes, et en fonction des kilomètres parcourus, les grands prix moto sont sans doute aujourd’hui devenus moins dangereux que la simple circulation routière.

les conflits du travail sur le Continental Circus

Si les enjeux n’en avaient pas été vitaux, on pourrait ne voir là que le développement, sur une période longue de trente ans, d’un banal conflit du travail, dont l’issue dépend entièrement de la capacité qu’ont eu les salariés d’exercer une pression suffisante pour voir leurs revendications satisfaites. Durant les années soixante-dix, la moto, presque disparue des rues dix ans plus tôt alors qu’elle n’était plus guère utilisée que par une population résiduelle de blousons noirs et de rockers, la fraction dangereuse de la classe dangereuse, en somme, connaît un fort développement qui à la fois élargit, quantitativement et socialement, la population qui l’utilise, et en fait un enjeu commercial de plus en plus significatif, lequel permet à son tour à des grands prix dont l’audience croît d’accueillir des pilotes dont la notoriété, à l’image d’un Barry Sheene ou d’un Kenny Roberts, dépasse le cercle des amateurs pour toucher le grand public. Comme le remarque Glenn le Santo, l’arrivée des pilotes américains, et de Kenny Roberts en particulier, marquera le développement d’une professionnalisation de la pratique, avec un accroissement du poids financier des épreuves, et une montée des exigences en matière de sécurité et de conditions de travail. A cet égard, la lutte pour l’abandon du Tourist Trophy, l’épreuve la plus dangereuse, reste fortement significative : les pilotes les plus prestigieux devaient, dès 1972 pour Giacomo Agostini, Angel Nieto ou Barry Sheene, refuser de participer à l’épreuve, eux qui, à la différence des pilotes privés, disposaient d’une position sociale suffisamment solide pour imposer à leurs employeurs comme aux organisateurs une telle décision, tout en souffrant moins que d’autres des points perdus en participant à une épreuve de moins. Et, d’une manière générale, les grèves de pilotes ne seront jamais suivies que par ceux qui disposaient d’une place dans une écurie officielle, les grands prix auxquels ils refusaient de participer n’étant jamais annulés, mais courus seulement par des pilotes privés. La notoriét&eacute des principaux pilotes, leur capital symbolique, leur permit de peser sur les détenteurs du capital physique, FIM et organisateurs des compétitions, notamment,comme le rappelle Glenn le Santo, par la menace d’une scission avec, à la fin des annés 70, et sous l’impulsion de Kenny Roberts, le projet des World Series, une compétition parallèle qui aurait privé l’épreuve officielle de ses pilotes les plus connus, ceux, donc, qui faisaient la popularité de ce sport, et les entrées payantes sur les circuits. La simple menace suffit et, comme on l’a vu, ce conflit qui traînait depuis plus de vingt-cinq ans fut rapidement résolu et, à ce jour, globalement, en dehors de conflits épisodiques portant sur des circuits précis, l’accord trouvé tient toujours. Et c’est le fait, pour la moto, et pour ses pilotes, de sortir de la marginalité sociale, qui a permis d’en finir avec un risque imposé à ceux qui étaient, au fond, trop pauvres et trop peu nombreux pour le refuser.

fous du guidon

On peut, on le constate, difficilement se retrouver plus éloigné du stéréotype de la tête brûlée qui semble n’avoir d’autre but dans l’existence que de mourir ailleurs que dans son lit. Tout sport dont l’exercice est potentiellement mortel – alpinisme, parachutisme, plongée sous-marine – connaît sa pratique extrême, celle où l’erreur est fatale, les sauts depuis un point fixe, falaise, pont ou tour, par exemple, pour le parachutisme, ou l’apnée à grande profondeur pour la plongée, mais le développement de ces pratiques est généralement récent, très postérieur aux débuts de la pratique elle-même, et toujours marginal, voire combattu par les instances dirigeantes du sport en question. Le sport motocycliste, à l’inverse, a évolué, contre ses instances dirigeantes, en direction d’une réduction progressive du risque, et cela à cause de sa professionnalisation et des enjeux commerciaux qui l’accompagnent, et qui fait que les spécialistes des circuits routiers ne se recrutent désormais plus que dans les camps des amateurs ou des anciens professionnels. Ils sont, en d’autres termes, et contrairement aux pilotes des années soixante-dix, exclusivement volontaires : chez eux, le risque extrême est un choix, et pas un inconvénient inévitable du métier qu’ils exercent. Car, pour l’heure, les épreuves excessivement dangereuses telles le Tourist Trophy existent toujours, sont courues chaque année en provoquant systématiquement un ou plusieurs accidents mortels, et attirent toujours des participants qui n’ont aucun moyen de prétendre ignorer que, à la fin des compétitions, ils seront définitivement moins nombreux qu’au début.
Mais, évoluant en sens inverse, ces différentes disciplines se retrouvent aujourd’hui au même point, avec une dichotomie entre la pratique globale, officielle et encadrée, où tout est désormais fait, et avec succès comme on vient de le voir pour la moto, pour maintenir le risque au plus faible niveau possible, et une pratique marginale, et parfois illégale, qui, au mieux, s’accommode d’un risque bien plus élevé, et, au pire, le recherche. Pourtant, aujourd’hui, la différence, portant notamment sur la légitimité du risque, entre ces sports tous objectivement dangereux, existe plus que jamais et est, plus que jamais, socialement constituée, au point de tracer une frontière entre, par exemple, l’alpinisme ou la plongée, sports dont la pratique populaire est reconnue et encouragée, et dont les expressions extrêmes, au minimum, ne sont pas décriées, et la moto, ignorée en tant que sport, dévalorisée dans son expression quotidenne.

post scriptum

Il serait très hypocrite de laisser quelque écrit que se soit en libre accès via Internet, et de s’étonner ensuite que les propos qu’il contient soient repris, diffusés, et parfois mal compris et déformés. Aussi, les quelques commentaires que les visiteurs ont laissé à propos de mon analyse du document de la Sécurité Routière relatif à l’accidentologie moto, ainsi que les propos que j’ai pu lire ici et là sur les forums, me conduisent à apporter quelques compléments. En me lançant dans ce travail qui devrait conduire à un master de sociologie, j’ai fort banalement commencé mon étude par la recherche de sources de documentation secondaires, de toute nature, relatives à la moto, et essayé avant tout de trouver les statistiques qui permettraient de répondre à cette question en principe simple : combien de motards aujourd’hui en France ?
En cours de route, grâce à Google, je suis donc tombé – je n’ai pas été le premier, un forum consacré à la Fazer en parle dès avril 2005 – sur cet assez stupéfiant document de l’ONISR, dont j’ai étudié trois points qui m’ont semblé particulièrement significatifs, et relatifs à mon propos qui concerne la moto d’un point de vue sociologique, mais ne s’intéresse pas particulièrement à l’accidentologie.

Comme tout le monde l’a compris, le chiffre essentiel est celui qui permet à l’ONISR d’estimer à 1 % la place de la moto dans le trafic global, chiffre qui est à son tour le produit de deux estimations : celle du parc de véhicules, et celle du kilométrage moyen, estimations dont au moins la première n’a aucune raison d’exister, puisqu’il suffirait de compter les cartes grises pour obtenir un dénombrement raisonnablement exact du parc de motos en circulation. Et le fait que l’Etat ne procède pas ainsi, alors que les motos, après les véhicules particuliers et les utilitaires, représentent la troisième catégorie de véhicules la plus nombreuse, est, nécessairement, extrêmement significatif : là, on pourrait oser le jeu de mots bourdieusien, et dire que ceux que l’Etat ne compte pas ne comptent pas. Naturellement, il m’est impossible de faire à sa place le travail de l’Etat : j’apporte quelques indices, quelques dénombrements rapidement faits à partir du site de Moto Station, lesquels, comme le précise Jean-Noel en commentaire, peuvent fort bien être biaisés, encore que l’on puisse en discuter, et qui sont de toute façon imprécis, en raison des intervalles de classes trop larges qu’utilise Moto Station, site qui n’a pas comme premier objectif de recueillir des chiffres de kilométrage précis. Mais cela n’a pas grande importance : ce qui compte, c’est que l’affirmation préremptoire selon laquelle les motards représentent 1 % du trafic total ne s’appuie sur aucune donnée fiable, que la marge d’erreur peut être énorme, et que toute réévaluation de ce chiffre diminue en proportion l’accidentatlité relative : si les motos forment en réalité 2 % du trafic, leur accidentalité est par définition deux fois inférieure à ce que l’Etat prétend qu’elle est.

Si, pour ce qui concerne le parc et le kilométrage, on reste dans le flou, il n’en est pas de même pour la mesure des vitesses, même si, découvrant tardivement la notice méthodologique qui leur est consacrée, l’essentiel de ma critique se trouve dans une note de bas de page : or, produites par une procédure d’échantillonage biaisée et une taille d’échantillon qui varie du trop faible au ridiculement minusucle, les données de l’ONISR relatives à la vitesses des motos sont en quelque sorte fausses au carré.

Enfin, le troisième élément de mon analyse est, lui, qualitatif, et porte sur l’étude d’un accident choisi par l’ONISR, au milieu de milliers d’autres, pour représenter une situation typique, celle du refus de priorité dont un motard est victime. Or, tout le travail d’analyse de l’Observatoire va conduire à inverser les responsabilités, excusant la faute de la conductrice qui s’est arrêtée au signal stop mais n’a pas vu le motard, gênée par une voiture mal stationnée, reportant la responsabilité sur le motard à cause d’une vitesse très supérieure à celle qui était autorisée. Cette attitude est politique en ce sens qu’elle marque, comme on dit chez nous, une rupture de la neutralité axiologique, ou, plus vulgairement, un parti-pris. On peut la comparer avec celle du gouvernement britannique, dans son étude In-depth study of motorcycle accidents, que l’on trouve par exemple en lien sur cette page. Là, on décrit en page 23 un accident mortel consécutif à une sortie de route en courbe. Le motard, accompagné d’un ami, pilotait une Kawasaki neuve, avec un permis obtenu onze jour plus tôt lors d’un stage intensif ; la courbe pouvait être négociée sans difficulté à la vitesse maximale autorisée, laquelle était respectée par le motard. On voit que les britanniques, eux, choisissent une situation où l’inexpérience seule, et l’insuffisance de la formation, expliquent l’accident ; on peut imaginer ce que l’ONISR aurait fait à la place.

D’une manière générale, j’incite les anglophones à se rendre sur le site du Ministère britannique des transports et, dans la masse de documents consacrés aux deux-roues, à lire celui qui présente sa politique en matière de moto, The government’s motorcycle strategy ; je cite l’introduction :
« Le gouvernement s’engage à apporter son soutien à l’utilisation du deux-roues motorisé qui représente une part importante de l’offre de transports, et à travailler avec les représentants des motards pour répondre aux besoins des motocyclistes. »
C’est signé David Jamieson, Secrétaire d’Etat aux transports du gouvernement de Tony Blair ; c’est la Grande-Bretagne, sur une autre planète.

Une précision technique pour finir : ce site fonctionne grâce à DotClear, la plate-forme de blogs développée par Olivier Meunier. Progressivement, avec la publication de nouveaux billets, mon analyse de la brochure de la Sécurit&eacute Routière sera déplacée vers le bas de la page d’accueil, puis cessera d’être visible sur celle-ci. Donc, si l’on désire faire un lien vers cet article, il faut prendre comme cible non pas la page d’accueil, index.php, mais le billet lui même : un clic sur son titre, et il s’ouvre dans sa propre fenêtre à son adresse, ce qui, de plus, permet de laisser un commentaire. Ici, il s’agit de
http://mastermoto.nuage-ocre.net/index.php?
2005/11/01/3-l-onisr-blanchisseur-de-statistiques
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J’essayerai de faire plus court la prochaine fois.

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