sociologie des bandits casqués

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la longue durée

On sait, pour l’avoir évoqué à mainte reprises, à quel point le discours explicatif et justificatif présenté par le Comité Interministériel de Sécurité Routière depuis sa création, en 1973, se contente, dans sa communication destinée au grand public, de recenser les mêmes causes, et de ressasser les mêmes effets. Les accidents, en simpliifant, sont dus à l’alcool et à la vitesse, et les victimes en sont d’innocents piétons, de pauvres cyclistes, mais surtout ces incorrigibles motocyclistes qui s’obstinent à rouler trop vite, et ne font pas preuve d’une sobriété exemplaire. Ainsi, les bonnes années, comme en 2004, les motards font seuls exception à la baisse générale de la mortalité. Pendant les mauvaises, 2005 par exemple, ils font partie des catégories dont la mortalité croît. Comme tout discours normatif et réducteur, celui-ci oppose les vertueux et les coupables, rangés en un certain nombre de catégories, bons conducteurs et chauffards, adultes responsables et jeunes inexpérimentés, mais aussi, plus schématiquement, automobilistes et motocyclistes, bons, et mauvais élèves. Naturellement, et la Sécurité Routière qui tient, dans des documents moins directement accessibles, un discours un peu plus nuancé même s’il n’est pas exempt d’erreurs grossières, le sait bien, ces affirmations sont vides de sens. Elles se contentent, en effet, d’apprécier, d’une année sur l’autre, et guère plus, les évolutions parfois infimes de la seule accidentalité, et ne tiennent aucun compte d’un facteur déterminant, l’exposition au risque. Le problème, c’est que celui-ci n’est pas si simple à calculer.

principes méthodologiques

Le principe, pourtant, n’a rien de compliqué : ils s’agit de rapporter une série statistique, la mortalité routière, à une autre, le risque encouru par les victimes. Malheureusement, les méthodes employées par la Sécurité Routière pour calculer la seconde série sont parfaitement fantaisistes, tandis que, sur le long terme, la première souffre de changements périodiques de définition. Ainsi, jusqu’en 1965, seuls les décès se produisant au plus trois jours après l’accident étaient recensés au titre de l’accidentalité routière ; ensuite, la limite est portée à six jours avant de rejoindre, en 2005, la norme européenne de trente jours. S’il est impossible de corriger les ruptures ainsi engendrées, du moins jouent-elles à l’identique pour toutes les catégories d’usagers. Il n’en va pas du tout de même avec l’exposition au risque.
Pour la connaître, la Sécurité Routière utilise une formule simple : elle multiplie le parc des véhicules, en principe bien connu puisque tiré du fichier des immatriculations, par le kilométrage moyen annuellement parcouru. C’est là que les ennuis sérieux arrivent. Si, pour les automobiles, le premier terme de l’opération est, en gros, valide, on sait déjà qu’il n’en est rien pour les motocycles, dont le parc, inconnu, est estimé d’une façon parfaitement douteuse, et par la Chambre Syndicale du Motocycle. Quant au second, on le calcule grâce à des sondages effectués on ne sait dans quel but par un instititut d’études de marché. Si l’on peut postuler une certaine représentativité des résultats obtenus pour les automobilistes, on peut douter que l’État ait la bonté de consacrer les sommes nécessaires à la constitution d’un échantillon représentatif des utlisateurs de deux-roues motorisés, échantillon qui devrait comporter un minimum de 2 000 individus, alors qu’il ne prend même pas la peine de consulter son fichier de cartes grises pour simplement savoir combien ils sont. Et quand bien même il consentirait à cet effort, et obtiendrait une bonne estimation du kilométrage moyen parcouru, cette seule information ne lui permettrait en aucun cas de dresser une comparaison valide entre les différentes catégories d’usagers, automobilistes et motocyclistes par exemple. Car pour utiliser le seul kilomètrage comme indicateur de risque, il faut supposer un usage uniforme des réseaux par ces catégories distinctes ; or, il n’en est rien.
Ainsi, soit parce qu’on à affaire à des scooters confinés au domaine urbain et péri-urbain, soit parce qu’il s’agit de motards qui, à ce premier usage, rajoutent une dimension de loisir qui s’exprime essentiellement sur les routes ordinaires, l’autoroute, la voie la plus sûre, massivement employée par les transports routiers et lourdement fréquentée par les automobilistes, est, en dehors des grandes migrations sportives, vide de motards, ce dont témoigne l’accidentalité infime que ceux-ci connaissent sur ce type d’infrastructure. C’est que chaque type de véhicule correspond à un usage différent, et, on doit avoir l’honnêteté de le constater, quand un motard part en vacances, voire en week-end, et prend l’autoroute, ils se trouve presque toujours derrière un volant. A l’inverse, la densité des motocycles connaît son apogée sur les routes secondaires, ou dans les zones urbaines, là où se rencontre également l’accidentalité la plus forte. En d’autres termes, quand bien même il serait correctement estimé, le seul kilométrage parcouru ne suffit pas à quantifier l’exposition au risque : il faut, en plus, connaître la manière dont il se répartit selon le type de réseau. Faute d’une telle ventilation, on va fatalement, comme le fait la Sécurité Routière dans sa vision toujours frappée d’ethnocentrisme, ériger en norme globale la seule pratique de l’automobile.

En somme, estimer l’exposition au risque des motocyclistes à la manière de la Sécurité Routière implique de multiplier un parc de machines inconnu par un kilométrage ignoré et qui, s’il ne l’était pas, ne constituerait cependant pas à lui seul un indicateur valide. Alors, si l’on veut faire preuve d’un minimum de rigueur, et privilégier la fiabilté, il faut, en lieu et place de l’exposition au risque, retenir le seul indicateur utilisable : les immatriculations annuelles. En contrepartie, on peut alors, grâce au remarquable travail effectué par le CDAT du Ministère des Transports, accéder à des séries statistiques sur une période très confortable. Le Centre a en effet numérisé la collection complète, jusqu’en 1960, voire même 1955, de l’Annuaire statistique des Transports, lequel comporte notamment les deux séries qui nous intéressent, les victimes d’accidents mortels, et les immatriculations de véhicules neufs, pour les deux catégories d’usagers qui nous importent, les automobilistes, et les motocyclistes, c’est à dire les propriétaires de deux-roues motorisés d’une cylindrée supérieure à 50 cm³. En rapportant l’accidentalité à l’évolution des immatriculations, on disposera d’une estimation de la mortalité relative au seul critère d’exposition au risque disponible, l’évolution du nombre des véhicules. En posant une base 100 en 1972, le point haut historique de la mortalité routière, on pourra suivre cette évolution en indice. Et en rapportant l’indice relatif aux motocyclistes à celui des automobilistes, on obtiendra enfin la réponse à la question qui nous préoccupe : ces motocyclistes sont-ils vraiment si méchants que ça, se comportent-ils tellement moins bien que les automobilistes, et méritent-il donc la déconsidération qui les frappe ?

interprétation graphique

Mais quelques remarques s’imposent encore avant d’en arriver au coeur du sujet. D’abord, on constate deux lacunes dans les données de mortalité des motocyclistes, disponibles par ailleurs depuis 1959 : 1968, et 1972, manques dont les valeurs ont été estimées à partie des années voisines. Ensuite, la série des immatriculations pose un problème particulier : si le marché des automobiles, par ailleurs bien plus vaste que celui des motocycles, connaît une évolution lente et régulière, il n’en va pas du tout de même pour les deux-roues. En 1955, on a en effet immatriculé 286 000 deux-roues, et 440 000 voitures, soit un rapport supérieur à un pour deux. Ensuite, les ventes s’effondrent totalement, pour toucher un point bas en 1967, seulement douze ans plus tard, avec 11 800 motocycles contre 1 230 000 voitures, soit moins d’un deux-roues pour cent automobiles. Mais à partir de là, les immatriculations de motocycles remontent progressivement, et constamment. Alors que le record de 2 310 000 automobiles immatriculées en 1990 n’a jamais été battu, le nombre de deux-roues vendus continue à croître, le record, avec 239 000 unités, datant de 2007, soit la dernière année disponible. Ces évolutions très fortes sur un temps très court et avec des volumes faibles posent donc un problème de représentation graphique, en particulier dans le cadre d’une comparaison avec une série qui suit une évolution bien plus paisible. Pour réduire les incohérences, on a donc préféré utiliser non pas le chiffre annuel des immatriculations, mais leur moyenne mobile sur les cinq années précédentes, cette durée correspondant très grossièrement à l’âge moyen du parc. On le verra, cette pondération ne suffit pas à gommer les accidents statistiques : mais utiliser une moyenne mobile calculée sur une durée plus longue faisait courir le risque inverse, celui de masquer des évolutions plus fines, mais intéressantes.
Ainsi, on obtient donc, avec une base 100 en 1972, une représentation graphique de l’indice d’évolution de la mortalité relative à la moyenne mobile des immatriculations sur les cinq années précédentes pour les motocyclistes, et pour les automobilistes. Cet indice se déploie sur une période qui dure plus de quarante ans, entre 1965 et 2007, année des derniers résultats connus.

Alors, s’il fallait commenter ce diagramme d’une seule phrase, n’en retenir donc que le trait le plus saillant, son enseignement serait simple : sur le long terme, entre 1965 et 2007, soit plus de quarante ans, on ne constate aucune différence significative entre l’évolution de la mortalité routière relative à l’exposition au risque chez les automobilistes, et chez les motocyclistes. Avec une base 100 en 1972, pour les automobilistes, on atteint en 2007 l’indice 18,5, et leur mortalité relative a donc été divisée par cinq. Avec une base 100 en 1972, pour les motocyclistes, on atteint en 2007 l’indice 20, et leur mortalité relative a donc été divisée par cinq. Naturellement, dans le détail, il faudra être un petit peu plus précis, et expliquer en particulier l’évolution extrêmement accidentée de la courbe des motocyclistes, avec cet indice qui remonte fortement entre 1967 et 1972, s’effondre ensuite jusqu’en 1981 avant de connaître une remontée significative jusqu’en 1989. Pour une bonne part, ces variations sont la conséquence fatale à la fois de la faiblesse des effectifs en jeu, et de leur variation très brutale, conséquence que le recours à la moyenne mobile ne suffit pas à tempérer. Au demeurant, on reste totalement libre de choisir le mode de présentation que l’on souhaite, les données nécessaires étant disponibles ici. Si l’indice monte entre 1967 et 1972, c’est parce que le nombre des morts, au plus bas en 1967 avec 184, remonte ensuite plus vite que la moyenne des immatriculations, pour atteindre le chiffre de 700 en 1972. Et alors que, avec 9 276 tués, cette année marque le pic de mortalité pour les automobilistes, il n’en va pas de même pour les motocyclistes, puisque les chiffres continueront à augmenter jusqu’à atteindre 1 059 victimes en 1980. Et pourtant, c’est durant ces années-là que l’indice de mortalité connaît sa baisse la plus marquée. C’est que, au même moment, les immatriculations explosent : on passe de 11 838 unités en 1967 à 61 106 en 1972, avant d’atteindre les 136 399 ventes en 1980, un record qui ne sera pas battu avant 1997. Si l’on compte en 1980 5,7 fois plus de tués qu’en 1967, on dénombre également 11,5 fois plus d’immatriculations : la mortalité relative, en d’autres termes, a été divisée par deux. On manquerait à tous ses devoirs en ne se demandant pas pourquoi.

facteurs explicatifs

Sans doute faut-il ne pas trop rechercher de comparaison avec la situation des automobilistes, tant la brutalité des évolutions dans cette période qui court jusqu’en 1980 peut-elle largement s’expliquer par les facteurs techniques évoqués plus haut. Il n’en reste pas moins que, au moment où, en juillet 1972, Christian Gérondeau prend place dans le fauteuil tout juste créé de Délégué Interministériel à la Sécurité Routière, la mortalité a déjà commencé à baisser ; la baisse s’accroît lorsque, entre juin 1973 et août 1975, les premières contraintes, limitations de vitesse, port du casque, obligation d’allumage diurne des feux de croisement, entrent en vigueur. Pourtant, en dehors de l’allumage des feux, qui améliore la visibilité des deux-roues, mais n’intervient qu’en août 1975, on peut parfaitement postuler que, pour l’essentiel, ces mesures n’ont guère eu d’effet. On voit mal comment la simple limitation de vitesse, alors dépourvue de possibilités de contrôle, peut produire des effets sur cette population que l’on dit rebelle. Et l’obligation de port du casque a sans doute eu des conséquences pour les jeunes usagers de vélomoteurs, ces 125 qu’ils pouvaient alors conduire dès seize ans, mais beaucoup moins sur les motards, déjà convertis, et nécessairement pratiquants. Sans doute l’amélioration des infrastructures, l’aménagement des carrefours, la suppression des points noirs prend-elle, en particulier pour ces motards si sensibles à l’état du terrain, une importance qui perdure aujourd’hui : mais il n’en sera pas question avant 1981, avant le remplacement de Christian Gérondeau par Pierre Mayet et le lancement, l’année suivante, du programme REAGIR. Ce qui a compté, en fait, c’est ce qu’on ne voit pas, et qui découle directement du développement d’un nouveau marché, des machines neuves, ces japonaises modernes et fiables équipées de freins à disques, des équipements originaux, comme le casque intégral qui apparaît alors et remplace le pitoyable bol des générations précédentes, les améliorations constantes qu’apporte une concurrence efficace puisqu’elle s’exerce désormais sur un marché rentable qui permet d’investir et de développer des techniques nouvelles, et, plus encore peut-être, la croissance du nombre des motos qui à la fois oblige les automobilistes à la cohabitation, et les habitue à cette présence d’un véhicule radicalement différent du leur, tout ce qui, en somme, est, directement ou pas, produit par le monde de la moto et lui seul, sans aucun concours extérieur, ne serait-ce que celui d’une TVA à taux réduit sur ces équipements de sécurité. Et de tout cela, le Délégué Interministériel ne sait rien puisque, ne prenant en compte que le bilan des victimes, il s’acharne à imaginer ces solutions qui endigueront la marée des nouveaux motards en les privant de leurs machines, et que, à cette fin, et contre l’avis même de ses services techniques, il met au point son arme absolue, le nouveau permis, qui entrera en vigueur le premier mars 1980.

Celui-ci, il faut le rappeler, prévoit la disparition des 125 au profit d’une catégorie nouvelle, les 80 cm³ dont la vitesse est bridée à 75 km/h, accessibles à partir de seize ans avec le permis A1. Quant aux motos, elles sont scindées en deux avec une cylindrée pivot, la 400 cm³ : en dessous de la limite, le permis A2 suffit ; au-dessus, il faut passer le A3, plus difficile. Mais, dès dix-huit ans, on peut tenter d’obtenir l’un ou l’autre permis, qui donne ensuite accès à une machine qui ne connaît d’autre restriction que celle de sa cylindrée. En d’autres termes, à partir de mars 1980, à seize ans, on doit faire un choix : soit on passe le A1 et l’on peut alors acheter une sorte de gros cyclomoteur dont la vitesse maximale est inférieure de 15 km/h à celle des poids-lourds, soit on attend d’en avoir dix-huit pour passer le permis moto. Comme le montre le graphique suivant, l’hésitation fut brève :

Après la très forte hausse de 1979, anticipant la réforme, la part des permis A1, jusqu’alors bien plus nombreux que les permis A, s’effondre, et ne remontera plus. Leur stratégie d’adaption a bel et bien conduit les postulants à sauter l’étape indispensable de la 125, cette machine d’initiation qui avait presque tout d’une vraie moto, et à entrer de plein pied, armés du seul bagage de leur permis, dans la cour des gros cubes. C’était l’époque de la 350 RDLC, comme le rappelle Manuel Marsetti dans Chronique d’une utopie en marche : « Réponse directe des constructeurs japonais au permis 400 cm³ de Christian Gérondeau, en vigueur jusqu’en janvier 1985, la 350 RDLC est une véritable fusée, dont le poids ne dépasse pas 130 kilos, mais dont le compteur flirte allègrement avec les 200 km/h. Pour le délégué Philippe Duchêne, « c’est la première vraie sportive, une grosse évolution sur le plan technique. Les mecs passaient directement à ça, n’avaient jamais rien eu avant. C’était forcément catastrophique ». A Grenoble,  » les dix-huits premiers modèles ont fait dix-huit morts », grimace Philippe Guieu-Faugoux. » (Marsetti, Chronique d’une utopie en marche, 2003, p. 78-79). La période qui s’étend de 1982 à 1991 sera donc la seule durant laquelle, globalement, la mortalité augmente alors que le nombre d’immatriculations se tasse, une évolution que l’indice reflète. Le nouveau permis de Christian Gérondeau n’a pas tué la moto : il a juste tué des motards.

En redonnant aux plus de dix-sept ans l’accès aux 125, la réforme de 1985 ne modifiera pas grand chose. De la même façon, la dernière évolution règlementaire en date, celle du 1er juillet 1996 qui, d’une part, limite à 34 cv la puissance des machines que peuvent conduire les jeunes motards et, d’autre part, signe le plein retour d’une catégorie 125 de nouveau accessible à seize ans, ou à vingt ans pour les titulaires du permis auto, ne semble pas entraîner de conséquence significative. Pourtant, à la différence de la période 1981-1988, la part de marché des 125 s’accroît alors, au point qu’il se vende aujourd’hui autant de MTL que de MTT. Le retour des automobilistes, motards sans formation sur des machines simples d’accès, ne semble pas produire d’effets particuliers. Mais il faudrait là une analyse plus fine que celle que permet ce simple graphique, qui suivrait par exemple l’évolution de la répartition entre 125 et cylindrées plus importantes, répartition que l’on connaît depuis 1981 grâce à un autre document du Ministère des Transports, le Marché des véhicules. Il faudrait aussi étudier d’autres causes, voir par exemple si le progrès principal de ces dernières années, l’amélioration de la sécurité passive des automobilistes, en plus de ne concerner qu’eux-mêmes, n’a pas produit d’effets pervers au détriment des usagers vulnérables. Mais ces données, en tout cas, suffisent à juger de l’efficacité des politiques de sécurité routière relatives à la moto. Si rien de particulier ne semble expliquer la décrue régulière et parallèle de l’indice, pour les automobilistes comme pour les motocyclistes, si, par exemple, ce qui n’étonnera personne, on ne perçoit absolument aucun effet de l’interdiction des machines de plus de 100 cv, si, probablement, la cause principale de cette évolution favorable est à rechercher dans la banalisation du deux-roues, comme le prouvent les exemples croisés de la Grande-Bretagne, ce pays réputé pour sa sévérité, et de l’Italie, à laquelle on prête des vertus diamétralement opposées mais qui, très grossièrement, recensant dix fois plus de deux-roues que la Grande-Bretagne, ne compte que deux fois plus de morts, on peut au moins dresser un bilan des années Gérondeau. Archétype de l’interventionniste autoritaire, prototype du technocrate à idées fixes, le premier Délégué Interministériel, déniant aux citoyens le libre choix de leur véhicule lorsque ceux-ci optaient pour cette moto qu’il souhaitait voir disparaître, refusant de prendre en compte ces données dont il disposait pourtant, et dont on a vu à quel point elles montraient, durant ces années 70, l’amélioration spectaculaire de la sécurité des motards, n’a su que lancer une politique prohibitionniste dont on a pu constater les conséquences désastreuses. Alors, on se permettra de finir sur une apostrophe aux pouvoirs publics : si, vraiment, votre souhait sincère est de voir baisser l’accidentalité des motards, si, pour des raisons de coût, il ne vous est pas possible de mettre plus vigoureusement en oeuvre des politiques spécifiques mais pareto-optimales telles le doublement des rails de sécurité, alors, au moins, ayez-en le courage, ne faites rien.

l’aveuglement ethnocentriste

Un peu à l’image d’un archéologue déblayant méticuleusement son terrain de fouilles avant d’entamer l’analyse de ses trouvailles, un travail sociologique valide ne peut faire l’économie d’une remise en cause de ces prénotions relevant parfois du discours savant, et de ce que le discours savant doit parfois au sens commun, qui viennent enrober son objet d’étude d’une gangue d’interprétations faciles, mais fausses, dont il faut avant tout le dégager. En négligeant ces précautions indispensables, un travail de recherche se condamne à ne rien révéler d’autre que les préjugés ethnocentristes de son auteur. Tel est bien le cas avec celui que l’on va analyser ici, entrepris sous l’égide de l’INRETS, et qui possède deux propriétés extrêmement rares pour cet institut bien secret, puisqu’il se trouve être disponible en ligne, et s’intéresser aux motards.

Il peut paraître singulièrement vaniteux, ou particulièrement audacieux, de s’attacher à critiquer un travail qui relève d’une discipline, la psychologie cognitive, dont on ignore tout. Et, en effet, il n’y aura pas lieu de se prononcer sur la pertinence de la recherche elle-même comme de ses conclusions. Mais puisqu’elle utilise, à côté d’un dispositif de laboratoire sans doute propre à la psychologie, des techniques assez banales dans l’univers des sciences humaines, questionnaire, échantillon, qu’elle cite en référence un certain nombre de travaux censés relever du domaine de la sociologie, qu’elle s’appuie aveuglément sur des données statistiques dont on a maintes fois remis la validité en cause, et qu’elle emprunte quelques éléments à l’univers motard, éléments choisis pour des raisons aussi précises que scientifiquement injustifiables, quelques-unes des défaillances méthodologiques qui caractérisent ce mémoire pourront être relevées, et commentées. Mais son utilité principale sera de servir de matériau d’analyse, et de permettre ainsi de reconstruire les prénotions qui sont au principe de son élaboration, prénotions qui ont toutes les chances d’être largement partagées dans les différents organismes de recherche traitant de sécurité routière, et de perdurer aussi longtemps que le simple fait de rouler à moto conservera, au yeux des autorités, son caractère fondamentalement illégitime.

l’appareil théorique

Cet objet est un mémoire de M2 recherche soutenu en 2006 à l’Université de Lyon 2, par une étudiante aujourd’hui doctorante au sein du LESCOT, un des laboratoires de l’INRETS. Il s’agit d’étudier, au moyen d’un dispositif de laboratoire dans lequel 21 motards seront impliqués, leur conception du risque tel qu’elle ressort en particulier de leurs réactions à des séquences vidéo illustrant un danger routier potentiel, et de leurs réponses à un questionnaire comportant 36 questions, presque toutes fermées. Les hypothèses qui fondent ce volet expérimental sont explicitées dans la première partie du mémoire : on trouve là une justification théorique se référant à des modèles psychologiques, une revue des statistiques disponibles, extraites en particulier de l’édition 2003 de cette brochure de l’ONISR que l’on a déjà beaucoup commentée, et une présentation du « point de vu (sic) des sociologues », « sociologues » dont il se trouve que l’on a, déjà, aussi parlé. Car toute la culture sociologique de notre étudiante se résume aux seuls travaux de Frédéric Völker et François Oudin, sociologues ni l’un ni l’autre puisque le premier est l’auteur d’un simple mémoire de maîtrise, le second doctorant en ethnologie, et très porté sur l’anthropologie, et qu’ils se caractérisent tous deux par une commune démarche, dans laquelle un terrain qui n’est jamais détaillé mais dont on devine qu’il se limite à une expérience personnelle et singulièrement brève sert de support et de piètre justification à un défilé de stéréotypes, démarche, au fond, assez proche de celle de notre étudiante en M2. Il existe, pourtant, même si leur nombre est dérisoire, d’authentiques travaux sociologiques et ethnologiques consacrés aux motards : mais il faut, pour y avoir accès, entreprendre une vraie recherche bibliographique, voire s’abandonner aux bons soins du SUDOC. Il est, évidemment, bien plus pratique, et sans doute largement suffisant, de se contenter de Google, et des ressources accessibles en ligne.

Une autre justification théorique laisse immédiatement apparaître sa faiblesse : ce travail, on l’a dit, repose entièrement sur la participation d’un effectif de motards limité à 21 individus, ce qui, en soit, n’a rien d’anormal. On est bien placé pour savoir que les contraintes physiques qu’imposent ces journées qui ne comptent que 24 heures limitent fortement l’ampleur que peut prendre le travail solitaire de quelques mois que représente un mémoire de M2. Nécessairement, on ne pourra étudier qu’une infime fraction de la population concernée, et fournir un mémoire qui n’aura aucune prétention en matière de représentativité, et dont les conclusions ne sauraient en aucune façon être généralisées. Tel n’est pourtant pas le cas ici, comme le révèle cette référence systématique aux « motards » en tant que catégorie globale, globalisation parfaitement abusive mais justifiée par le recours à une taxinomie particulière dans laquelle interviendront trois groupes censés présenter des attitudes cohérentes à l’égard du risque, et fournir une image pertinente du monde motard dans son ensemble, les « utilitaristes », les « bikers » et les « sportifs », ainsi classés en particulier grâce au type de moto qu’ils utilisent. Cette taxinomie trouve sa seule justification théorique dans un sondage réalisé par la SOFRES pour la Sécurité Routière, lequel, par un processus typique des études de marché, invente les catégories de motards « pragmatistes », « hédonistes », « désimpliqués », « fous du guidon » ou « motards du dimanche ». Reprendre une telle taxinomie dans un travail scientifique, et croire à ses vertus descriptives et prédictives, s’apparente, au fond, à la démarche par laquelle les premiers ethnologues classaient ces populations alors qualifiées de primitives, et aussi radicalement étranges qu’incompréhensibles.

le dispositif expérimental

En s’attachant maintenant au dispositif de laboratoire mis en oeuvre, et en laissant de côté la question de la généralisation abusive de ses résultats, on découvre rapidement un autre biais, plus anecdotique celui-là. Il découle d’une caractéristique sans doute fatale des séquences vidéos qu’il utilise, et qui présentent des situations de circulation routière dans lesquelles les motards volontaires sont supposés trouver un risque auquel ils doivent réagir : mais, tournées à bord d’une voiture, et destinées à des automobilistes, leur pertinence à l’égard de la moto se trouve souvent prise en défaut. Ainsi en est-il, comme l’auteur du mémoire le reconnaît elle-même, de cette vue montrant une rue qui se rétrécit progressivement, la voie opposée étant occupée par un poids-lourd. Sans doute une telle situation est-elle problématique pour un automobiliste ; pour une moto, par contre, avec sa largeur inférieure à 80 cm, sans aucune difficulté, ça passe. A contrario l’auteur, en commentant une autre séquence, n’a aucunement conscience de l’erreur d’analyse qu’elle commet en qualifiant de dangereuse une situation de dépassement, alors même que les caractéristiques physiques propres à la moto, sa faible largeur et ses considérables capacités d’accélération, en limitant la durée du dépassement comme l’empiètement sur la voie opposée, réduisent fortement, par rapport à une automobile, le risque de la manoeuvre. Appliquer sans nuance à un motard ce qui n’a été conçu que pour un automobiliste ne révèle rien d’autre que ce sempiternel biais ethnocentriste, et ce refus de fournir les efforts comme les financements nécessaires à une authentique connaissance des motocyclistes.

Il reste, enfin, à attaquer le plat de résistance : le questionnaire. On sait à quel point cette technique peut, cachée sous les apparences de neutralité axiologique et de scientificité qu’un public peu formé, et peu informé, lui prête bien trop généreusement, se contenter de n’être qu’une vulgaire contrebande de pacotille, et combien le choix des questions, leur ordre, et leur intitulé en disent, pour parapharaser Patrick Champagne, bien plus sur ceux qui les conçoivent que sur l’objet qu’elles sont censées appréhender. Et, indubitablement, le questionnaire rédigé par notre chercheuse offre un exemple presque caricatural du genre, en particulier par son recours extensif au personnage central de la pièce, et du mémoire, le Prince Noir. Dans les 139 pages, annexes comprises, que compte ce travail, le nom du chevalier des ténèbres revient pas moins de 77 fois, et il apparaît dans 19 des 36 items que compte le questionnaire. Et pourtant, contrairement aux affirmations de l’auteur, qui prétend qu’il s’agit d’un « véritable mythe vivant au sein des motocyclistes, adulé ou détesté mais toujours respecté. », ce nom est aujourd’hui à peu près inconnu dans un univers motard sans doute plus riche en références à la Black Prince qu’au Prince Noir, comme peuvent, par exemple, en témoigner les vaines recherches que l’on fera sur des forums aussi courus que le généraliste Repaire des Motards, tout comme chez les sportifs Fazermen, ce qui s’explique sans doute assez facilement, ses exploits remontant à 1988.

À l’usage des jeunes générations, il convient donc de rappeler que l’on parle ici d’un motard pilotant une Gex et qui, en 1988, a enregistré en vidéo son tour du périphérique parisien accompli en à peine plus de 11 minutes, séquence ensuite vendue à La Cinq, chaîne de télévision à l’époque propriété de Robert Hersant et de Silvio Berlusconi et friande de ces vidéos à scandale propres à confirmer son public populaire dans son rejet de tout comportement socialement déviant. Il semble, en d’autres termes, assez difficile de comprendre par quel cheminement une telle attitude, à la fois extrême et servilement intéressée, a pu, pour une chercheuse même profondément ignorante des plus ordinaires propriétés de son objet d’étude, sembler assez significative pour lui pour servir d’étalon. Au fond, c’est un peu comme si Metéo France abandonnait, dans ses relevés de température, le degré centigrade au profit du kelvin : cela rendrait la vie quotidienne plus difficile, mais les effets du réchauffement climatique bien moins inquiétants.

On laissera au lecteur le soin d’apprécier par ailleurs l’extrême naïveté de ces questions relatives au Prince Noir, telle celle où l’on demande aux motards de l’échantillon s’ils ont déjà roulé en interfile sur le périphérique : même si les répondants résident à Lyon, le taux de réponses positives a sans nul doute affolé la chercheuse. On se perdra par ailleurs en conjectures en imaginant comment diable on peut exploiter les réponses par oui ou non à des questions du style : « il faut avoir du feeling pour être un bon motard », ou, plus loin, au milieu d’un talon assez standard, le « pensez-vous être un motard dans l’âme ? », questions par ailleurs privées de la moindre explicitation des notions en question. On regrettera, par contre, que la question « avez-vous déjà eu des accidents corporels à moto ? » ne soit pas accompagnée de la moindre tentative d’obtenir une description des circonstances de, ou plutôt des puisque le singulier ne semble pas de mise, l’accident en question, tant on devine aisément quelle exploitation biaisée peut être faite du taux de réponses positives.

l’ethnocentrisme au travail

Ce qui semble, en fait, le plus intéressant dans ce mémoire, c’est de le prendre comme objet d’étude, et de voir en lui un révélateur aussi bien des pratiques en usage dans le milieu universitaire où il a été produit, que des prénotions inconscientes qui habitent aussi bien son auteur que les chercheurs et enseignants qui l’ont encadrée. En agissant ainsi, on tombera bien sûr dans le piège de la généralisation abusive dénoncé plus haut : aussi faut-il ne voir là que quelques notes superficielles, et quelques spéculations hâtives.

Il faut d’abord s’attacher, dans ce qu’elle a d’essentialiste, à cette démarche qui ne se contente pas de postuler l’existence de cette espèce bizarre, difficile à comprendre, à l’évidence fort différente du reste du genre humain, mal connue mais pourtant familière puisqu’on la croise tous les jours sur la route, le motard, mais qui, en plus, en dresse la taxinomie. Cette taxinomie aura un seul but : classer les 21 participants à ce travail de recherche en fonction d’un seul critère, le risque, et les ranger dans trois catégories dichotomiques censées posséder des attitudes homogènes à l’égard de ce même critère. On comprend que, dans un institut spécialiste des questions des sécurité, cette notion de risque soit centrale, alors même qu’elle paraîtra banale, voire anodine, pour un motard ordinaire dans sa pratique quotidienne. On comprend beaucoup moins pourquoi cette notion, parce qu’il s’agit ici de motards, doit, d’une part, être étudiée d’une façon qui n’a probablement rien à voir avec celle que l’on emploie pour les automobilistes, et, d’autre part, être étalonnée en référence à une pratique qui n’est pas seulement extrême, mais presque suicidaire, et à propos de laquelle, afin de justifier de son emploi, la chercheuse multiplie des affirmations gratuites qui montrent combien elle ignore tout du milieu qu’elle étudie, et à quel point cette ignorance ne présente absolument aucun obstacle pour son travail.

Ainsi, il existe deux excellentes raisons de ne pas faire du Prince Noir la référence d’une étude scientifique, distinctes l’une de l’autre mais dont chacune suffit à sa disqualification. Une référence, surtout quand, comme c’est ici le cas, elle est unique et constamment mobilisée, joue nécessairement le rôle d’une norme, ce pourquoi on ira en principe la chercher du côté de la moyenne, et pas d’une exception qui relève ici de l’aberration statistique. De la part d’un chercheur un comportement aussi inhabituel, et imprudent, ne s’explique que par la prégnance d’un sens commun savant, que la chercheuse partage avec son entourage, sens commun à cause duquel elle ne se rend pas compte que son étude, loin de dire quoi que ce soit sur la conception que les motards ont du risque, révèle au contraire à la fois à quel point il lui est impossible d’aborder cet objet de façon neutre, sans le remplir de ses préjugés, et combien cette démarche, dans le milieu universitaire où elle évolue, ne trouble personne.

Le Prince Noir, d’autre part, n’est nullement le produit d’un groupe dont il représenterait les pratiques habituelles dans leur composante extrême, mais n’existe que pour fournir un sujet à scandale à une télévision qui, en la matière, possède un lourd passé, passé que l’on peut suivre jusqu’en 1987 avec Moi Je, émission produite pour Antenne 2 par Pascal Breugnot et qui a inauguré la mise en scène télévisuelle de l’exhibition narcissique camouflée en « sujet de société ». Dans un reportage intitulé « Motos kamikaze », l’édition du 6 mai montrait ainsi trois amateurs de très haute vitesse, dont l’un se vantait d’avoir accompli un tour du périphérique en moins de 11 minutes, soit mieux que le Prince Noir, et un an plus tôt. D’Antenne 2 à M6 et à travers les décennies, le biais est constant, et la moto n’intéresse les télévisions qu’au travers des comportements extrêmes, tout comme elle n’intéresse généralement les sociologues que sous l’aspect des gangs de bikers hors-la-loi, en tant, donc, que sous-catégorie d’une sociologie de la délinquance. Comprendre pourquoi, lorsqu’une télévision à scandales recherche une population à stigmatiser au yeux du grand public et au nom des risques inconsidérés que prennent certains de ses membres, elle va toujours chercher les motards, ou plus largement aujourd’hui les utilisateurs de deux-roues motorisés, et jamais les skieurs, les parachutistes, les alpinistes ou les plongeurs sous-marins, représente indubitablement un intérêt sociologique. Par contre, y rechercher un exemple appelé à jouer un rôle fondamental en tant que comportement représentatif dans un travail à prétention scientifique revient à abandonner à cette même télévision le choix de ses objets d’études, donc en faire, en quelque sorte, son directeur de recherche, et implique de réaliser une si considérable quantité de mutations, de l’extrême au banal, du spectaculaire au scientifique, du préjugé de sens commun au discours savant, que la science s’y perd corps et biens.

Même s’il est hautement problématique de porter un jugement sur une discipline étrangère, même si, en agissant ainsi, on risque de tomber soit-même dans l’etnocentrisme, il faut quand même dire un mot du dispositif de laboratoire employé ici, et dont on a déjà relevé certains aspects fortement contestables. Il semble quand même étonnant de tirer des conclusions sans nuance des déclarations, et seulement des déclarations, d’une population à la fois extrêmement petite, privée de toute représentativité, et qui paraît avoir été constituée au gré des circonstances, par exemple en entrant en relation avec les salariés d’une grande entreprise grâce à un lien familial. On cherchera en vain la moindre tentative de valider ces résultats par une petite expérience de terrain, ne serait-ce qu’une participation, en tant que passagère, à ces sorties dominicales en groupe durant lesquelles on frôle la mort à chaque seconde. Le récent rapport Gisements de sécurité routière consacré aux deux-roues motorisés considérait, à la page 204, dans le chapitre relatif à la formation, que « L’idéal serait qu’un candidat au permis B (auto)  soit mis en situation, même brièvement, en temps que passager d’un deux-roues motorisé ». A défaut du grand public, on pourrait au moins attendre qu’une telle contrainte soit imposée à tous les chercheurs, dans quelque discipline que ce soit, qui ont à traiter de la question, avec comme objectif premier, et charitable, de leur éviter d’être ridicules.

Le fait, a contrario, que cette étude récuse par ailleurs le recours à toute espèce de critère sociométrique, puisque, même si l’âge, le sexe et la profession de ses motards sont connus de la chercheuse, elle ne fait aucun usage de ces pauvres données, et n’utilise pas d’autre variable explicative que sa taxinomie, se révèle particulièrement significatif. En effet, utiliser, comme lorsque l’on s’intéresse aux automobilistes, comme avec les recherches des sociologues, les critères du sexe, du milieu social, et, surtout, de l’âge, pour expliquer des comportements sociaux fait courir un risque, celui de transformer le motard en un individu banal, pas meilleur qu’un autre, mais pas pire non plus, donc de légitimiter ce moyen de transport dont l’utilisateur se trouve, en effet, bien plus vulnérable qu’un autre aux conséquences d’un accident.
L’ethnocentrisme ici en oeuvre joue un double rôle : il est à la fois l’acteur d’une recherche qui peut, ainsi, chercher, et trouver puisqu’elle s’est intégralement organisée dans ce but, chez le motard sa nature fatale d’amateur de risque, et le moteur inconscient qui permet d’agir ainsi sans que le moindre doute ne vienne perturber la démarche de la chercheuse. Ce travail constitue une démonstration de la façon dont, même dans ses constructions savantes, et à cause de la présence persistante, et à tous les niveaux, de cet ethnocentrisme dont, par définition, ceux qui en sont victimes ignorent tout, le discours public relatif aux motards se trouve privé de pertinence, et un exemple de ces recherches qui, ne trouvant au bout du compte que les préjugés qu’elles ont apporté dans leurs hypothèses, n’étudiant que les dispositifs qu’elles ont constitués afin qu’ils soient étudiés, se révèlent profondément inutiles. Mais sans doute notre étudiante a-t-elle fait exactement ce que l’on attendait d’elle, en produisant ce travail purement idéologique, et absolument pas scientifique.

la manifestation

Que seuls les motards manifestent à moto n’est que la première des constatations triviales que l’on peut faire en s’intéressant à leur recours, d’abord inorganisé et incontrôlé, puis de plus en plus encadré avec l’acquisition progressive par la FFMC de l’ensemble des pratiques, connaissances et relais nécessaire à la production de ce que Pierre Favre appelle des manifestations routinières, à ce moyen d’expression politique dont la banalité même aurait pu faire échec à l’analyse. Car, si l’on fait abstraction de leur caractéristique principale, le fait qu’elles se déroulent à moto, ces démonstrations semblent au premier abord étonnamment proches des ordinaires défilés revendicatifs : elles sont régulières, puisqu’on en compte au moins une à deux par an, et qu’il ne se passe pas d’année sans manifestation motarde, elles se déroulent selon un parcours déterminé, préalablement déclaré aux autorités compétentes, et elles comprennent presque toujours quelques actions annexes, discours, mises en scène, lâchers de ballons ou destructions de fausses contraventions, actions empruntées au traditionnel répertoire de la manifestation syndicale.
A contrario, elles se distinguent fondamentalement des actions menées par d’autres groupes qui, eux aussi, manifestent avec un véhicule, routiers, ambulanciers, chauffeurs de taxis, voire, tout récemment, la catégorie en devenir des motos-taxis. Professionnels aux commandes de leur outil de travail, et souvent indépendants, donc propriétaires de celui-ci, les actions de ces catégories d’acteurs sont en effet à la fois grève et manifestation, ce qui explique, d’une part, qu’elles soient exceptionnelles et, d’autre part, qu’elles aient généralement pour objectif d’exercer une pression politique avec un but précis, et qu’elles puissent donc se répéter aussi longtemps que ce but n’est pas atteint, ou que l’échec de la revendication n’est pas accepté.

Rien de tel chez les motards ou, pour être plus précis, dans les manifestations organisées par la FFMC. Là, c’est un groupe social qui manifeste, et pour lequel, comme on le verra plus loin, le défilé est l’une des occasions d’affirmer, en plus de ses revendications particulières, son existence en tant que groupe spécifique. Et cette manifestation emploiera un répertoire d’action élaboré au cours du temps, largement original, notamment parce que des contraintes techniques triviales interdisent le recours aux méthodes des manifestants à pied, méthodes que l’on va détailler en particulier grâce à l’analyse des deux principales manifestations parisiennes de l’année 2007, celle du 15 avril, de portée générale, et celle du 14 octobre, dont l’objectif, protester contre l’interdiction faite aux deux-roues motorisés d’emprunter le tunnel qui, reliant Versailles à Rueil-Malmaison, marquera la fin des travaux de l’autoroute circulaire A 86, intéressait essentiellement la grande région parisienne. Comme toujours à Paris, ces défilés sont organisés un dimanche après-midi ; et comme cela arrive parfois, lors de ces deux dimanches, il a fait très beau voire, en avril 2007, très chaud. Personne ne conteste qu’il s’agisse là d’une condition indispensable au plein succès d’une manifestation motarde.

rassemblement et défilé

Très tôt dans l’histoire d’un mouvement né à la toute fin des années 70, le processus spécifique de la manifestation motarde s’est cristallisé. D’une certaine façon, sa contrainte première et indépassable découle de la statique : puisque l’on défile sur un véhicule qui n’est pas stable en dessous de 20 km/h, la vitesse moyenne de la démonstration sera plus élevée, donc bien supérieure à celle des ordinaires manifestations pédestres. Elle durera donc beaucoup moins longtemps, tout en parcourant plus de kilomètres. L’occupation de l’espace public, donc la gêne causée à ses usagers, sera, sauf exception, bien moindre, et le sera d’autant moins que, même à Paris, le nombre des manifestants ne dépassera jamais quelques milliers : le mouvement motard se trouvera donc toujours privé de ce moyen de pression, à la fois physique et symbolique, du grand nombre des participants, manque qu’il lui faudra bien compenser, partiellement, d’une autre manière. Même s’ils ne réunissent jamais plus de quelques milliers de manifestants, les défilés motards nécessitent par contre, lors du rassemblement préalable, de monopoliser une surface assez considérable : souvent utilisé dans les premières années du mouvement, le lieu de rendez-vous du Champ de Mars, avec sa dimension symbolique, a cédé la place à l’esplanade du château de Vincennes, un parking qu’il appartient aux militants, quelques heures avant le début du parcours, d’occuper. Très tôt aussi, l’heure de départ des manifestations parisiennes a été fixé à 15 heures ; cet horaire pour le moins inhabituel permet pourtant à la fois, si l’on tient compte de la brièveté d’un défilé qui durera rarement plus de deux heures, de procéder à la manifestation, et de permettre aux participants, évidemment tous venus par leurs propres moyens, et à moto, d’accomplir dans la journée un trajet aller et retour qui peut être assez long, et donne donc aux manifestations parisiennes un large rayonnement : ainsi, la manifestation du 14 octobre, portant sur un thème pourtant assez local, a-t-elle vu des participants venus d’Orléans, Rouen ou Compiègne.

Par rapport à une manifestation classique, le répertoire des moyens d’expression auxquels les motards peuvent recourir se révèle par ailleurs extrêmement limité. Si l’on remarque toujours la présence d’un camion équipé d’un matériel de sonorisation, et d’un seul, l’unique banderole qui ouvrait autrefois les défilés a aujourd’hui disparu. En effet, dans la mesure où il est difficile à un motard de tenir autre chose qu’un guidon, la banderole relevait de la responsabilité des passagers de side-car : en plaçant deux motos attelées côte à côte en tête de cortège, on pouvait faire porter une banderole par les passagers ; mais la disparition progressive des side-cars, dont les effectifs ne cessent de diminuer dans un parc de motocycles en croissance continue, ne permet plus de compter sur cet unique recours à l’expression écrite. Il ne reste alors plus qu’une seule ressource, que l’on peut, fort heureusement, mettre à contribution sans aucun ménagement : le bruit. En plus des moteurs, des avertisseurs sonores, des sifflets et des sirènes que certains apportent, les limiteurs de sur-régime donnent aux manifestations motardes une signature sonore incomparable. Ces dispositifs, qui visent à protéger, en coupant leur allumage, les moteurs lors d’accélérations trop intenses risquant de les entraîner dans la zone rouge, provoquent des détonations très bruyantes. On comprend alors que les modes d’expression traditionnels, slogans, chansons, fanfare, n’aient pas lui d’être dans un environnement sonore qui se caractérise essentiellement par son intensité, le camion son n’étant pas employé lors du défilé lui même, mais à l’occasion des pauses durant lesquelles, moteurs coupés, on écoute les interventions des responsables, ainsi que lors des discours qui précèdent le départ.
Pas de banderole, pas de slogan, une communication sonore non verbale qui se limite à produire le plus de bruit possible : on le voit, la capacité à exprimer des revendications précises lors d’une manifestation motarde semble de prime abord extrêmement réduite.

Pourtant, il n’en est rien. D’une part, la manifestation ne représente que l’un des modes d’inscription, et le plus général, de la revendication motarde dans l’espace public, l’autre, lui aussi très tôt cristallisé sous le qualificatif d’action, portant des réclamations plus ponctuelles et plus expressives, et méritant un développement séparé. D’autre part, la scénographie de la manifestation démontre une capacité, que seuls les motards exploitent, à inscrire dans l’espace public, de la façon même dont celle-ci se déroule, sa justification. Car, diamétralement à l’opposé des parcours syndicaux, traditionnels et répétitifs, dans le style Bastille – Nation, les défilés motards sont toujours originaux, par leur parcours, par leurs inflexions, par leur agencement, au point que leur préparation donne lieu à un véritable concours d’idées. Et puisque l’essentiel de la revendication s’exerce contre les pouvoirs publics, et conteste de multiples manières la ligne politique que ceux-ci appliquent à la moto, les défilés sont, entre autres, l’occasion de protester par l’exemple contre cette politique, en démontrant son absence de pertinence. Ainsi, la manifestation nationale du 15 avril 2007, une semaine avant le premier tour des élections présidentielles, prenait à Paris une couleur particulière, avec des revendications spécifiques : contre la Préfecture et sa pénalisation de la « remontée entre les files » pratiquée, en particulier sur le Boulevard périphérique, par les deux-roues, contre les « espaces civilisés » de l’adjoint au maire chargé des transports, le Vert Denis Baupin, dans lesquels la place laissée aux véhicules individuels est drastiquement réduite. Parti de l’esplanade du château de Vincennes, le défilé a ainsi emprunté le Boulevard périphérique entre la porte Dorée et la porte de Pantin, en se déployant de telle sorte que chaque moto occupait le même emplacement qu’une voiture, en roulant au milieu des voies. Ainsi, on montrait d’une part l’importance de l’espace qui serait inutilement occupé si les deux-roues se comportaient, selon la règlementation, comme des automobiles et, avec plusieurs milliers de participants, on fournissait d’autre part l’occasion de clichés spectaculaires, du haut des viaducs franchissant le périphérique. Le défilé emprunta ensuite l’avenue Jean-Jaurès, et plus tard le boulevard de Magenta, deux artères remodelées selon les normes de « l’espace civilisé » et difficiles à parcourir avec leur gabarit réduit, leur dessin sinueux et la prolifération d’obstacles et de bordures qui les rendent particulièrement dangereuses pour les deux-roues. Arrivé place de la République, une première pause sera l’occasion d’un discours et d’une opération symbolique de nature plus traditionnelle, le dépôt dans une urne d’un bulletin préalablement distribué à Vincennes, avant de rejoindre la place de la Concorde, lieu d’un second discours et emplacement souvent choisi pour la dispersion. Le 14 octobre 2007, l’ampleur comme l’objectif de la contestation étaient différents : il s’agissait, quelques mois avant la mise en service prévue du tunnel reliant Versailles à Rueil-Malmaison et clôturant l’autoroute circulaire A86, de protester contre son interdiction aux deux-roues motorisés. Le lieu de rendez-vous, l’allée des Fortifications qui longe l’hippodrome d’Auteuil et débouche sur la place de la Porte d’Auteuil, procurait à la fois l’espace nécessaire au rassemblement progressif des motards, et un accès immédiat au début du parcours, l’autoroute A13. Sur la place, le camion-son permit de retransmettre, en plus des allocutions des organisateurs, celle, tout à fait exceptionnelle, d’un élu, le vice-président socialiste de la région Ile-de-France en charge des transports, lui aussi motard, et opposé à l’interdiction. Le cortège emprunta ensuite l’A13 jusqu’à Vaucresson, où se situe l’un des points d’entrée du tunnel : après une pause et un discours, il passa par la D173, une voie sinueuse, étroite et pourvue d’une dangereuse bordure centrale en béton que poids-lourds et deux-roues devront prendre pour pouvoir ensuite de nouveau rejoindre l’A86 au débouché du tunnel, à Rueil-Malmaison, où aura lieu la dispersion.

police et service d’ordre

L’expression d’une revendication qui passe pour l’essentiel par un mode particulier d’utilisation de l’espace public ne représente pas la seule particularité des manifestations motardes. L’ordre y est en effet assuré, par un service d’ordre spécialisé dont les tâches seront bien différentes de celles que celui-ci assume dans un défilé traditionnel, et, très accessoirement, par la police, selon des modalités elles aussi particulières. A Paris, le service d’ordre rassemble des militants fiables et expérimentés, qui reçoivent une formation spécifique. Il n’y aurait là rien d’exceptionnel si sa mission visait très rarement à maintenir effectivement l’ordre, c’est à dire à contrôler les débordements éventuels des participants, voire à contrecarrer l’action d’éléments extérieurs profitant de la présence de manifestants pour se livrer à des délits divers. Car, côté manifestants, il n’existe guère de risque de débordements, ni de dégradation de biens, puisque l’on a affaire à des gens qui défilent aux commandes d’un bien dont ils sont propriétaires et qu’ils détesteraient voir dégradé, et qui ne prendront pas l’initiative d’une action violente ; de la même façon, un provocateur à pied aurait bien du mal à rejoindre un cortège de motards : il lui faudrait courir très vite, et il risquerait de se faire assez facilement repérer. Le service d’ordre de la FFMC est pourtant particulièrement solide : hiérarchisé, identifié par le port d’un gilet réfléchissant jaune, pour ses membres ordinaires, ou orange, pour les responsables qui assignent les tâches, il reçoit une formation dispensée par l’AFDM, l’association de formation de la FFMC, dans le but d’améliorer la maîtrise que ses participants ont de leur moto. Car leur travail est difficile : il consiste pour l’essentiel à assurer la fluidité et la sécurité du défilé en bloquant les carrefours pour empêcher d’éventuels automobilistes de le perturber en circulant au milieu des motards. Il leur faut donc, en permanence, remonter le cortège à allure soutenue et au milieu des manifestants, prendre position à un carrefour, bloquer les autres véhicules, laisser le défilé passer, et recommencer plus loin. Accessoirement, il peut être nécessaire de calmer tel ou tel participant, adepte par exemple du burn-out, une pratique qui consiste à faire patiner la roue arrière en accélérant tout en maintenant les freins avant bloqués, l’échauffement du pneu provoquant alors assez vite de forts dégagements de fumée ; il s’agit moins là de prévenir un éventuel danger que de sauvegarder une ligne défendue depuis toujours par la FFMC, celle d’un comportement raisonnable, à l’opposé d’une certaine image de la virilité motarde dont elle a toujours cherché à se distinguer.

En somme, on l’aura remarqué, ce service d’ordre très professionnel, exclusivement composé de militants aguerris et testés, dans leurs capacités comme dans leur fiabilité, lors d’entraînements épisodiques, a comme fonction principale d’assurer une mission qui relève réglementairement des seules prérogatives de la force publique, ou, en d’autres termes, de faire à sa place le travail de la police, travail que, faute d’effectifs, celle-ci éprouverait bien des difficultés à mener à bien. Car c’est là une des autres caractéristiques des manifestations motardes : la police en est presque totalement absente. Les unités fixes de maintien de l’ordre, CRS et gendarmes mobiles, apparaissent, en petit nombre et en fin de manifestation, seulement pour interdire des emplacements précis, le pont de la Concorde menant à l’Assemblée Nationale ou, plus encore, le quai de la Corse, au nord de la Préfecture de police, et pour veiller au bon déroulement de ce moment délicat, la dispersion, laquelle, à Paris, s’effectue le plus souvent au centre de la capitale. Mais l’État disposant d’une quantité considérable de gendarmes, policiers ou CRS aussi mobiles que les motards, puisqu’également motocyclistes, il ne devrait pas éprouver de difficultés à déléguer les effectifs nécessaires à l’encadrement de manifestants qui ne font qu’exercer un droit, et le font en toute légalité. Aussi la maigreur du peloton affecté à cette tâche, et que l’on voit traditionnellement s’aligner à proximité du lieu de rassemblement une demi-heure avant l’heure prévue pour le départ, et sans chercher à établir de contact avec les organisateurs, étonne : la grande manifestation du 15 avril 2007, où, toujours généreuse dans ses calculs, la FFMC a dénombré 7000 participants à Paris, était encadrée, en tout et pour tout, par sept motardes et motards de la Police Nationale. Sans doute, une semaine avant le premier tour des élections présidentielles, les effectifs disponibles avaient-ils mieux à faire qu’accompagner une manifestation où aucun débordement n’est à craindre.

spectateurs et participants

La police n’est pas seule à ne prêter qu’une attention distraite aux manifestations motardes : la presse, le plus souvent, et sans doute en partie pour des raisons identiques, fait de même. À la notable exception du Parisien, exception qui s’explique sans doute par le caractère plus local et plus populaire qui distingue ce journal des grands titres nationaux, la presse écrite est le plus souvent absente. Pour des raisons similaires, la seule équipe télévisée presque toujours présente est celle de France 3 Ile-de-France : encore se contente-t-elle, en général, de faire quelques plans au début et au milieu du parcours. La manifestation du 14 octobre 2007, contre l’interdiction du tunnel de l’A86, fait exception, avec une plus large couverture de presse, et une présence constante, tout au long de la manifestation, de l’équipe de France 3, circulant au milieu des motards : la chaîne pourra ainsi produire un sujet d’une durée standard, 1’43 », diffusé au journal télévisé du soir, alors que les comptes-rendus de ces défilés se limitent le plus souvent à une brève qui ne dépasse pas les 20″. Le caractère local et ponctuel de la revendication, la mise en cause d’un équipement qui concernera aussi, et surtout, les automobilistes, et tranche donc sur une thématique qui n’intéresse généralement que les seuls motards, permet de comprendre pourquoi cette manifestation-là a suscité plus d’intérêt.
On se trouve donc bien loin de la « manifestation de papier » que décrit Patrick Champagne, pour lequel : « On pourrait presque dire, sans forcer l’expression, que le lieu réel où se déroulent les manifestations, qu’elles soient violentes et spontanées ou pacifiques et organisées, n’est pas la rue, simple espace apparent, mais la presse (au sens large). Les manifestants défilent en définitive pour la presse et pour la télévision… » Comme on l’a dit plus haut, la rue a d’autant plus d’importance dans une manifestation motarde qu’elle est à la fois le lieu et l’objet de la revendication. Mais la presse grand public se contente généralement de les mentionner d’un simple dépêche ; et, à l’exception de Moto Magazine, le mensuel issu du mouvement motard, et de Moto Net organe de presse en ligne dont le rédacteur fait preuve d’un militantisme certain, et fait partie des habitués des manifestations, il en va largement de même pour la presse spécialisée. Quant aux spectateurs toujours là par hasard, les informations relatives à l’heure et au parcours de la manifestation ne se diffusant guère au delà du monde motard, ils sont, justement, au spectacle, le défilé pittoresque et « bon enfant », pour reprendre les termes de France 3, parfois agrémenté d’une petite saynète, de cette étrange population bruyante et casquée faisant, en particulier, beaucoup rire les enfants.

Lors d’une manifestation motarde, on défile donc, d’abord et surtout, pour soi. Car la manifestation est prétexte, et occasion unique, une ou deux fois l’an, à réunir les composantes très diverses et atomisées d’un monde motard fortement segmenté suivant de multiples critères, moto japonaise ou européenne, sportive ou routière, jeunes motards en roadster, couples d’âge mûr sur une grande routière allemande. L’observation les montre, arrivant seuls, en petits groupes de deux ou trois amis, en groupes plus étoffés, clubs d’utilisateurs de tel ou tel modèle, et parfois de motos de collection, jeunes résidents de telle ou telle cité, militants des antennes FFMC de départements n’appartenant pas à l’Ile de France et qui viennent participer au service d’ordre. La grande manifestation du 15 avril 2007 a vu la participation remarquée de clubs de bikers, Wahalla’s Riders ou Road Monsters ; or, l’individualisme forcené que l’on prête à ces amateurs de Harley-Davidson rend problématique leur participation à un événement aussi consensuel : s’ils sont aussi là, c’est qu’il ne manque vraiment personne. Plus encore que les grand-rendez-vous des compétitions comme le Bol d’Or, la manifestation de la FFMC reste la principale occasion de réunir, non pas tous les motards, mais des représentants de toutes les composantes de cet univers particulier, et est donc un moyen d’affirmer, au-delà des particularismes, son existence en tant que tel, et son unité face à un adversaire commun.

La manifestation motarde, c’est donc d’abord un répertoire d’action absolument singulier, où l’on remplit un cadre socialement et règlementairement bien établi d’un contenu largement original et presque totalement spécifique. Mais, avec l’expérience acquise par les organisateurs, et le service d’ordre, avec l’ancienneté des liens établis avec une autorité publique qui en arrive à se dispenser presque totalement de l’envoi des troupes, la routine guette : en fait, la confrontation principale avec le pouvoir administratif se produit avant le défilé, et porte sur la négociation du trajet, en particulier sur le fait de finir, comme cela s’est produit plusieurs fois, place de la Concorde. L’expérience montre que, quitte à légèrement dévier du parcours officiellement déposé, ce point peut s’obtenir, sinon dans une légalité formelle, du moins sans confrontation violente.
Pourtant, elle se distingue au moins sur un point capital de la manifestation routinière dont Pierre Favre écrit que :  » (elle) trouve finalement son principe dans le passé : ou bien elle perpétue le souvenir de mobilisations anciennes (le 1er Mai est une commémoration), ou bien on n’y fait que rejouer sans trop de convictions, rituellement, une action telle qu’elle était lorsqu’elle produisait des changements majeurs ». Si, en effet, le mouvement motard, comme d’autres, éprouve aujourd’hui des difficultés à obtenir ces changements majeurs qui ont effectivement eu lieu au début de son existence, si la question de l’utilité de ces « manifestations où l’on vient comme à une garden party », comme l’écrit la FFMC elle-même, et qui valent comme un quitus que l’on se donne à soi-même pour solde d’une activité militante qui se limite à cette seule occurrence, se pose, la manifestation motarde conserve un double intérêt politique. D’abord, le fait, même dans le cadre d’une manifestation routinière, de toujours être en mesure de mobiliser les motards par milliers, voire, sur la France entière, par dizaine de milliers, conserve un indispensable effet dissuasif. Ensuite, la manifestation ne représente, en quelque sorte, que l’élément routinier et officiel d’un répertoire qui comprend, en parallèle, des formes plus épisodiques, plus offensives, et moins légales, d’action, auquel les mêmes organisateurs auront recours le cas échéant. Or celles-ci recrutent leurs participants dans ce réservoir de militants mobilisés pour la manifestation, et seront donc d’autant plus crédibles et efficaces que ce réservoir reste bien garni. La fonction dissuasive de la manifestation s’exerce donc dans deux dimensions distinctes : comme garantie de l’efficacité d’actions qui seront menées par ailleurs, et comme menace potentielle d’actions plus intenses, s’il arrivait que certaines avancées déjà obtenues, comme l’existence de Carole, ce circuit réservé aux motards et définitivement provisoire, soient effectivement remises en cause : « si Carole ferme, on bloque Paris », disait un membre éminent de la FFMC. Une des forces que conserve ce mouvement tient au fait que les pouvoirs publics savent qu’il ne s’agit pas d’une simple bravade.

état de la question

Les distinctions entre sociologie, ethnologie et anthropologie, trois disciplines enseignées sous la même bannière des sciences sociales, souvent dans les mêmes départements universitaires, rarement par les mêmes enseignants, paraîtront d’autant plus opaques aux profanes qu’elles restent floues pour bien des étudiants. Dans l’univers des sciences sociales, les frontières sont en effet d’autant plus difficiles à appréhender que, produites notamment par leur histoire, laquelle diffère de plus d’un pays à l’autre, elles ne sont jamais figées. Pourtant, les trois matières concernées disposent de leurs territoires respectifs, ne comporterait-il que des salles de classes et des budgets de recherche, et doivent donc justifier de leurs spécificités ; on peut tenter de les esquisser, dans une démarche sûrement contestable, et qui risque de n’avoir qu’un lointain rapport avec les définitions scolaires et policées de Wikipedia.

La sociologie, une discipline souvent confondue avec la sociométrie, la mesure des caractères d’une population dont les plus communs sont le sexe, l’âge, le niveau d’études et la catégorie sociale, un terme abusivement utilisé pour désigner les caractéristiques sociales d’un groupe particulier, s’est progressivement dégagée, à la fin du XIXème siècle, grâce au travail, et au volontarisme, des grands anciens, Max Weber, Emile Durkheim, Vilfredo Pareto, de ses origines économiques et philosophiques pour constituer un domaine autonome. Elle vise, au delà des disparités culturelles, géographiques et historiques, à comprendre, contre l’explication du sens commun, les règles qui organisent le fonctionnement social, règles qui se situent bien en deçà et bien au delà du corpus réglementaire censé réguler ces mêmes sociétés, et les invariants en fonction desquels se produisent et se reproduisent les faits sociaux.
Dans le domaine bien plus vaste de l’anthropologie, qui se fixe comme objet d’étude l’homme en général, le versant sciences humaines connaît aussi ses pères et mères fondateurs, Bronislaw Malinovski, Margaret Mead, qui mèneront des études ethnographiques en s’installant au milieu de sociétés traditionnelles, les îles Salomon pour le premier, la Nouvelle Guinée, un peu plus à l’ouest, pour la seconde, dans le but de décrire avec la plus grande minutie la culture, les croyances, les structures familiales.
A l’origine, sociologie et anthropologie se distinguaient nettement, à la fois par leurs territoires – sociétés contemporaines, donc complexes, pour la première, sociétés traditionnelles pour la seconde, lesquelles sociétés, par définition, cohabitaient au même moment dans des espaces physiques disjoints – et par leur méthodes – enquêtes à la fois quantitatives et qualitatives de grande ampleur pour la sociologie, approche ethnographique par une immersion de longue durée au sein des populations observées pour l’anthropologie. Ensuite, tout s’est compliqué. D’une part, avec le développement aux Etats-Unis d’une sociologie interractionniste qui s’opposait au paradigme fonctionnaliste en s’intéressant aux relations crées par les acteurs, et plus seulement aux institutions existant en dehors d’eux, des méthodes ethnographiques, l’observation participante notamment, feront leur apparition dans la sociologie. Ainsi, ce qui est moins ethnologie qu’ethnographie – l’étude, par observation et entretiens, d’un groupe de taille réduite, un clan familial pour l’ethnologue, une maison de retraite, une association de quartier, un moto-club pour le sociologue – devient un élément de la démarche sociologique. De l’autre l’anthropologie, voyant son domaine exclusif, les sociétés traditionnelles, réduit à mesure que celles-ci sortaient de leur isolement, un processus auquel les anthropologues n’étaient pas étrangers, souffrait du syndrome de la NASA : perdant sa raison d’être, il lui a fallu à la fois lutter pour sa survie et contre les restrictions budgétaires, et trouver de nouveaux objets d’études pour justifier celle-ci. Ainsi s’est développée une anthropologie du monde contemporain, greffant sur le territoire des sociologues une sorte d’explication du monde social par le symbole et la croyance qui, si elle se montre pertinente avec un objet d’études approprié, ressemble trop souvent aux divagations d’un Diafoirius et provoque, entre presque collègues, eux qui sont du métier, eux à qui on ne la fait pas, escarmouches, et choc frontaux.

Les beaux parleurs

Tout cela ne serait pas trop grave si le profane ne s’y laissait prendre. En recensant les différents travaux anthropologiques, ethnologiques et sociologiques relatifs aux motards qu’il a pu trouver en ligne, et qui, Google Scholar oblige, constituent en effet l’ensemble des maigres ressources accessibles sur la question, Fabien, faute d’être en mesure de déchiffrer l’étiquette de la provenance, se trompe fondamentalement sur la qualité de la marchandise.
Doctorant en ethnologie à l’université de Metz, François Oudin recherche dans le monde motard, depuis son DEA, un succédané à la tribu disparue, un objet suffisamment rare, exotique, spécifique, fermé, et passif, pour être en mesure d’y projeter sans trop de peine, et sans trop de travail de terrain puisque l’on croit comprendre, sous le masque d’un discours abscons qui n’impressionnera que le Bourgeois Gentilhomme, qu’il se limite à l’obtention du permis A, ses prénotions pédantes et moralisatrices. Encore prouve-t-il, dans le contre-sens par lequel il semble voir dans le fait que l’épreuve du plateau dite « maniabilité rapide » soit chronométrée une incitation à la vitesse, croyant sans doute que l’on y obtiendra d’autant plus de succès que, comme sur un circuit, on ira plus vite, alors qu’il s’agit d’une épreuve en temps limité où le candidat échoue s’il roule trop lentement, mais aussi s’il roule trop vite, que, même là, il n’a pas vu grand’chose, et que ses préjugés l’emportent sur ses capacités d’observation.
Le mémoire de maîtrise de Frédéric Völker, autre travail cité par Fabien, bien que relevant, lui, dans son approche comme dans ses références, de la sociologie, fonctionne de la même manière : il s’agit, sur un substrat un peu plus consistant puisque, en plus de passer le permis, Frédéric Völker a assisté au 24 Heures du Mans, de plaquer une interprétation trouvée dans les livres, chez Pierre Bourdieu, forcément, mais aussi Thorstein Veblen, sociologue américain de la fin du XIX ème siècle dont la Théorie de la classe de loisir s’intéressait à cette mince catégorie de très riches oisifs qui devaient êtres ruinés par la crise des années 30, au moyen d’un discours accumulant les clichés. Oudin et Völker partagent une même position, la supériorité intellectuelle de l’homme blanc faisant aux indigènes l’honneur de leur accorder une parcelle de son attention, un même postulat, selon lequel l’obscurité d’un discours suffit à faire oublier sa vacuité, et un même mépris pour leur objet, témoin muet de leurs vaticinations. Clairement, chez l’un comme chez l’autre, l’obscur travail du terrain insulte leur dignité de chercheurs.

Les besogneux

Le test de scientificité d’une discipline se trouve dans sa méthodologie. On s’en voudrait de rappeler une telle évidence si, dans le domaine des sciences humaines, la méthodologie n’était totalement ignorée du grand public tout en représentant un moyen efficace et économique de faire le tri. Les rares travaux relatifs aux motards français utilisent des méthodes ethnographiques, étudiant des groupes de taille restreinte par observation participante et entretiens : la nature du terrain, la durée de l’implication du chercheur, le nombre d’entretiens réalisés constituent autant d’éléments facilement mesurables qui, s’ils ne garantissent pas la qualité du résultat final, permettent au moins d’éviter de perdre son temps en stériles lectures.

Si l’on excepte La machine et la chute. Les mutations de l’imaginaire motard, très court texte, moins de trois pages, publié par Pascal Duret et Georges Vigarello, son directeur de recherche, dans un numéro d’Ethonologie française dont le thème, Violence, brutalité, barbarie, en dit long, article qui décrit de façon assez peu convaincante la manière dont, à la fin des années 70, la sécurité des pilotes a enfin été prise en compte dans les Grand Prix moto, a priori les deux seuls travaux français publiés sur la question sont le fruit du travail de François Portet, ethnologue à la DRAC de la région Rhône-Alpes. Au moment de réaliser sa thèse sur l’habitat rural, au tout début des années 80, celui-ci a appartenu durant trois ans à un moto-club du Creusot, participant aux réunions, aux sorties et aux concentres, en l’occurrence les Edelweiss à Aix-les-Bains, et réalisant une vingtaine d’entretiens. On ne peut que regretter qu’un matériau aussi riche n’ait été, quinze ans plus tard, employé que dans deux articles.
Le premier, que cite Fabien, est paru dans Terrain, la grande revue d’ethnologie française, en 1994 ; si le texte est disponible en ligne, la série de photos que, en bon ethnographe, François Portet a réalisées à l’époque, se trouve seulement dans l’édition papier. Le second, Moto et motocyclisme : l’amour de l’objet et le goût du risque, fait partie d’un gros recueil d’articles publié en 1998 sous la direction de Christian Bromberger dont le titre, Passions ordinaires, colle idéalement à la moto. Ces deux textes au contenu assez différent, le premier traitant spécifiquement des questions d’argent à la fois pour les membres du club, quasi-exclusivement de jeunes ouvriers et employés aux revenus modestes, et entre eux, le second décrivant de manière plus globale, et plus ethnologique, la passion de la moto, la vie au sein du club, le rituel des affrontements lors de la concentration, fournissent un excellent exemple d’un vrai travail de terrain, où l’on ne traite pas ses objets d’étude comme des choses. Témoin unique d’une époque révolue, François Portet décrit une situation sociale sans doute caractéristique de ce début des années 80, et fournit un point de référence qui permet de mesurer à la fois combien, aujourd’hui, les choses ont changé, et comment la pratique de la grosse arsouille se perpétue malgré tout, sous des modalités sans doute un peu plus policées.

Le territoire plus impénétrable des travaux de diplômes, mémoires de maîtrise et de DEA, thèses, à l’exception de celui que Frédéric Völker a mis en ligne, ne sera guère accessible qu’aux étudiants, et encore. Si le fichier central des thèses recense l’ensemble des travaux en cours, il ne fournit d’autre information que le nom de l’auteur, celui du directeur de recherche et le titre du mémoire. Pour avoir accès aux contenus, point de salut en dehors du SUDOC, le système de prêt entre bibliothèques universitaires, grâce auquel l’on pourra consulter le travail de maîtrise de Carole Soriano. Etudiante en maîtrise de sociologie à Perpignan, en mal, comment souvent, de sujet, elle prendra contact avec le milieu motard local, la FFMC 66 en l’occurrence, à la demande de son directeur de recherche. Accueillie à bras ouverts, rapidement enrôlée au bureau de l’association, elle entretiendra des relations privilégiées avec une informatrice motarde, participera en passagère aux activités du groupe, les manifestations en particulier, et réalisera une vingtaine d’entretiens. En somme, un travail de terrain de tout à fait bonne qualité, compte tenu de l’envergure limitée d’un diplôme de maîtrise, et qui montre que, en abordant sans préjugés un milieu inconnu, soit le contrat minimum que l’on peut exiger d’un sociologue, en respectant son sujet d’étude, ce qui reste le meilleur moyen d’obtenir sa collaboration, on peut tout à fait saisir les enjeux d’un univers social auquel on était à l’origine parfaitement étranger.

En passant les frontières, on s’apercevra au demeurant assez vite que la question ne passionne pas plus les chercheurs ; à une exception près, tout ce que l’on trouve concerne la sociologie de la délinquance, et ne s’intéresse à la moto que sous l’angle des seuls bikers, en cherchant à tout prix à revêtir ceux-ci du costume des Hell’s Angels, Bandidos et autres Outlaws américains lequel, en Europe, est le plus souvent bien trop large pour eux. L’exception se trouve à l’université de Northampton, avec Suzanne McDonald Walker, dont la spécialisation relève plutôt des sciences politiques, spécialisation qui la conduit donc, en lieu et place de ce folklore des hors-la-loi qui exerce un attrait irrésistible sur les ethnologues comme sur les sociologues, à s’intéresser aux mouvements motards, répandus partout en Europe et particulièrement actifs en France avec la FFMC. Suzanne McDonald Walker a publié un livre, Bikers, Culture, Politics and Power, et deux articles dans des revues de premier plan, Sociology et The Sociological Review. Fighting the Legacy, paru en 1998 dans Sociology, analyse un conflit entre des motards, qui se réunissent parfois en grand nombre dans un pub de campagne, et la police locale qui tenta un moment de les en empêcher. La réaction devant cette atteinte aux libertés publiques, excuses policières, projet de poursuites judiciaires lancé par un grand magazine moto, confirme si besoin était à quel point on change de planète en traversant la Manche.

Alors qu’ils se prêtent aussi bien à des analyses ethnographiques, en tant que représentants d’une sous-culture déviante dans la lignée de la sociologie interactionniste d’Howard Becker, que sociologiques, avec ce mouvement social qu’ils ont créé dans bien des pays d’Europe, revendiquant pour la moto une place dans un espace public perdue depuis sa quasi-disparition dans les années soixante, et toujours pas retrouvée aujourd’hui bien que, en France par exemple, le nombre de motos au sens strict, de plus de 125 cc de cylindrée, immatriculées chaque année soit passé de 1169 en 1965 à 110 961 exactement quarante ans plus tard, les motards restent donc un objet négligé de la science sociale. Alors, plutôt que de citer des dissertations pédantes, il vaut mieux prendre acte de cet état de lieux presque déserts, et s’attacher, méthodiquement, méthodologiquement, à boucher les vides.

sex & drugs & motorbikes

Dans un récent billet Baptiste Coulmont, sociologue qui manifeste un intérêt constant pour les petits sujets un peu ridicules, montre comment des députés ont adjoint à un projet législatif en cours de discussion, la réforme de la protection de l’enfance, un amendement qui à la fois entre dans le cadre de la réforme en question, et voit le retour d’une mesure de prohibition vainement présentée vingt ans plus tôt. Leur Article 9 rectifié vise à interdire l’installation d’un commerce d’objets pronographiques, sans plus préciser la nature de ceux-ci, ce qui donne à penser que Sonia Rykiel fera bel et bien partie du lot, à moins de deux cent mètres d’un établissement d’enseignement, définition assez vaste pour englober aussi bien la maternelle que l’université en passant par le centre de formation d’apprentis. Si la cible est vaste, la liste de ceux qui auront le droit de l’atteindre, et dont on ne peut imaginer qu’ils ne soient pas pour quelque chose dans cet amendement, reste strictement délimitée : associations de jeunesse, de parents d’élèves, de protection de l’enfance, régulièrement déclarées depuis au moins cinq ans à la date du dépôt de plainte.
Au delà, une fois de plus, de la coïncidence chronologique, puisque le souci des députés s’était, quelque mois plus tôt, porté sur une autre catégorie de corrupteurs de la jeunesse, les revendeurs de deux-roues motorisés, par le renforcement d’une pénalisation inaugurée vingt ans plus tôt avec le décret n°84-1065 du 30 novembre 1984 et interdisant la pratique consistant à rendre à ces véhicules leur puissance réelle, la comparaison des prohibitions réglementaires portant sur le sexe et la moto, la manière dont ces prohibitions sont portées très brièvement au jour par l’adoption presque sans présenter de justifications d’un article de loi ou d’un amendement, la révélation qui se produit ainsi de l’action discrète d’entrepreneurs de morale, méritent qu’on s’y attarde un peu.

la liste des interdits

Dans un pays où personne ne considère la vente libre des armes de guerre comme faisant partie des droits fondamentaux des citoyens, la puissance publique dispose d’un assez large espace pour promouvoir des interdictions, lesquelles concernent généralement un nombre limité de catégories qui portent leur propre légitimité. La plus générale vise à interdire les comportements nuisibles aux autres, et auxquels ces derniers n’ont pas le moyen d’échapper. C’est au nom de ce principe, et en raison du glissement qui a fait passer la fumée du tabac de l’état de simple désagrément, pour ceux qui n’en aiment pas l’odeur, à celui de poison, que les fumeurs en entreprise devront désormais assouvir leur vice à l’abri des parois d’une cabine sécurisée. Mais il n’est, pour l’instant, pas question d’une prohibition totale, le fumeur conservant le droit de détruire ses poumons, et de commencer à le faire dès seize ans. Si des interdictions frappent d’autres drogues génératrices d’accoutumance, c’est au nom du danger que représente le drogué, dont les actions seront alors gouvernées par sa dépendance, pour les autres membres du corps social.
On laisse, en somme, un espace aux comportements répréhensibles, du moins pour les individus auxquels leur majorité a conféré ce droit à se gouverner soit-même qui vient avec l’émancipation ; a contrario, on sera d’autant mieux fondé à exercer un contrôle spécifique des mineurs que ceux-ci n’auront guère le moyen de s’y opposer. La drogue étant donc globalement interdite, le tabac réservé aux plus de seize ans, il reste encore à protéger explicitement les jeunes adolescents contre deux dangers, ou plutôt deux tentations : le sexe, l’amendement présenté plus haut témoignant des tentatives pour limiter leur exposition à la pornographie, et la motocyclette. En fait de motocyclette, la protection des mineurs se cantonne aux deux types de deux-roues motorisés que ceux-ci sont autorisés à conduire : la motocyclette légère alias MTL pour les rares titulaires du permis AL que l’on peut passer dès 16 ans, et le cyclomoteur à 14 ans pour le bien plus vaste groupe des collégiens possédant le BSR. Dans un cas comme dans l’autre l’obtention d’un permis, assez sommaire avec le BSR même s’il implique le recours à une moto-école, plus complexe avec le permis AL, reste un préalable forcé : en somme, pour posséder un deux-roues sans passer un examen, il faut se contenter d’un vélo.

Ces deux catégories de deux-roues à moteur sont, de plus, définies, et contraintes, par une double restriction : dans leur cylindrée d’abord qui restera inférieure à 125 cm³ pour la MTL et à 50 cm³ pour le cyclomoteur, dans leurs performances ensuite par limitation soit de la puissance, moins de 15 cv pour les MTL, soit de la vitesse maximale, 45 km/h pour les cyclomoteurs. Dans les faits, la limitation de puissance des 125 cm³ se trouve placée suffisamment haut pour, sur les monocylindres quatre temps qui forment l’essentiel du parc, ne pas constituer de gêne réelle. Il n’en va pas de même pour les cyclomoteurs, dont un débridage efficace augmente significativement la vitesse : après tout, à l’époque où la catégorie existait encore, les cyclomoteurs engagés en Grand Prix atteignaient des vitesses de l’ordre de 210 km/h.
Or, il se trouve que ces deux types d’objets jouissent de statuts sociaux largement divergents. Pour l’essentiel, les 125 sont des véhicules utilitaires utilisés par des adultes, en particulier sous la forme du scooter, dans leurs déplacements urbains ; à l’inverse, les cyclomoteurs sont maintenant presque exclusivement la propriété d’adolescents pour lesquels ils représentent, et ont toujours représenté, le premier moyen d’échapper physiquement à la tutelle familiale, et qu’ils conduisent souvent avec une intensité et un mépris du danger dont peuvent témoigner les compagnies d’assurance. Ceux-ci se trouvent donc engagés dans un parcours qui relève à la fois et d’une manière inséparable de l’émancipation, indispensable, et de la transgression, inévitable. En conséquence, les restrictions frappant les deux-roues motorisés pour les mineurs, l’objectif qu’elles visent, la manière dont elles seront appliquées, constituent autant de révélateurs de l’importance pour des adultes de contrôler les pulsions adolescentes, en particulier par la répression des corrupteurs.

l’ adolescence éternelle

L’histoire du débridage du cyclomoteur se confond en effet avec celle des fabricants, souvent italiens, des pièces utilisables à cet effet, comme le rappelle Pierre en se remémorant les années de sa folle jeunesse :

Non, parce que je roulais un peu plus vite, il montait à soixante, j’avais déchicané, ça marchait bien, et puis il y en a un sur lequel j’avais monté un carbu un peu plus gros, le fameux carbu de 14 Dell’Orto qu’on mettait à l’époque, et je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître.

Et puisqu’il n’existe aucune possibilté effective de contrôler les pratiques de cet ordre puisqu’elles s’exercent à titre privé et, au plus large, au sein de groupes restreints et informels, il faut donc se retourner vers le professionnel, qui commercialise les pièces en question. C’est lui, en première analyse, qui sera l’objet des sanctions renforcées par le chapitre IV, article 11 de la loi N°2006-10 du 5 janvier 2006, article qui n’a reçu d’autre justification que celle présentée par le rapporteur, Dominique Le Mèner, dont le commentaire est suffisamment bref et significatif pour mériter d’être cité en totalité :

En France, la vitesse des cyclomoteurs est limitée à 45 km/h. Les motos d’une puissance supérieure à 100 CV sont interdites, alors qu’elles sont autorisées dans les autres pays européens, et doivent donc être bridées. « Débrider » un moteur, c’est le modifier de manière à accroître sa puissance normale, en supprimant des pièces (cales sous l’accélérateur, brides), ajoutées pour permettre l’achat en France d’engins fabriqués à l’étranger. D’autres pratiques (le gonflage, ou le kitage) consistent à remplacer des pièces d’origines -cylindre, carburateur-, pour augmenter la puissance.
Les motocyclettes de grosse cylindrée sont presque toutes débridées, généralement par des professionnels. Cette augmentation de puissance, souvent de plus de 50 %, procure à ces engins financièrement très accessibles, des performances très supérieures à celles de toutes les automobiles (vitesse maximale proche de 300 km/h), ce qui incite leurs utilisateurs à rouler très au-dessus des vitesses maximales autorisées et contribue ainsi à la très forte accidentalité des conducteurs de ces véhicules, dont les performances sont incompatibles avec leurs autres caractéristiques techniques (freins, pneus) et l’expérience de leurs jeunes utilisateurs. Leurs pétarades sont également difficilement tolérables pour les riverains, sans compter que ces véhicules consomment jusqu’à 40 % de plus, ce qui induit d’autres nuisances.

On trouve là, en vrac, une défaillance du raisonnement – comment le fait de rendre à une moto sa puissance d’origine pourrait-il dégrader ses caractéristiques de freinage ou de consommation, puisque c’est dans cette configuration-là qu’elle roule dans tous les autres pays européens – une ignorance de l’accidentologie des motards – les accidents mortels sur les autoroutes, là où l’on imagine que peut s’exprimer la haute vitesse, représentaient en 2003 4,9 % du total des victimes – et, en conséquence, une causalité fallacieuse – les vitesses sont plus élevées, donc on roule plus vite, donc on a plus d’accidents – ainsi qu’une méconnaissance des performance réelles de ces machines – les plus rapides des motos légales atteignent des vitesses de l’ordre de 250 km/h – et, plus encore, aussi bien des caractéristiques sociométriques de leurs conducteurs que de la réglementation qui leur est applicable. On ne chicanera pas sur les « pétarades » dont pourraient être victimes les éventuels riverains des autoroutes et des voies à grande circulation, qui doivent faire face à bien d’autres nuisances que celles que produisent des deux-roues dont on ne cesse de nous répéter qu’ils représentent moins de 1 % du trafic total, pour revenir sur cette surprenante catégorie des « jeunes utilisateurs » manquant d’expérience.

Car le rapporteur semble ignorer que les motos au plein sens du terme, ces MTT2 dont la puissance est donc bridée à 100 cv, ne peuvent être pilotées avant d’avoir, soit 21 ans, soit deux ans d’expérience au guidon de MTT1 limitées à 34 cv. Dans les faits, un certains nombre de variables – la construction progressive de son expérience, les prescriptions du groupe des pairs, la conscience de ses limites qui conduit à monter progressivement en gamme mais aussi, plus prosaïquement, les tarifs d’assurance prohibitifs qui attendent les jeunes conducteurs avides de grosses cylindrées – font que les pilotes de machines de hautes performances auront très rarement moins de 30 ans. Il n’existe, en réalité, que deux façons de conduire à 18 ans un véhicule de plus de 100 cv : rouler à moto sur un circuit, là où la réglementation ne s’applique pas, ou acheter une voiture, dont certaines dépassent les 500 cv tout en restant légalement accessibles à tous les titulaires du permis B, et bien que la dangerosité pour les autres, un critère de base pour justifier une interdiction, soit, selon les statistiques de la Sécurité Routière, 7,5 fois plus importante pour les automobiles que pour les motos.
Mais l’élément le plus significatif du rapport de Dominique Le Mèner reste la manière dont, comme tant d’autres, il confond cyclomoteurs et motos, visible par exemple dans son exposé commun de pratiques distinctes – le débridage concerne à la fois les motos et les cyclomoteurs, là où le kitage ne s’applique qu’à ces derniers, et comprend généralement la pose d’un pot d’échappement aussi bruyant qu’illégal. Il parvient ainsi, en ne prenant en considération que l’inexpérience des « jeunes utilisateurs », à englober l’ensemble du monde motard dans la catégorie des débutants, et, par extension, des mineurs. Pourtant, avec une moyenne d’âge qui a passé les 40 ans, ceux qui ne sont plus jeunes que dans l’esprit, à l’image d’un Jean Babilée qui, à 82 ans, a toujours fière allure au guidon de sa très sportive CBR 600 RR, en constituent la fraction numériquement la plus significative. La logique du raisonnement, qui confond cyclomoteurs et motos, assimilant adolescents et adultes, permet de ranger ces derniers dans une catégorie à protéger au même titre que les mineurs contre leurs propres excès, et donc de leur dénier, sur ce point, et du fait d’avoir eu l’irresponsabilité de choisi la moto, leur qualité d’adultes responsables.

L’intérêt d’un sujet comme celui-ci, technique, très spécifique, tout à fait périphérique, est de permettre, pour peu que, justement, l’on dispose des connaissances qui font visiblement défaut au législateur, de révéler plus facilement le jeu des forces qui produisent la réglementation et sa justification. A la racine de celles-ci, on trouve la marque des entrepreneurs de morale, associations de victimes de la route en l’espèce, qui revendiquent doublement, au nom de la famille et au nom des victimes, le monopole de la protection de la jeunesse contre les accidents de la route comme de la manière d’y parvenir, par une prohibition de plus en plus forte et une répression de plus en plus stricte. Et il leur est plus facile d’agir lorsque le public concerné n’a pas à donner son avis, c’est à dire lorsqu’il est mineur. Ensuite il suffit, par ce glissement dont l’intervention du rapporteur donne un bon exemple, de rattacher fictivement la catégorie des motards en général à celles des deux-roues pilotés par des mineurs pour se retrouver, même à 82 ans, privé de son droit d’agir en personne responsable.
Une telle confusion ne pourrait avoir cours dans le domaine de l’automobile, où l’on traite à part le problème des « jeunes conducteurs » comme celui des « délinquants routiers », sans ici les confondre, du moins dans le discours de l’appareil d’État, avec la catégorie générale des automobilistes. Et celle-ci met finalement en lumière, faute de constructeurs en activité, faute de champions connus, et même si un retraité occupe le poste du Ministre délégué à l’aménagement, et, sans doute, faute de réussite dans l’espace public de la FFMC, la puissance normative de cette ignorance dont est victime la moto dans un pays où sa visibilité est nulle.

le virage

Tenter une approche sociologique de la moto permet d’illustrer la manière dont un objet déterminé, dans ce qui relève d’un mode de fonctionnement qui lui est propre aussi bien que dans les conséquences sociales de son emploi au sein d’un environnement qui recèle une quantité bien supérieure d’objets de nature radicalement différente même si, grossièrement, puisqu’ils servent avant tout à se déplacer, leur fonction est identique, permet de générer matière à analyse. Si l’on comprend assez facilement en quoi ce choix minoritaire et dévalorisé d’utiliser comme moyen de transport une moto plutôt qu’une automobile peut se lire comme un mode particulier de déviance, et conduire ainsi à la naissance d’un groupe qui se définira en tant que tel, en partie contre les automobilistes, « caisseux », « Boîtes à Roues », en partie contre les pouvoirs publics perçus comme instruments d’une répression injustifiée, puisque, quelle que soit l’imprudence avec laquelle on la pratique, la moto ne met guère en danger que le motard lui-même, et en partie contre d’autres utilisateurs de deux-roues à moteur, cyclomoteurs mais surtout conducteurs de scooters, auxquels on déniera le qualificatif de motard au prétexte d’un comportement qui ne correspond pas aux normes du groupe des motards comme du fait de leur absence de possession de ce titre spécifique, obtenu grâce au succès à une épreuve difficile, qu’est le permis moto, et sera porteur d’un certain nombre de traits universellement connus des motards et d’eux seuls, il sera par définition impossible au profane de saisir tout ce qui, dans cette culture particulière, découle des caractéristiques physiques propres à la moto, et des sensations que l’on éprouve à son guidon.

deux roues, un moteur

Historiquement, puisqu’il a suffit pour l’inventer d’ajouter un moteur à un vélo, la moto précède, et se distingue de, l’automobile par sa simplicité structurelle, propriété que l’on perd déjà avec le quadricycle, équipé d’une direction et d’un différentiel, et plus encore avec l’automobile et sa lourde carosserie. À de rares exceptions près, les motos restent des véhicules légers, dont le poids oscille autour des 200 kg, et qui, en matière de performances, surpassent moins les automobiles par leur vitesse maximale que par leur capacité d’accélération. On n’hésitera pas, en outre, à rappeler que leur singulière qualité de véhicule à deux-roues, où la stabilité nécessite le mouvement, les dotent de caractéristiques dynamiques entièrement distinctes de celles des automobiles. Voilà pourquoi, alors qu’on conduit une voiture, on pilote une moto : le simple fait de rester sur ses roues ne va pas de soi, en particulier au moment du freinage, et le virage, sous la force de l’effet gyroscopique produit par la vitesse, se prend en déséquilibrant le véhicule par contre-braquage, et en déplaçant le corps. C’est la dynamique, différente à chaque virage, du corps tout entier, en appui sur cinq points et directement aux commandes, qui détermine la conduite, et pas le relais de tringleries et d’appendices, volant et pédales, actionnés par les membres d’un corps qui conserve une position d’autant plus statique que, réglementairement, il est attaché.
La prépondérance de l’automobile comme moyen de transport individuel a d’autre part popularisé une conception ordinaire de la vitesse, celle qu’il est possible d’atteindre en ligne droite et sur autoroute, dont on a oublié qu’elle n’avait rien d’universel. Pour bien des motards, il existe ainsi une différence considérable entre la vitesse maximale théorique que permet la puissance de l’engin, et celle que le pilote peut supporter quand celui-ci est dépourvu d’un carénage protecteur, comme c’est aujourd’hui encore le cas pour la catégorie toujours très répandue des roadsters : sauf à se coucher sur le réservoir, une position que l’on ne saurait garder sur des dizaines de kilomètres, la force du vent interdit en pratique les vitesses supérieures à 140 km/h. Et si, de nos jours, le carénage se banalise, il était, pendant les années 80 qui on vu ce développement de la moto par lequel ont été diffusées les normes que l’on connaît aujourd’hui, rare, et rarement utilisé. Quand on parle de vitesse à moto, on évoque donc beaucoup plus un mode de conduite général, et généralement qualifié de sportif, qui, pour simplifier, consiste en une succession d’accélérations et de freinages, avec comme but du jeu un passage en courbe aussi rapide, donc aussi incliné, que possible. Bien que l’on utilise le même terme, le contenu de la notion de vitesse revêt donc, en fonction du véhicule utilisé, une signification radicalement différente : pour un automobiliste, la performance est celle de la voiture, donc de la puissance du moteur, donc des capacités financières de son propriétaire ; pour un motard, qui dispose d’un vaste choix de motos excessivement performantes pour un prix inférieur à 12 000 euros, c’est celle du pilote.

« ça passait, c’était beau »

Cet amour de la courbe a deux conséquences, puisqu’il génère d’une part ce qu’une analyse superficielle lirait comme une échelle de valeurs viriles, avec à son sommet celui qui penche le plus, donc prend plus qu’un autre le risque d’une chute provoquée par une anomalie de la chaussée, trou, gravillons, flaque de gazole, ou d’une sortie de route si le virage se referme de manière inattendue, et à son pied celui qui n’ose pas suivre, « tafiole », « lopette », et d’autre part une géographie particulière des lieux les plus adaptés à ce genre de pratique, les « routes à motards ».

Tout un vocabulaire, et pas seulement celui des termes d’usage universel que l’on vient de citer, sert à désigner l’attitude d’un motard pusillanime, d’autant que celle-ci se trouve confirmée par un témoin implacable, incorruptible et toujours accessible : les pneus. On peut, dans l’usure de ceux-ci, lire les conditions d’utilisation de la moto : sur ces gommes de section circulaire, laquelle, comme pour n’importe quel deux-roues, est obligatoire pour incliner la moto au moment de prendre un virage, une « usure au carré » de la seule portion centrale dénonce un abus de la ligne droite, et de l’autoroute en particulier, un type de voie qui, puisqu’il vise autant que possible à éliminer les courbes, ne fait, sauf en de très rares endroits, pas partie du terrain de jeu recherché par le motard. Mais les gommes portent un autre stigmate, aussi redoutable : les « bandes de peur ». Jusqu’à mi-hauteur, les pneus sont garnis d’une bande de roulement  ; leur usure sera d’autant moins prononcée que l’on s’éloigne de la partie centrale, celle sur laquelle roule la moto en ligne droite. Le danger commence là où s’arrêtent les sculptures ; en principe, arrivée à la limite de l’inclinaison en virage, une moto commence à glisser, prévenant ainsi son pilote du risque qu’il prendrait en penchant plus. Mais s’il n’atteint jamais cette limite, une petite section de ses pneus restera intacte, n’étant jamais entrée en contact avec le bitume, et témoignera donc en permanence, au yeux du connaisseur, de la prudence du propriétaire.
On retrouve, certes, un certain jeu de valeurs viriles dans cette épreuve constante du virage, et dans les récits de ces sorties qui, pour un pli dans le revêtement ou une plaque de gravillons, auraient pu mal tourner et démontrent a contrario la maîtrise du pilote et sa capacité à affronter le danger. Mais en s’en tenant à cette analyse de surface, on manque une dimension fondamentale, celle de l’autodérision, fil rouge du Joe Bar Team, cette bande dessinée désormais inséparable du monde motard au point que l’on ne puisse plus imaginer qu’un site web consacré à la moto, pour peu qu’il ne soit pas commercial, ne lui fasse pas l’emprunt d’un dessin ou d’une réplique. C’est qu’il n’existe pas de héros du virage, mais seulement des mauviettes. En d’autres termes, il ne s’agit là pas tant d’une échelle de valeurs, dont il serait certes faux de nier l’existence, que d’un langage codé, emprunt d’autodérision, dont l’apprentissage, puis la pratique, attestent de l’appartenance au groupe.

La route, ici, est un circuit, à condition qu’elle respecte un cahier des charges relativement précis, belles courbes, bon revêtement, largeur suffisante, faible fréquentation automobile, montées et descentes, et finalement assez caractéristique de la moyenne montagne. La géographie sachant aussi se montrer injuste, on sera loin de retrouver ce types de conditions de manière uniforme sur tout le territoire, ce qui contraindra les habitants des zones défavorisées, le nord, la région parisienne, l’ouest, à des liaisons souvent longues avant d’atteindre ces lieux où pourra s’exprimer la pratique sportive. Toute une expertise, dans la reconnaissance, dans l’organisation des trajets, dans le parcours lui-même, voire toute une activité économique d’hôtellerie et de restauration, se développe autour des ces « routes à motards », que les parisiens trouveront dans la montagne de Reims, dans les Ardennes, dans le Morvan avec sa célèbre D37 au départ de Château-Chinon, et au plus près dans la vallée de Chevreuse. Au fond, comme pour les spots des surfeurs, il s’agit de trouver, d’expérimenter et de faire connaître aux membres du groupe ces lieux où la nature et la DDE ont créé les conditions qui permettent une pratique optimale de la moto en tant que loisir sportif, et qui deviendront l’objet de ces sorties dominicales qui, organisées de façon privée par de petits groupes homogènes, mais universellement répandues, ont largement remplacé, dans le calendrier du motard, la traditionnelle concentration.

la loi et la norme

Entrée en vigueur en 1986 et selon des modalités que l’on n’a pas encore pu déterminer, au moment de l’apparition des grosses sportives comme la GSX-R 1100, au point qu’on aurait presque l’impression que Suzuki en revendique la responsabilité, la disposition législative généralement et improprement connue sous l’appelation « loi des 100 cv » se réduit, en fait, à un simple alinéa de l’article R311-1 du code de la route, lequel définit une motocyclette comme un « véhicule à deux roues à moteur ne répondant pas à la définition du cyclomoteur et dont la puissance n’excède pas 73,6 kilowatts (100 ch) ». Cette disposition extrêmement discrète et, sûrement, totalement ignorée du législateur comme du politique, influence pourtant de façon absolument déterminante les pratiques d’une bonne partie des motards français, dans la mesure où elle les conduira si besoin est à opter pour une situation illégale qui se trouve, en particulier depuis la loi Sécurité et développement des transports de janvier 2006, très fortement réprimée.

une exception française

Il ne s’agit pourtant pas de la seule mesure restreignant la puissance des deux-roues à moteur, seuls types de véhicules, avec les tricycles et quadricycles qui leurs sont assimilés, à souffrir de ce genre de contrainte, puisqu’on sait que les cyclomoteurs sont limités en puissance et en vitesse, et les motocyclettes légères, alias 125 cm³, ainsi que les MTT 1, les motos accessibles aux moins de 21 ans, en puissance seule. Mais toutes ces limites comportent deux éléments communs : d’abord, elles se justifient par un manque de capacité du conducteur, inexpérimenté dans le cas de la MTT 1, non formé pour les utilisateurs de cyclomoteurs ou les automobilistes accédant à la 125 par équivalence avec le permis B, et peuvent valoir à titre provisoire, puisque, une fois l’âge légal atteint, un motard peut réglementairement débrider sa MTT1. D’autre part, ces contraintes se retrouvent à peu près à l’identique au niveau européen, avec les deux-roues de classes A, B, C et D, qui correspondent aux catégories françaises. Et la même rationalité qui pousse à accepter la règle commune, au motif qu’elle est partout la même, conduit à rejeter celle qui n’existe nulle part ailleurs. La définition de l’article R311-1 possède donc la double caractéristique de poser une restriction absolument unique en Europe, et d’interdire à tous les motards français, quels que soient leur expertise comme leur expérience, de conduire ces véhicules, ce qui signifie qu’un pilote professionnel se voit ainsi dénier par l’Etat la capacité d’utiliser sur route une moto dont la puissance peut être de moitié inférieure à celle de la moto de compétition avec laquelle il a fait ses preuves sur piste.
Dans les faits, et en raison de la tolérance admise lors des mesures, toutes les motos qui, partout ailleurs en Europe, dépassent la limite réglementaire, sont commercialisées en France avec une puissance de 78 kW, soit 106 CV. Or, si l’on compare une CBR600RR, dont la puissance de 86 kW se trouve assez proche de ces 78 kW, et lui permet d’atteindre une vitesse maximale de l’ordre de 240 km/h, et une Fireblade, ses 1000 cm³, ses 126 kW/172 cv et sa vitesse de 280 km/h, on se trouve totalement incapable de relever la moindre pertinence au fait d’autoriser la première, et d’interdire la seconde. En d’autres termes cette limitation, purement nationale, incohérente, rationnellement injustifiable, ne vise nullement à assurer la sécurité de qui que ce soit : elle vise à désigner un engin particulier comme intrinsèquement dangereux, à un point tel que, au même titre qu’une drogue, ou une arme de guerre, sa commercialisation ne saurait être autorisée.
On pourrait rapprocher cette situation de celle qu’étudie Baptiste Coulmont à propos de la loi du 30 jullet 1987, contemporaine donc de la mesure frappant les motos, qui interdit l’implantation de sex-shops à proximité des écoles, au nom de la protection des mineurs contre la tentation à laquelle, en raison de leur jeune âge, ils risqueraient de succomber, et donc, en fait, contre eux-mêmes et leurs tendances malsaines. De la même façon, on va protéger les motards, quels que soient leur âge et leur expérience, contre l’irresponsabilité qui leur est consubstantielle, irresponsabilit&eacute dont le fait qu’ils aient choisi pour leurs déplacements un véhicule qui n’offre pas toute la sécurité disponible par ailleurs, et qui échange une sécurité responsable contre un plaisir coupable, constitue une preuve nécessaire et suffisante. Tautologique, puisqu’il interdit un engin en raison de sa dangerosité, laquelle dangerosité découle du fait qu’il est interdit, l’article R311-1 se résume, en réalité, à une pure mesure de stigmatisation, stigmatisation qui, de plus en plus, crée des délinquants.

Car son impact sur le marché de la moto, très marginal au moment de son introduction dans les années 80 où seules les grosses sportives comme la GSX-R ou la Kawasaki ZX-10 dépassaient la limite, n’a fait, avec l’augmentation des puissances spécifiques comme des cylindrées, que s’étendre au point que, si l’on prend en compte les ventes de motos au sens administratif, réservées aux détenteurs du permis A, donc d’une cylindrée supérieure à 125 cm³ mais en incluant les scooters, et que l’on retient tous les modèles vendus à plus de mille exemplaire en 2005, les véhicules bridés représentent aujourd’hui 35 % du marché, donc plus d’une moto sur trois. Et plus la cylindrée est importante et son caractère sportif affirmé, plus l’écart entre ce qui est permis en France, et ce qui est autorisé partout ailleurs en Europe, grandit : ainsi BMW, dont même les routières paisibles dépassent aujourd’hui les 80 kW, commercialise depuis l’an dernier un quatre-cylindres de 1200 cm³ dont la puissance, suivant les modèles, varie de 112kW pour la routière à 123kW pour la sportive. L’écart de 67 % entre puissance disponible en France et en Europe entraîne deux conséquences inévitables, l’une technique, l’autre sociale. Techniquement, plus l’écart entre ces deux valeurs sera important, plus l’effet en sera sensible pour l’utilisateur. Car une adaptation subtile aux seules spécificités nationales impliquerait de concevoir deux moteurs entièrement différents, l’un pour la France, l’autre pour le reste du monde ; les constructeurs n’ayant pas l’habitude d’une telle philantropie, ils se contententeront plutôt d’une limitation brutale qui handicape sévèrement l’agrément d’utilisation. Et socialement un acheteur potentiel, conscient du caractère doublement arbitraire d’une contrainte qui n’existe nulle part ailleurs en Europe, et qui touchera la tranquille BMW R1200RT, mais pas la Honda CBF1000 pourtant plus rapide, sera fortement tenté, s’il considère que le jeu en vaut la chandelle, d’entrer dans la clandestinité. Et si certains modèles, comme la Kawaski Z750, la plus grosse vente, dépassent la limite d’une façon suffisamment marginale pour rendre peu rentable l’arbitrage entre agrément et risque qui découle de l’opération illégale du débridage, on peut tenir pour acquis que l’essentiel des utilisateurs de certaines machines, les grosses sportives, eux, n’hésitent pas.

la norme contre la loi

C’est que, pour les motards, l’illégalité dans leur pratique quotidenne s’analyse d’une façon totalement différente de celle qu’évoque Jean-Marie Renouard dans son travail consacré aux automobilistes condamnés pour des infractions au code de la route, où celle-ci est occasionnelle, et dépend de normes produites individuellement, même si l’on constate qu’elles sont d’application fréquente. Comme tous les usagers minoritaires de la route, les motards évoluent dans un milieu physique, une voirie exclusivement concue pour l’automobile avec ses aménagements dont certains, comme les glissières de sécurité simples, sont mortels en cas de chute, et dans un cadre réglementaire qui prend peu, ou pas du tout, en compte leur spécificité, comme dans le cas d’un stationnement sur les trottoirs, sanctionné pour tous les véhicules, y compris les vélos, au même titre que pour une automobile, ce qui revient à considérer qu’un deux-roues occupe la même quantité d’espace qu’un véhicule d’une surface cinq fois supérieure. Sans même évoquer les déterminants historiques et sociaux qui suffisent à faire des motards un univers à part, on conçoit qu’une telle situation incite fortement à se doter de ses propres normes, connues de, sinon communes à, l’ensemble des motards, et qui seront d’autant plus répandues, ou d’autant plus rares, qu’elle s’éloigneront de pratiques quotidiennes, formellement illégales mais universellement employées, comme la circulation entre les files de voitures, pour lesquelles les associations de motards revendiquent une tolérance, pour toucher des questions beaucoup plus contestées, comme la pratique consciente et fréquente des hautes vitesses, ou le débridage.
Il n’en demeure pas moins qu’une fraction non négligeable des motards français roulent sur des véhicules dont l’usage est interdit en dehors des circuits ; ils sont, en d’autres termes, en permanence, dans une illégalité revendiquée, qui s’apparente à ce que, dans certains milieux pourtant fort peu adeptes de la moto, on qualifie de désobéissance civile. Ce qui pose deux questions : comment faire, et comment assumer.

Suivant les marques, le débridage peut se révéler assez simple, au point que, de même que pour la bombe atomique, on en trouve la recette sur Internet, ou redoutablement complexe, ce qui implique un ensemble de manoeuvres dont Pierre, dans son entretien, fournit un bon exemple :

En fait, le concessionnaire chez qui je l’ai achetée vend des motos bridées, conformément à la loi. En revanche, quand il en a vendues deux, trois ou quatre, il propose à leurs propriétaires de les lui ramener, il les met sur un camion, il les emmène en Belgique, il les fait débrider en Belgique et il les ramène ensuite. Coût de l’opération : 70 euros pour le propriétaire.

Bien d’autres pratiques, comme l’envoi des boîtiers électroniques, que l’on peut programmer pour limiter, ou pas, la puissance, en Suisse, existent, et qui permettent de contourner la restriction sans risque pour le concessionnaire, puisque l’opération n’est pas effectuée par lui, et a lieu dans un pays où elle est légale. De la même façon, l’acquisition d’une licence de pilote donne la possibilité de faire débrider légalement son engin, qui sera alors réglementairement limité à un usage sur circuit, et de rendre légale, sinon son utilisation sur route, du moins sa possession. Enfin, des situations particulières peuvent fournir des occasions à saisir, comme pour le cas de Pierre :

Moi, pour faire débrider la moto, je téléphone au concessionnaire, il me dit : « vous venez quand vous voulez ». Bon, et après, comment ça se passe, il me dit : «  c’est moi qui vais la débrider », parce que, je reviens un peu en arrière, le bridage sur cette moto c’est un programme informatique qu’il faut enlever sur le calculateur. En revanche, le fait d’enlever ce programme informatique laisse la trace de qui l’a enlevé. C’est pour ça que les concessionnaires renâclent au débridage. Alors, le type me dit : « je vais vous la débrider moi-même ». Je lui dit : « mais ça va laisser la trace », il me dit : « oui, mais c’est pas gênant parce que je dois faire un crash informatique pour remettre mon système informatique à plat, donc c’est pour ça que je peux me permettre de le faire ». Je dis bon, d’accord. Je vais chez lui, il me débride la moto, et je lui dis : « bon, alors il n’y a pas de traces sur vos ordinateurs que vous m’avez débridé la moto ». Il me dit non, et je lui dis : « et sur mon calculateur il n’y a pas de trace non plus », il me répond : « normalement, il n’y a pas de trace ».

On commettrait une erreur fondamentale en voyant dans cette pratique une marque d’irresponsabilité juvénile : d’origine sociale élevée, Pierre a plus de quarante ans et possède avec un associé sa petite entreprise ; pour lui comme pour ses amis, acheteurs du même modèle de moto, d’une même tranche d’âge et d’un milieu social proche, utilisant lors de leurs sorties dominicales un véhicule illégal à des vitesses prohibées, il s’agit bien, en toute conscience, de revendiquer sa propre norme contre la contrainte réglementaire, et d’assumer les risques, essentiellement juridiques, et éventuellement physiques, que cela comporte. Il ne se distinguent, au fond, des parapentistes ou des plongeurs sous-marins dont on a déjà parl&eacute que dans la mesure où, pris dans les mailles du filet de la délinquance routière, l’Etat a prohibé leur pratique.

compter les motos

Puisque, comme on l’a déjà dit, le Ministère des Transports ne prend pas la peine de tenir un état du parc circulant des motocyclettes, on se trouve contraint, lorsque l’on a malgré tout besoin de ces chiffres, de trouver une façon d’estimer de la manière la moins vague possible le parc en question. On a déjà eu l’occasion de critiquer La Sécurité des Motocyclettes, une étude que l’ONISR, ou plutôt, pour le grand public, la Sécurité Routière, publie tous les deux ans et dont la dernière version est disponible ici, et en particulier la méthodologie mise en oeuvre pour, faute de dénombrement, estimer le parc des motocycles, calcul qui se trouve, par l’entremise de la Sécurité Routière, propulsé dans le vaste cercle des vérités officielles. Grâce au dépouillement des statistiques du service fédéral des transports allemand, le Kraftfahrt Bundesamt, on peut maintenant proposer une autre méthode de calcul, a priori plus fiable, puisqu’elle procède par comparaison avec les éléments détaillés que publie le KBA. Ce dernier diffuse régulièrement, entre autres, à la fois un état mensuel et annuel des nouvelles immatriculations, et un état du parc, dont voici, à titre d’exemple, celui qui concerne les motocycles pour les années 2000 à 2004 :

  2000 2001 2002 2003 2004
tricycles et
quadricycles
  743 3 244 7 681 23 317
motocyclettes
légères
632 983 702 197 739 819 766 379 787 376
126-499cm³ 733 366 747 018 746 827 739 838 730 584
500-749cm³ 949 391 1 013 230 1 049 508 1 065 249 1 072 923
750cm³ et plus 862 542 947 044 1 016 717 1 077 481 1 130 524
moteurs rotatifs
et électriques
260 248 245 245 247
total motos 3 178 542 3 409 737 3 554 116 3 649 192 3 721 654

A première vue, cet inventaire précis et détaillé inspire beaucoup plus confiance que les lointaines estimations de l’ONISR ; et il permet de procéder à un premier calcul, celui du nombre de motos par habitant. En Allemagne, ce chiffre est de 36 motos par millier d’habitants, alors qu’en France, selon les comptes de l’ONISR, il est, avec 18 motos par millier d’habitants, inférieur de moitié. L’usage du deux-roues motorisé se trouvant d’autant plus développé que l’on se rapproche des rives chaudes de la Méditerranée, on en concluera que, en prenant la latitude française comme référence, l’Allemagne se situe en réalité quelque part au sud de l’Andalousie. On trouvera sûrement quelques  mauvaises langues pour affirmer que, tous les étés, c’est bien ainsi que les choses se passent.

Mais puisque, par ailleurs, l’on dispose, pour la France comme pour l’Allemagne, des statistiques annuelles d’immatriculations, jusqu’en 1980 pour la France et grâce au Ministère des Transports, jusqu’en 1995 seulement pour l’Allemagne et en procédant, pour l’année 1996, à une estimation à partir d’un graphique publié dans un rapport annuel du KBA, une simple règle de trois nous permet d’estimer de façon raisonnablement fiable le parc français des motocycles, en faisant comme seule hypothèse un vieillissement similaires des véhicules dans les deux pays. Les immatriculations annuelles nous fournissent le tableau suivant :

  Allemagne France
1995 217 791 84 793
1996 270 000 116 032
1997 313 973 147 890
1998 289 282 172 336
1999 282 462 192 744
2000 252 628 179 552
2001 226 848 179 590
2002 204 141 168 754
2003 191 285 176 149
2004 172 550 183 811
total 2 421 960 1 602 571

Pour ce qui concerne l’Allemagne, les chiffres proviennent donc de la section Statistiken du site du Kraftfahrt-Bundesamt ; en France, pour les années 2000 à 2004, on a utilisé une toute récente publication de l’ONISR, que l’on trouve ici et, pour les années précédentes, la brochure La Sécurité des Motocyclettes, que l’on trouve également sur le site de l’ONISR. En tout rigueur, on devra faire quelques commentaires au sujet de ces données :

  • depuis quelques années, l’augmentation du parc des tricycles et quadricycles à moteur – TQM en France, dreirädrige und leichte vierrädrige KfZ en Allemagne, administrativement considérés comme des motocycles, vient compliquer les choses. Si les chiffres de l’ONISR ne concernent que les purs deux-roues, les statistiques allemandes, détaillées seulement à partir de l’année 2000, confondent, pour les années précédentes, toutes les catégories. Dans la mesure où ce phénomène est récent, puisque l’on a immatriculé 25 133 TQM en 2004, et seulement 510 en 2000, et que, jusqu’en 2000, on peut retrancher ces véhicules du total des motos, on peut considérer son influence sur ces données comme négligeable.
  • a contrario les 125 cm³, motocyclettes légères en France, leichtkrafträder en Allemagne, sont, suivant la pratique française, incluses dans le total.
  • comme on le remarque, l’évolution du nombre des immatriculations diverge fortement entre les deux pays : en baisse régulière en Allemagne après un point haut en 1997, plus indécise en France mais avec une récente tendance à la hausse, au point que, en 2004, le marché français a dépassé le marché allemand. En d’autres termes, et en tenant compte du fait que, raisonnablement, l’effectif des motocycles comportera plus de motos récentes qu’anciennes, une comparaison avec la situation allemande va sous-estimer le parc français.

Ces réserves une fois faites, on n’a plus besoin d’autre chose pour notre calcul que d’une très ordinaire règle de trois. Et puisque le parc allemand totalise 1,54 fois le cumul de dix ans d’immatriculations, on peut en déduire un parc français de 2 468 000 véhicules, donc plus de deux fois supérieur au chiffre officiel de l’ONISR, 1 131 000 motocycles en 2004.

les comparaisons hétérogènes

On n’a, jusqu’à présent, guère procédé qu’à un exercice scolaire finalement assez vain, et d’autant plus vain que, si le parc français se trouve clairement sous-évalué, il semble bien que le parc allemand souffre de l’excès inverse : certains chiffres annexes, comme un âge moyen de la moto allemande de 10,9 années en 2005, contre 7,6 pour les automobiles, donnent à penser que nombre des motos considérées en Allemagne comme en état de marche rouillent en fait au fond d’une grange, si pas au fond d’un étang. Et tout cela n’aurait pas grande importance si, à la manière qui est la sienne, la Sécurité Routière n’utilisait pas ces chiffres pour se livrer à d’audacieuses comparaisons franco-allemandes :

« Mais les comparaisons internationales montrent que le risque d’être tué par kilomètre parcouru en motocyclette est plus de deux fois supérieur en France qu’en Allemagne alors que le même risque pour les voitures légères est quasiment équivalent dans les deux pays.
Il y a donc clairement un problème spécifique français. »
– ONISR, La sécurité des motocyclettes, p 9 – 10 –

Sans doute par la vertu de sa simplicité, l’argument séduit la Sécurité Routière au point d’en faire le titre d’un des chapitres de son dossier Le risque moto à la loupe.

Seulement, on n’a aucune raison de penser que, pour cette comparaison, et en laissant de côté cette périlleuse opération d’équilibrisme statistique qui consiste à estimer les kilomètres parcourus par des véhicules dont on ne connaît pas le nombre, l’ONISR n’utilise pas les chiffres officiels du parc, dont on a vu pourquoi, comment et à quel point ils divergeaient. Puisque l’on désire faire une comparaison, il faut, au minimum, la faire sur des bases semblables, donc compter les motos françaises de la même façon que les Allemands comptent les leurs. Et évaluer ensuite le nombre de tués par rapport au parc, sachant que l’on a recensé 858 décès en Allemagne pour l’année 2004, et 814 pour la France.
Ainsi, avec les 3 721 654 motos allemandes, et, en utilisant la même méthode de calcul, les 2 468 000 françaises, on peut établir un nombre de tués pour 100 000 véhicules : en Allemagne, on en trouve 23. Si l’on suivait l’argumentation de l’ONISR, avec son risque « plus de deux fois supérieur » on devrait donc avoir un chiffre de l’ordre de 50 tués en France ; or, en fait, ce chiffre n’est pas de 50 tués  : il est de 32. En d’autres termes, compte tenu des imprécisions dans l’évaluation relevées plus haut, et des fortes variations du nombre de décès que l’on connaît d’une année sur l’autre, on dispose de tous les éléments nécessaires pour invalider l’argumentaire de l’ONISR : l’écart statistique dans la mortalité des motards entre la France et l’Allemagne telle qu’elle est calculée ici  se révèle bien moindre que ce que présente l’Observatoire, puisqu’en fait inférieure à 40 %, et il est largement le produit d’un artefact. La position de la Sécurité Routière, une fois de plus, est construite sur du sable.

l’idéologue et le scientifique

Et elle l’est d’autant plus que, bien sûr, prendre en compte, pour ce genre de calcul, le parc et lui seul, suppose qu’il soit utilisé de la même façon en France et en Allemagne : or, on se trouve là face à une différence objective entre les deux pays, puisque le climat français est significativement plus favorable que l’allemand à la pratique de la moto, comme peuvent en témoigner les immatriculations bien supérieures à la moyenne nationale des départements méditerranéens. Inévitablement, cette irréductible différence physique entre les deux pays doit se traduire en termes de kilométrage, réduit d’autant la mortalité relative française, et ajoute encore à l’incertitude globale.
Alors, une idée vient immédiatement à l’esprit : comment peut-on, en dépit du bon sens, s’obstiner dans ces vains calculs ? Comment peut-on rapprocher des données sans s’assurer au préalable que l’on compare bien la même chose ? Quelle est, en fait, la véritable nature de la démarche de l’ONISR ? Car celle-ci n’a rien de scientifique : la difficulté des comparaisons internationales étant fonction du nombre de pays comparés, les statisticiens qui s’essayent à ce redoutable exercice le pratiquent en général avec prudence, et sur des données redressées. En l’espèce, faire sérieusement ce travail impliquerait de connaître le parc français de motocycles – que l’on ignore – de le compter de la même manière le parc allemand – ce qui n’est pas le cas puisque, en Allemagne, on compte tout alors que, quand le Ministère des Transports français dénombre les voitures, il élimine les véhicules âgés de plus de quinze ans – et de disposer d’une méthode fiable de mesure du kilométrage – par exemple, comme on l’a déjà suggéré, en vérifiant les compteurs chez les garagistes et motocistes lors des révisions. Toutes ces conditions sont impératives ; à l’heure actuelle, aucune n’est remplie.

Pourtant, il n’est pas besoin de chercher, pour trouver une démarche honnête, plus loin que le service statistique du Ministère des Transports, fournisseur habituel de chiffres de l’ONISR. Là, on notera la prudence avec laquelle, à coups de « on estime que », « roulant probablement en moyenne », et autre « irait de pair avec » ce service présente son estimation du kilomètrage parcouru par les usagers de la route, estimation dans laquelle, par ailleurs, on cherchera en vain les motos, prudence qui contraste totalement avec l’assurance avec laquelle l’ONISR présente comme incontestables les mêmes chiffres : entre ces deux attitudes se glisse le gouffre qui sépare un usage prudent et raisonnable de statistiques dont on connaît, et reconnaît, la fragilité, et une instrumentalisation de celles-ci au profit d’une doctrine préexistante ; la différence, en somme, entre un scientifique, et un idéologue. Et même dans ce rôle, l’ONISR se révèle pitoyable, puisqu’il n’est pas difficile de voir, dans son choix de l’Allemagne comme élément de comparaison, alors que la Grande-Bretagne, l’Espagne ou l’Italie auraient fait aussi bien l’affaire, la résurrection de la typologie avariée des stéréotypes nationaux, qui oppose l’allemand discipliné au français frondeur.

On se trouve, une fois de plus, réduit à une conclusion identique : la démarche de la Sécurité Routière à l’égard des motards, cette sorte de réserve d’indiens turbulents que leur altérité prédispose à jouer le rôle du méchant, ne possède aucun caractère de neutralité. Coupable par avance du seul fait d’avoir choisi de rouler à moto, celui-ci, au fond, par là-même, épargne à la Sécurité Routière la nécessité d’un travail de recherche, puisqu’il suffit à celle-ci de compiler quelques données trompeuses pour confirmer son présupposé, dans une démarche qui peut se résumer de la façon la plus simple : instruire à charge et condamner sans preuves.

L’ONISR, blanchisseur de statistiques

Plus que jamais, Google est notre ami. On peut, grâce au moteur de recherche d’emploi universel, découvrir un document qui porte un nom sybillin, Motos_2001.pdf. Dépourvu de page de garde, cet ouvrage de 96 pages se révèle être une copie, sans doute en fin d’élaboration par un graphiste, de l’édition 2005 de La sécurité des motocyclettes, brochure publiée tous les deux ans par l’ONISR, l’Observatoire National Interministériel de Sécurité Routière, et qui forme la principale, sinon unique, contribution publique à l’étude de l’accidentologie moto. En d’autres termes, ce travail fait, par défaut, autorité, et les statistiques qu’il diffuse se retrouveront, entre autres, dans l’ensemble de la presse, du Monde à Moto Magazine, quand celle-ci est amenée à traiter de cette question, et sans jamais que soit posée la question de leur élaboration : source publique, unique et étatique, les chiffres qu’elle présente n’ont, à ma connaissance sans doute insuffisante, jamais été contestés.

pour l’instant, le parc n’est pas géré

Une fois passées l’introduction, résumé destiné aux les lecteurs très pressés, et la synthèse générale, pour ceux qui disposent de quelques minutes de plus, le corps du document commence avec les statistiques d’exposition au risque. Si le recensement des immatriculations annuelles n’appelle guère de commentaire, un détail attire l’oeil dans l’inventaire du parc de motocycles en circulation, dont on trouvera un extrait ci-dessous :

80 cm ³ 125 cm ³ plus de 125 cm ³ total
2000 37 000 354 000 572 000 963 000
2001 30 000 380 000 604 000 1 014 000
2002 25 000 393 000 632 000 1 050 000
2003 20 000 424 000 655 000 1 099 000

Comme on s’en rend compte, ce parc est toujours donné à 1000 unités près, jamais plus, jamais moins ; s’agissant de véhicules immatriculés, donc dont l’Etat peut en permanence et, en théorie, à l’unité près, mesurer l’existence grâce à son fichier de cartes grises, un tel manque de précision étonne, surtout si on le compare aux données fournies pour d’autres types de véhicules, significativement moins nombreux. Ainsi, au 1er janvier 2003, on comptait, entre autres catégories, 7236 remorques plateaux, 3305 bâchées, 5414 fourgons, 1553 citernes et 5541 bennes. On notera, pour être complet que, sans fournir aucune méthodologie, la Chambre syndicale du motocycle présente des chiffres presque similaires, à quelques milliers d’unités près.

Cette imprécision découle du fait que, comme l’explique la note méthodologique du Service des statistiques du ministère des Transports, en ce qui concerne les motocyclettes, et elles seules, « le parc n’est pas encore géré ». Comment, dès lors, les chiffres de l’ONISR ont-ils été élaborés ? Comme on le découvre alors, le diable est dans les petits caractères : les chiffres sont fournis par l’INRETS, selon une méthodologie que la brochure explique brièvement : l’ Institut de recherche sur les transports et leur sécurité fait la somme pondérée des immatriculations des vingt années précédentes, lesquelles, fournies par la Chambre syndicale du motocycle, sont sans doute assez proches de la réalité, en leur affectant un coefficient qui, si l’on a bien compris, varie de 90 % pour l’année n à 0,5 % pour l’année n – 20. A coup sûr, on peut parier que l’INRETS, faute de statistiques publiques, a utilisé une méthode de coin de table pour estimer le parc de motocycles, mesure dont il avait besoin pour ses recherches en accidentologie ; et l’on peut supposer que celle-ci consiste en l’application de paliers réguliers, 80 % pour l’année n – 2, 70 % pour l’année n – 3, et ainsi de suite, jusqu’à extinction au bout de vingt ans.

On le comprend facilement, la validité de cette méthodologie dépend uniquement du taux de pondération retenu, ici, au moins pour les dix premières années, de 10 %. A quoi peut correspondre ce taux ou, en d’autres termes, d’ou provient l’érosion du parc de motocycles ? Essentiellement, sans doute, des vols, lorsque les véhicules ne sont pas retrouvés, et des épaves, conséquences d’un accident. Très grossièrement, on peut estimer la première catégorie à 20 000 unités par an ; pour la seconde, si l’on considère que chaque accident grave se traduit par une mise en épave, on arrive pour 2003 à 4000 : rapporté au parc estimé par l’ONISR, on peut alors calculer un taux d’attrition de 2,2 %. Ce chiffre est, naturellement, bien inférieur à la réalité, puisque, par exemple, une chute même bénigne pourra réduire une moto âgée de quelques années à l’état d’épave et, comme on le sait, à moto, la chute n’est qu’une question de temps. Mais entre ces 2,2 % et les 10 % de l’INRETS, l’écart présente plus qu’une nuance, et permet de conclure à une forte sous-évaluation du parc dans les chiffres officiels.
D’autant qu’un calcul complémentaire viendra confirmer cette thèse : on dispose pour 2003 des immatriculations de motos neuves, soit 177 000 unités, avec une précision qui permet d’écarter les quadricycles, apparus en nombre significatif l’année précédente. Malheureusement, tel n’est pas le cas pour les véhicules d’occasion, au nombre de 425 000 ; l’apparition toute récente des quatre roues dans la catégorie moto permet, au moins pour 2003, de négliger leur présence, et de conclure à un total d’immatriculations pour l’année de l’ordre de 600 000.

En d’autres termes, si l’on retient le chiffre de l’INRETS, un parc de l’ordre de 1 100 000 unités pour 2003, et qu’on le rapproche de la seule certitude, 600 000 immatriculations effectuées en 2003, donc en gros 600 000 véhicules dont la présence, au cours de l’année, est attestée, on conclura que, sur en un an, 55 % des motos ont connu un nouveau propriétaire. Cela paraît beaucoup, surtout si l’on regarde les chiffres que le Ministère des transports fournit en 2003 pour les voitures particulières, 2 010 000 immatriculations neuves, 5 322 000 d’occasion, pour un parc au 1er janvier 2004 de 30 550 000 véhicules : ici, on trouve un taux de 24 %. Et si, avec un raisonnement inverse, on applique ce taux à la moto et à ses 600 000 occasions, on obtient un parc de 2 500 000 motocycles, MTL et MTT confondues, soit presque deux fois et demi l’estimation de l’INRETS.

Evidemment, un tel calcul, comparant des éléments difficilement comparables, notamment parce que le marché de la moto progresse fortement depuis son point bas de 1995 alors que celui de l’automobile hésite entre stagnation et récession, et parce que la durée de vie d’une moto sera toujours plus brève que celle d’une voiture, n’offre pas une meilleure validité que celui de l’INRETS. Mais il permet au moins de mettre en avant l’incertitude extrêmement large qui entoure l’estimation officielle du parc des motocycles, incertitude qui, s’agissant de véhicules immatriculés, n’a aucun lieu d’être, puisqu’il suffit pour la lever que l’Etat utilise son fichier de cartes grises, ce qu’il fait pour toutes les catégories de véhicules en circulation, sauf celle-ci.

cette enquête n’a pas été renouvelée

Mais le recours aux approximations s’amplifie à mesure que l’on avance dans le document. Elle trouve son application la plus significative à la page 34, avec l’estimation du kilométrage parcouru, exposé dans un tableau dont les principales données sont reproduites ici :

2001 2002 2003
Parc (milliers) 994 1037 1083
Kilométrage annuel
moyen des motos
4577 4706 4728
Kilométrage moto 4,55 4,88 5,12
kilométrage tous véhicules 545,4 552,7 556,9
Part des motos 0,83 % 0,88 % 0,92 %

Le chiffre qui compte est sur la dernière ligne : car c’est avec ce tableau, et seulement avec lui, que l’ONISR détermine la part des motocycles dans le trafic total ; de là, et de là seulement, vient le « les motos représentent moins de 1 % du trafic », qui, répété dans toute la presse et sur toutes les antennes, sert, associé aux statistiques d’accidentologie, à exhiber la mortelle et irréductible dangerosité de l’engin. On a  analysé plus haut le crédit à accorder aux estimations du parc ; qu’en est-il de l’autre estimation qui entre en jeu, celle du kilométrage parcouru ?

Autrefois fourni par une enquête de la SOFRES aujourd’hui abandonnée, nous dit l’ONISR, le chiffre du kilométrage moyen provient désormais du service statistique du Ministère des transports, dans le 41ème rapport de la Commission des comptes des transports de la Nation, que l’on trouve ici. Une lecture du document en question n’a pas permis de retrouver ce calcul, puisque la partie II.2 du rapport, consacrée au bilan de la circulation, traite des parcours moyens des automobiles, des utilitaires, des poids-lourds, mais pas des motos, mais, là encore, la moyenne de 4728 km pour 2003 semble étonnement basse. Traduite au quotidien, et dans ce trajet domicile-travail humblement et régulièrement accompli même par la plus fringante des sportives, il suppose une distance moyenne entre ces deux points, avec une année de 220 jours de travail, de 10,7 km, et suppose également que l’on n’utilisera jamais son deux-roues pour les sorties du week-end, ou pour le cinéma du soir. Décidément, cela paraît vraiment très peu.

Objectivement, la logistique de l’Etat faisant malheureusement défaut, on ne peut pas vraiment contester ces chiffres mais, simplement, apporter quelques indices. Moto-Station, un des nombreux sites web destinés aux motards, propose à ses lecteurs d’apporter, au moyen d’un formulaire standard et très complet, un avis détaillé sur leur deux-roues. Le webmestre exigeant une adresse électronique valide pour accepter ces avis dont il vérifie la vraisemblance, on peut considérer que les mesures permettant d’écarter les interventions fantaisistes sont prises. Si les renseignements recueillis restent essentiellement d’ordre technique, certains sont exploitables sociologiquement : le sexe, l’âge, le type d’habitat, et le kilomètrage annuel, d’autant que, comme on va s’en rendre compte, les réponses ne manquent pas.

Analysons d’abord la catégorie des 125, alias MTL, celle qui, en principe, connaît l’utilisation la plus faible :

type 1250 3570 7500 12500 17500 22500 Total
XL 125 6 14 16 9 2 3 50
X9 1 7 16 8 1 33
X8 1 3 13 9 2 28
YP 125 3 5 11 6 5 30
UH 125 1 3 12 2 18
CBR 125 2 7 11 8 1 1 30
DT 125 1 9 5 4 2 21
TDR 125 2 3 4 5 2 16
Skyliner 2 2 9 1 1 1 16
Pantheon 1 6 12 7 26
Total 20 59 109 59 13 8 268

On a réduit à leur valeur centrale les classes données sur le site Moto-Station, dont la limite est placée tous les 2500 km jusqu’à 5000 km, tous les 5000 jusqu’à 30 000 km, tous les 10 000 au delà. Pour les 125, les valeurs au delà de 25000 km, extrêmement peu nombreuses mais influent significativement sur la moyenne, ont été éliminées. Comme on le constate, les résultats sont en nombre significatif, et la distribution très cohérente, le mode, à 7500 km, concernant aussi bien le total que toutes les lignes, sauf une.

Dans la catégorie des motocyclettes, on a d’abord choisi quelques modèles très diffusés, que voici :

type 1250 3750 7500 12500 17500 22500 27500 Total
FZ6 / 600 3 8 43 44 26 10 5 139
GSF 600 3 7 21 24 9 4 68
SV 650 9 39 30 9 4 4 95
Z 750 7 12 15 5 1 40
CB 600 F 1 9 4 5 1 20
XP 500
T-Max
4 15 13 3 2 37
DL 650 1 6 13 7 2 2 31
ER 5 3 12 11 4 1 31
GS 500 4 10 6 7 27
R 1 1 2 6 10 6 1 26
Total 8 51 180 164 76 25 10 514

Les cinq premières machines sont des roadsters de moyenne cylindrée, classiquement la catégorie la plus vendue ; suivent un scooter, un trail routier, deux routières utilitaires, et une sportive de forte cylindrée, de ces engins à l’inconfort légendaire. On peut faire les mêmes remarques que pour les 125, mais avec ici, logiquement, un kilométrage plus élevé.

Pour finir, le dernier tableau concerne les grandes routières, petite catégorie, mais fort kilométrage même si, là, on a choisi de le limiter à 40 000 km :

type 7500 12500 17500 22500 27500 35000 Total
R 1150 RT 8 18 6 7 4 2 45
R 1150 GS 3 9 5 6 3 26
FJR 1300 5 20 8 6 3 2 44
Pan
European
6 7 6 6 3 2 30
Total 22 54 25 25 13 6 145

On peut donc, à présent, calculer un kilométrage annuel moyen pour chaque catégorie : celui-ci est de 8275 km pour les 125, 11 243 km pour les modèles courants, et 16 425 km pour les grandes routières, marginales, mais grosses rouleuses. Par rapport aux 4728 km de l’ONISR, l’écart est abyssal.

Est il vraisemblable ? Deux critiques principales peuvent mettre ces chiffres en cause : la sincérité des réponses, et le biais inhérent à la spécificité des répondants. Recueillies de façon anonyme par un dispositif automatique et sur un site destiné aux motards, et à leur être utile, on a toutes les raisons de penser que la véracité des réponses sera au moins égale, et sans doute supérieure, à celle d’un sondage classique, du type de celui qu’organisait la SOFRES. On peut, par contre, légitimement supposer que le public de ce site, intéressé par la moto au point de le fréquenter et de répondre au questionnaire, roulera plus que la moyenne : mais la cohérence des données, la quantité des réponses, garantie, du simple point de vue de la théorie des sondages, d’une fiabilité supérieure aux méthodes, du style panel, utilisées par les instituts de sondage commerciaux et dans lesquelles, pour une question de coût, le nombre des motards sera nécessairement très faible, et le fait, plus banal que, si on n’aime pas la moto, on roule en voiture, ou on marche à pied, ou, pour le dire autrement, que le public de Moto Station a toutes les chances de s’avérer représentatif des utilisateurs de motos en général, militent contre cet argument.

On le voit, cette longue et ennuyeuse démonstration permet de tirer deux conclusions fort intéressantes. D’une part, les chiffres donnés par l’ONISR n’ont aucune validité scientifique, et sont probablement inférieurs à la réalité d’un facteur 2, voire 3 : si l’on retient un parc de 1 500 000 motocycles pour un kilométrage annuel moyen de 9000 km, ce qui paraît, pour le moins, raisonnable, on arrive à un kilométrage, en milliards de véhicules par kilomètre, de 12,75, deux fois et demi supérieur au 5,12 retenu par l’ONISR. Et si la part des motards dans le trafic global est sous-évaluée d’un facteur 2,5, leur accidentalité relative est surestimée de la même grandeur.
D’autre part, cette incertitude n’a d’autre cause que l’Etat lui-même, qui dispose dans son fichier de cartes grises de toutes les données nécessaires pour compter les motocycles, et qui ne le fait pas. Le kilométrage, par ailleurs, est lui aussi enregistré avec exactitude, à chaque tour de roue : on pourrait recueillir ces données en effectuant des relevés périodiques auprès d’un échantillon de motocistes, en étudiant leur parc de véhicules d’occasion et en révision. Après tout, l’INSEE compte déjà si souvent les choux et les carottes, il ne devrait pas éprouver de difficultés insurmontables à relever quelques compteurs.

qui contrôle la vitesse

Mais, comme on va s’en rendre compte, l’ONISR ne se contente pas de fabriquer ses statistiques en fonction des besoins : il entretient une relation toute particulière avec la théorie de l’échantillonage. Il déplore, dans ses tableau des pages 87 et suivantes, la vitesse excessive des motards, vitesse dont il relève les moyennes, sur plusieurs années, et pour différents types de réseaux.
On peut en analyser dans le détail une occurrence, en retenant comme exemple la vitesse mesurée dans les zones urbaines de taille moyenne, limitée donc à 50 km/h, et en essayant une comparaison avec des données du même type recueillies par le Ministère britannique des transports. Plus de trente ans après son adoption, la Grande-Bretagne ne semblant guère plus avancée dans son utilisation du système métrique, la vitesse limite est, là, de 30 mph, soit précisément 48,27 km/h et concerne, sans plus de précision, les « built-up roads », les zones urbanisées.

1999 2000 2001 2002 2003
F 73 68 70 63 61
UK 32 32 33 29 31

Même en tenant compte de l’effet visuel d’une unité plus large, on s’étonne immédiatement des variations bien plus étroites de la série britannique, le genre de chose que l’on aurait tendance, de prime abord, à porter au compte de la technique de recueil des informations, et de la taille des échantillons retenus.
En Grande-Bretagne, ces chiffres proviennent d’un réseau de compteurs automatiques réservés à cet usage et implantés en des lieux qui garantissent la meilleure fiabilité statistique, réseau construit progressivement dans les dernières années, composé aujourd’hui d’environ 190 postes et fonctionnant selon des normes précises et fournies par le Ministère. En France, nous dit l’ONISR, les mesures sont réalisées par un institut de sondages, l’Institut de Sondages Lavialle, filiale du géant allemand GfK, selon des modalités dont on ignore tout, à l’exception du nombre d’observations. En Grande Bretagne, en 2003 et pour ces zones urbaines, les compteurs ont enregistré, tous véhicules confondus, 60 082 000 mesures ; en France, la même année, dans les mêmes conditions et pour les seules motos, l’Institut de Sondage Lavialle a effectué 85 observations.

Il est, dès lors, parfaitement superflu de poursuivre l’analyse (1), et de s’interroger sur les multiples facteurs, formation des observateurs, type et fiabilité du matériel de mesure utilisé, nombre de sites étudiés, état et encombrement du réseau, effets des saisons, de la luminosité et de la météorologie, variations entre les différentes périodes du jour, de le semaine, du mois, de l’année, qui viendraient influer sur la validité des résultats. L’ONISR considère, en somme, qu’il suffit d’aller à Bollène mesurer 85 hommes entre 30 et 50 ans pour obtenir la taille moyenne de l’ensemble de la population masculine française, tous âges confondus. L’effectif ridiculement faible de l’échantillon utilisé prive les chiffres de l’observatoire de la moindre pertinence : mesurer la réalité complexe et mouvante que l’on entend mesurer ici en procédant à 85 observations est une prétention, tout simplement, grotesque.

Il serait, en somme, plus simple, plus honnête, et à peine plus faux de, tout bonnement, tirer les valeurs au hasard. Et cette remarque s’applique à l’ensemble des données recueillies ainsi, les effectifs évoluant de 432 observations dans le moins mauvais des cas à, au pire, 60. Pourtant, le blanc-sein de l’ONISR, qui ne peut en aucun cas ignorer la totale absence de validité des statistiques qu’il produit ici, suffit à sanctifier ces données, et à nourrir les commentaires relatifs aux vitesses excessives que pratiquent les motards. Ces excès, au demeurant, existent très probablement, mais ne peuvent en aucun cas être attestés par ces chiffres. L’ONISR, ici, diffuse, en toute connaissance de cause, de la fausse monnaie, et la production et la publication de ce genre de chose par des agents publics devrait être pénalement réprimée.

étude de cas

Principalement composé de ces tableaux statistiques dont on vient d’analyser quelques exemples, tableaux accompagnés d’un commentaire purement paraphrasaire, le document de l’ONISR présente par ailleurs quelques situations d’accidents typiques, dont l’une au moins permet de remarquer un biais d’une nature différente dans la méthodologie de l’organisme. La brochure décrit, à la page 80, la collision entre un motard circulant en zone urbaine sur une route à quatre voies, et une automobiliste venant d’une voie secondaire balisée par un signal stop. En terme de priorité, la situation est aussi claire que la faute de la conductrice : pourtant, l’ONISR ne se contente pas de constater celle-ci, mais insiste, par deux fois, sur le fait que, selon ses déclarations, dans cette zone urbaine limitée à 50 km/h, le motard roulait à 130 km/h, soit 36 m/s. Remarquant très tardivement, 50 ou 100 mètres avant l’impact, la présence de la voiture, il ne put éviter un choc qui, compte tenu de la vitesse initiale, aurait dû avoir des conséquences graves, voire fatales. Pourtant, la collision ne lui causera que des blessures légères, sa moto, déportée latéralement, finissant sa course à trois mètres du point d’impact.
Dès lors, raisonnablement, on ne peut envisager qu’une unique alternative : ou bien la moto était conduite par Pinocchio, et il a suffit d’un peu de colle pour réparer les dégâts, ou bien sa vitesse réelle était bien inférieure à celle qui a été décrite. Mauvaise interprétation du témoignage, transcription fautive, case cochée par erreur, les imprécisions de ce genre sont monnaie courante dans les rapports de police, et la première tâche d’un scientifique, et plus encore d’un spécialiste de l’accidentologie, est d’écarter de son analyse les éléments qu’il suspecte, d’une façon ou d’une autre, à tort ou à raison, d’être entachés d’une telle erreur : parmi les 16 144 accidents corporels relevés au cours de l’année, on pouvait nécessairement fort bien trouver un moyen d’illustrer cette ordinaire situation à l’aide d’un cas dépourvu d’ambiguïté.

Le choix, parfaitement prémédité, de cet accident-là s’explique à la lecture de l’introduction du document, dont un paragraphe de la page 12 précise ceci :
« L’analyse du scénario du conflit de priorité est à cet égard très symbolique d’une situation bien répandue : on voit d’un côté une mauvaise perception de la moto par le conducteur de la voiture de tourisme en grande partie due à la vitesse excessive (130 km/h au lieu de 50) et de l’autre, un attachement du motard à son statut prioritaire et sa conviction d’être vu puisqu’il a les feux allumés. »
On aura compris qu’il s’agit, pour l’ONISR, de renverser les responsabilités, contre les constatations même des forces de police, citées quelques lignes plus haut et qui attestent que le motocycliste n’est « présumé responsable qu’une fois sur trois » dans ce type de collisions, et au prétexte « qu’une vitesse excessive peut changer toute l’analyse de la responsabilité », et de transformer la victime en fautif, à cause de cette vitesse excessive qui est, pour l’ONISR, l’explication unique et quasiment magique de toute espèce d’accident de la route. Ce que représente cet accident, ce n’est pas une situation réelle : c’est la position politique, non dite mais constante, de l’ONISR, l’aveu, en somme, en creux, et qui n’apparaît nettement visible que parce que, dans le souci de le rendre plus parlant, on a choisi délibérément un événement trop beau, et trop gros, pour être crédible, de cette position purement dogmatique selon laquelle la vitesse est cause de tout, et autour de laquelle il semblerait bien que, à l’ONISR comme dans certains départements de l’INRETS, tout s’organise.

La sécurité des motocyclettes, cette unique marque d’intérêt public pour le risque que subissent les motards, se révèle donc être un document qui, sous l’apparence d’un austère travail scientifique appuyé sur un lourd appareil statistique, à la fois synonyme de sérieux et garantie du fait que seul un esprit mal tourné ira, là où le commun des mortels se satisfaira pleinement des quelques pages de la synthèse, regarder le dessous des chiffres, est tout, sauf neutre. Sous l’appareil de la science, à force de contrefaçons statistiques et d’analyses biaisées, on ne trouve que les traces d’une conclusion écrite d’avance, et du travail de distorsion qu’il convient d’imposer aux faits pour justifier cette position préalable.


(1) Dans un document séparé, l’ONISR apporte quelques détails sur la méthodologie en usage, que l’on pourra utilement compléter des rapports publiés trois fois l’an par l’Observatoire des vitesses, et qui s’analysent comme autant d’aveux. On remarque, tout d’abord, la lourdeur du dispositif utilisé, qui mobilise une cinquantaine de salariés de l’ISL, lesquels effectuent de l’ordre de 200 000 mesures par an, et qui, pour le second quadrimestre 2005, ont mesuré les vitesses de 71 988 véhicules légers et de 3 216 poids-lourds. Ces mesures sont effectuées durant  « les jours de la semaine », ce qui, on le suppose, exclut le week-end, en l’absence de précipitations, et selon deux plages horaires : 9h30-16h30 et 22h00-2h00, de manière à éviter les ralentissement provoqués par des embouteillages. Si l’on conçoit qu’il soit assez peu pertinent de prendre en compte les vitesses de véhicules à l’arrêt, on comprend que l’ONISR ne vise ici nullement à mesurer la vitesse moyenne des usagers, mais leur respect moyen des limitations, ce pourquoi l’observatoire écarte de son décompte les circonstances, pluie ou densité de trafic, qui auraient pu, indépendamment  de leur volonté, contraindre les conducteurs à rouler plus lentement.
Mais en agissant ainsi, l’organisme n’introduit pas seulement un biais normatif : il ouvre la porte à un biais dans la représentativité de l’échantillon. Car aux heures où les agents de l’ISL travaillent, et mesurent leurs vitesses, les gens ordinaires, quel que soit le lieu où ils exercent leur activité, travaillent aussi, et les routes seront alors essentiellement occupées par des inactifs, jeunes ou retraités, ou des professionnels, représentants de commerce, plombiers, livreurs, médecins, ou ministres. En sélectionnant les heures de déplacement pour les raisons normatives évoquées plus haut, on sélectionne inévitablement aussi la population qui se déplace à ces heures-là, et qui n’a aucune raison d’être représentative de la population globale.
A contrario, on comprend pourquoi si peu de motos sont prises en compte dans ces dénombrements, au point qu’il faille, dans la courbe retraçant l’évolution chronologique des vitesses mesurées, « lisser », sans doute à l’aide de moyennes mobiles, celle qui les concerne, et elle seule : faute de cette opération cosmétique, les accidents de cette courbe attireraient sans doute trop facilement un oeil même peu expérimenté. En effet, cet engin étant utilisé essentiellement pour les trajets entre domicile et travail et pour les promenades du dimanche, et très peu pour des déplacements professionnels pendant la journée, il a bien peu de chances de croiser les radars de l’ONISR puisque, sur les 200 000 mesures effectuées annuellement, moins de 1 400 concernent des motos : à l’heure où celui-ci mesure, les motards ne roulent pas. Et le lissage de cette courbe n’a qu’une seule signification : c’est la reconnaissance par l’ONISR lui-même du fait qu’il ne dispose pas d’un nombre suffisant de données pour assurer la fiabilité de ses mesures, situation qu’il masque à l’aide d’artifices de présentation. Un aveu, en somme.

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