sociomotards

sociologie des bandits casqués

politique industrielle

En affirmant que la France n’a jamais possédé de véritable industrie de la moto, on va sans nul doute provoquer la fureur des amateurs de petites vieilles. Ceux-ci s’empresseront d’évoquer les valeureuses Terrot ou Monet-Goyon, l’esthétique révolutionnaire de la Majestic ou les records des Gnôme et Rhône d’avant-guerre. Pourtant, ces souvenirs glorieux ne peuvent masquer le fait que, si industrie il y a eu, elle s’est pour l’essentiel contentée de produire des modèles utilitaires d’une cylindrée généralement inférieure à 350 cm³.
Pour ce faire, elle a souvent eu recours à l’architecture moteur la plus simple, le monocylindre quatre-temps, voire deux-temps pour les vélomoteurs de 125 cm³, cette cylindrée caractéristique de machines urbaines qui paraissent d’autant moins nobles au regard du puriste que, pour l’essentiel, on les rencontre aujourd’hui sous la forme dévalorisée du scooter.
Ayant difficilement survécu à la Seconde Guerre mondiale, produisant en faible quantité des machines dépassées, l’industrie nationale commencera à disparaître dès la fin des années 1950, à la veille d’une décennie qui verra, en France, l’effondrement complet des ventes de motos. Et cet effacement sera d’autant plus rapide, et profond, que ses acteurs principaux, Peugeot et Motobécane, disposaient, avec le cyclomoteur, cette espèce de bicyclette améliorée grâce à un moteur de 49 cm³ et dont le Vélosolex reste l’archétype, d’un engin fabriqué en masse et qui suffisait largement à faire tourner leurs usines. Même si Motobécane poursuivit vaillamment la fabrication de 125 cm³, le marché des cylindrées supérieures sera dès lors entièrement occupé par des machines étrangères, britanniques jusqu’au milieu des années 1970, allemandes, italiennes parfois, mais surtout, de plus en plus et sur une gamme de plus en plus large, japonaises.

Alors que la moto à destination utilitaire cédait face à l’essor de l’automobile bon marché le cyclomoteur, accessible à tous et sans formalité particulière dès quatorze ans, pouvait en effet, avec ses coûts d’achat comme d’entretien très modestes, répondre aux besoins d’une clientèle nombreuse et variée mais peu fortunée, lycéens et étudiants, ouvriers urbains, campagnards vieillissants ne possédant pas de permis de conduire. Pour l’industrie du deux-roues motorisé, au début des années 1960, produire seulement des cyclomoteurs pouvait passer pour un choix judicieux : en 1965, le ministère des Transports enregistrera 1 169 immatriculations de motocyclettes neuves de plus de 125 cm³, par définition toutes importées, et, parallèlement, la mise en service de 1 121 842 cyclomoteurs ; en gros, pour chaque nouvelle moto immatriculée, on vendait mille cyclomoteurs.
Mais ce milieu des années 1960 verra aussi l’apogée de cette production. Progressivement, le cyclomoteur perdit sa clientèle adulte pour devenir un moyen de transport pour adolescents, état, par définition, transitoire, et ses ventes, d’année en année et aujourd’hui encore, diminuèrent au point que, en 2018, la chambre syndicale européenne du secteur recense moins de 73 000 immatriculations. À l’opposé, on assistera dans les années 1970 à une recrudescence explosive des ventes de motocyclettes, engins désormais modernes, fiables et quasi-exclusivement japonais. Dix ans après le point bas de 1965, les immatriculations de motos de plus de 125 cm³ atteindront 22 670 unités. En 1987, toujours en se limitant aux seules motos désormais réglementairement qualifiées de motocyclettes lourdes, on passera le cap des 50 000 immatriculations ; en 1999, celui des 100 000.

Aussi, à partir du milieu des années 1970, les industriels tentèrent-ils de reprendre pied sur un marché si étourdiment abandonné. Étudier leurs efforts permet de dessiner un assez large panorama de stratégies menées avec ou sans la participation de l’État : imitation à contretemps d’un produit japonais, refonte de la classification des motocyclettes qui permettra de camoufler le protectionnisme sous des impératifs de sécurité routière, intervention d’une administration centrale qui tentera de mettre en place une filière industrielle cohérente. Copiage, lobbying, protectionnisme, sauvegarde d’une industrie déclinante par des fonds publics, création d’une filière industrielle nouvelle grâce à une stratégie étatique : toutes ces ressources seront successivement mises en œuvre, et toutes ces tentatives échoueront, et en partie parce que personne ne s’était vraiment préoccupé des besoins du marché, lequel trouvait son bonheur dans le large choix de machines essentiellement japonaises dont il disposait. Propriétés qui rendent cette histoire, aujourd’hui ancienne, totalement actuelle.

Première escarmouche

En 1972, Motobécane lancera la contre-offensive en présentant une nouvelle moto de 350 cm³. En optant pour un moteur trois cylindres deux-temps, ses ingénieurs choisiront la simplicité, avec des techniques dérivées des 125 cm³ bicylindres que la marque produisait alors. Sans doute réduisaient-ils ainsi le risque pris par une entreprise qui entrait alors dans une période difficile. Pourtant, ce choix sera fatal, d’abord parce que cette moto devra affronter la concurrence d’une lignée autrement plus prestigieuse de trois cylindres deux-temps, ceux que Kawasaki déclinait alors sur une gamme s’étalant de 250 cm³ à 750 cm³ et qui feront la réputation d’une marque alors inconnue, ensuite en raison des inconvénients rédhibitoires du moteur deux-temps. Simples, puissants, mais peu fiables, ceux-ci génèrent une pollution très supérieure à leurs homologues quatre-temps, un critère qui, à l’époque, ne gênait personne, et consomment huile et essence en quantités déraisonnables, ce qui, lorsque le cartel pétrolier de l’OPEP quadruplera le prix de sa matière première à l’automne 1973, condamnera une technologie qui, en dehors d’une poignée de modèles à usage sportif, disparaîtra rapidement sur les cylindrées supérieures à 125 cm³.

La tentative de Motobécane tournera donc assez vite court, la production de sa 350 se limitant à quelques centaines d’exemplaires et cessant dès 1976. La suite de l’histoire prendra un cours différent, marqué, de diverses manières, par l’intervention publique, ce qui, pour le chercheur, entraîne une conséquence capitale, puisque les faits qui l’intéressent seront plus ou moins bien décrits dans des documents de nature diverse, plus ou moins bien sauvegardés et aujourd’hui conservés aux Archives nationales.
Les développements qui suivent s’appuieront pour l’essentiel sur des versements effectués par les cabinets ministériels et les administrations centrales. On utilisera notamment les versements n°19860675 et 19870339 de la Direction des routes et de la circulation routière, n°19880002 du cabinet du Premier ministre, n°19880442 du bureau des usagers de la route au ministère de l’Intérieur, et n°19910436 de la Direction des industries métallurgiques, mécaniques et électriques du ministère de l’Industrie.

Reprise en mains

À la fin des années 1970 la production industrielle autochtone de deux-roues motorisés ne dépend donc plus que de deux sociétés, Cycles Peugeot et Motobécane. Concurrentes puisqu’elles fabriquent toutes deux bicyclettes et cyclomoteurs, ces deux entreprises relèvent pourtant d’univers économiques et sociaux bien distincts.
Dirigée par Bertrand Peugeot, appartenant à la galaxie familiale du groupe automobile, Cycles Peugeot profite d’un capital technique, politique, social et financier bien supérieur à celui de Motobécane, laquelle connaît alors de grandes difficultés et ira bientôt frapper à la porte du ministère de l’Industrie, et plus précisément de la DIMME, la Direction des industries métallurgiques, mécaniques et électriques, qui tentera d’assurer son sauvetage.

En d’autres termes, Cycles Peugeot dispose d’une capacité d’influence qui fait totalement défaut à son concurrent, et qui lui permettra, au milieu des années 1970, d’obtenir, avec succès, que l’État modifie en sa faveur plusieurs dispositions réglementaires majeures. Le développement frénétique de l’usage de la moto auquel on assiste depuis la fin des années 1960 va en effet conduire les pouvoirs publics à réinvestir un domaine délaissé depuis 1961, lorsqu’un arrêté a imposé aux motocyclistes le port en dehors des agglomérations d’un casque homologué. Le principal chantier auquel s’attaqueront alors les fonctionnaires des administrations centrales couvrira ce mode obligatoire d’accès à la pratique que constitue le permis de conduire. En 1970, celui-ci existe sous deux acceptions, le permis A1 qui autorise dès l’âge de 16 ans la conduite de vélomoteurs, véhicules seulement définis par leur cylindrée limitée à 125 cm³, et le permis A qui ouvre, à partir de 18 ans, tout l’éventail des cylindrées supérieures. Au sortir d’une décennie perdue, la formation à la conduite restait extrêmement succincte : c’est l’époque où, pour reprendre les propos d’un ingénieur des Ponts qui l’a passé en 1970, le permis moto « c’était nul, hein, rien, j’ai fait un petit tour sur une place avec ma 305 Honda, je savais pas conduire, enfin je savais parce que j’avais fait beaucoup de 125 avant. » Critiquant l’absence d’épreuve pratique, il témoigne aussi d’un parcours alors très fréquent, puisque les jeunes motards débutent généralement dès seize ans avec une 125 cm³ qui, à la différence du cyclomoteur, se commande, et se conduit, comme une moto, acquièrent sur ce vélomoteur une expérience significative avant, quelques années plus tard, de monter en gamme.
Donner un contenu plus substantiel au permis moto, en accompagnant l’épreuve théorique d’un volet pratique qui comprendra à la fois des évolutions spécifiques sur une piste, et un parcours routier, fera partie des tâches prises en charge par l’administration concernée, en l’occurrence la Direction des routes et de la circulation routière au ministère de l’Équipement. En 1975, ce permis A nouvellement défini entrera en vigueur.

Se posera alors la question de remodeler, à son tour, le permis A1, dont le contenu se limitait encore à une simple épreuve théorique. Un long chapitre de discussions, et de négociations, entre les diverses parties concernées, en particulier la Direction des routes, la toute récente Délégation interministérielle à la sécurité routière, mais aussi les ministères de l’Intérieur et de l’Industrie, s’ouvrira alors, chapitre dont témoignent nombre de comptes-rendus de réunions et de courriers conservés aux Archives nationales. Ces archives restent pourtant muettes sur un point essentiel : impossible de savoir qui, lors d’une réunion d’un groupe de hauts fonctionnaires tenue en mai 1977, a présenté, et soutenu, une réforme qui allait bouleverser durablement le secteur des petites cylindrées. Justifiée par des impératifs économiques et sociaux – la reconquête d’une partie du terrain occupé par le Japon – aussi bien que de sécurité routière, l’opération visait à remplacer le vélomoteur existant par une nouvelle machine plus proche du cyclomoteur, puisque sa cylindrée sera réduite à 80 cm³ tandis que sa vitesse maximale, « limitée par construction », sera fixée à 75 km/h.

Le plan et ses objectifs

Les archives, et les témoignages, permettent au moins de désigner le deus ex machina de l’intrigue, lequel agit d’ailleurs sans guère se cacher, soutenu qu’il est par le ministère de l’Industrie comme par la Délégation interministérielle à la sécurité routière, en l’espèce le principal membre de la Chambre syndicale nationale du motocycle, Cycles Peugeot, dont le président tente alors, avec succès, de jouer sa partition personnelle.
Bertrand Peugeot doit alors affronter un problème particulier puisque, dominant totalement le marché des motocyclettes et des vélomoteurs qui lui a de toute façon été abandonné, l’industrie japonaise attaque maintenant celui du cyclomoteur, avec des modèles qui possèdent des spécificités fort attractives. Équipés d’une boîte de vitesse mécanique, morphologiquement assez proches d’une moto, profitant de la notoriété que leurs fabricants ont acquise en compétition, ces cyclomoteurs, malgré leur prix plus élevés, disposent de tous les arguments propres à séduire la jeunesse, et offrent en plus un élément de distinction inaccessible aux traditionnels produits nationaux. Pour faire face à ce danger, et, plus encore, pour tenter de reconquérir une partie du marché délaissé du vélomoteur, Bertrand Peugeot va mobiliser des ressources variées, et élaborer un véritable plan, si détaillé, et si argumenté, qu’il vaut comme une manière de dossier législatif, cet élément qui justifie la pertinence d’un texte de loi, et qu’il mérite ainsi d’être analysé en détail.

La copie conservée aux Archives Nationales d’un document sans doute rédigé durant le premier semestre 1978 est accompagnée d’une lettre en date du 12 octobre 1978 destinée au Directeur général des transports intérieurs, haut fonctionnaire dont le patron de Cycles Peugeot se déclare : « très heureux (d’avoir fait la) connaissance lundi soir au dîner des Automobiles Peugeot ». La lettre résume l’argumentaire développé dans le rapport qui lui est joint, lequel, précise Bertrand Peugeot a été « fait, à sa demande, pour Monsieur Costa de Beauregard », ingénieur des Mines et alors conseiller du Premier Ministre, Raymond Barre. Les tampons et annotations manuscrites qui surchargent la lettre, témoins précieux aujourd’hui disparus, montrent qu’elle a été transmise à la Direction des routes et de la sécurité routière où elle sera lue, diffusée et commentée. Quant au rapport, d’une vingtaine de pages, présenté par « PSA – Peugeot Citroën – Cycles Peugeot » il porte un titre dépourvu d’ambiguïté, « Les deux-roues à moteur, évolution souhaitable de la législation » et comprend nombre d’éléments garantissant son sérieux, un étude quantifiée du marché et de son évolution, une copieuse annexe statistique, une référence à une thèse de médecine « présidée par le Pr. Got. », sans oublier le recours au LAB, le laboratoire d’accidentologie commun à Renault et à Peugeot.

L’argumentation elle-même participe d’un unique objectif : valoriser la production locale, de cyclomoteurs en particulier, et dénigrer la concurrence japonaise. Pour ce faire, le président de Cycles Peugeot développera un discours dont certains ressorts sont classiques, la défense de l’industrie, voire du génie national, inventeur du cyclomoteur, tandis que d’autres, relevant d’une rhétorique ad hoc, le sont beaucoup moins. Une des astuces de Bertrand Peugeot consiste à rapetisser le cyclomoteur français « peu encombrant, léger (. . .) silencieux », permettant par ailleurs « le déplacement des personnes les moins fortunées dans les conditions les plus économiques possibles » et qui au fond n’est rien d’autre qu’une inoffensive « bicyclette à moteur », tout en grossissant l’adversaire le plus menaçant, les cyclomoteurs japonais qui sont :

« en réalité de véritables petites motos de 50 cm³, artificiellement ramenées par l’adjonction d’un pédalier à la définition du cyclomoteur prévue par le code de la route. Ces engins sont facilement rétablis à leur vitesse d’origine (70-80 km/h) grâce au « kit » de transformation (. . .) et deviennent de ce fait plus dangereux.»

Il convient donc d’interdire ceux-ci, tout en

«protégeant le cyclomoteur, véhicule d’avenir, sage, économique et peu dangereux, par une réglementation très libérale, aussi proche que possible de la bicyclette (pas de permis, pas d’immatriculation, pas de casque).»

Arrivant un peu tard sur ce dernier point puisque le port du casque est déjà obligatoire pour les cyclomotoristes en dehors des agglomérations, Bertrand Peugeot va au moins tenter d’empêcher l’extension de cette contrainte à la ville en démontrant, par une étude statistique commandée au LAB « qu’il ne faudra attendre qu’une très faible contribution à la diminution des morts » d’une telle mesure, et que les pouvoirs publics seraient mieux inspirés de s’attaquer au problème de l’alcoolisme, dont une « récente thèse de médecine présidée par le professeur Got » a démontré qu’il touchait plus de la moitié des « cyclomotoristes tués sur le réseau Gendarmerie ».

La même rhétorique revient lorsqu’il s’agit de traiter du vélomoteur et de la moto, avec un ton plus offensif puisqu’il fait alors le procès du Japon, qui « doit fabriquer 90 % de la production mondiale de grosses cylindrées » alors que son marché intérieur régresse : « cette évolution raisonnable s’est imposée par un accord tacite entre les constructeurs, les pouvoirs publics, et les consommateurs. » Aussi, « les grosses cylindrées sont maintenant réservées à l’exportation pour le reste du monde. » Or, « les motivations d’achat des grosses cylindrées pour les jeunes sont la vitesse, l’accélération, le bruit et même l’agressivité et le danger qui sont précisément celles qu’il faudrait proscrire » tandis qu’avec l’évolution du marché « les engins de 1000 cm3 actuellement en vente pèsent 300 kg et atteignent 90 km/h en 1ère. »

Ainsi, « seule une réglementation contraignante devrait compenser pour ces engins l’attrait qu’ils représentent ». Et sa première mesure devrait être de supprimer la 125 cm3 dont « le Japon possède un monopole mondial » puisque même « Motobécane vient d’arrêter sa production » alors que cet engin « a vu en quelques années sa vitesse maximum passer de 80 km/h à 130 km/h ». Il faut donc avant tout en finir avec le terme de vélomoteur, source de confusion avec le cyclomoteur, pour le remplacer par « moto légère », avant de redéfinir la catégorie en « remplaçant les 125 cm3 capables couramment d’une vitesse de 130 km/h » par un 80 cm3 limité à 75 km/h, mesure « étudiée depuis un an et demi avec la Direction des routes », mesure « capitale pour l’avenir de l’industrie française » puisque « la cylindrée de 80 cm3 peut être fabriquée en France où des investissements importants ont déjà été réalisés et qui seraient autrement perdus. »

Au lieu d’un simple plaidoyer pour la défense de l’industrie nationale, on trouve donc avec ce document un plan d’ensemble qui, justifié par des impératifs de sécurité routière, de protection de l’emploi et de la balance commerciale, soutenu par une argumentation qui oppose le bon, la petite et inoffensive bicyclette à moteur française, au mauvais, la grosse cylindrée importée du Japon avec ses performances effrayantes, et d’autant plus effrayantes qu’elle s’adresse à la jeunesse, appuyé sur des recherches scientifiques du plus au niveau, livre aux pouvoirs publics une solution toute faite pour résoudre le problème de santé publique aussi neuf que particulier que pose le retour de la moto.
Avec son capital social qui lui permet de traiter directement avec les hauts fonctionnaires de l’Industrie et des Transports, et sans doute aussi avec les politiques, avec ces moyens financiers grâce auquel il peut étayer scientifiquement son argumentaire et, sans doute, le diffuser largement, avec le poids que lui confère et un nom prestigieux, et les milliers d’emplois de la société qu’il dirige, Bertrand Peugeot a largement de quoi remporter la partie.

Déroute industrielle

Le succès de l’opération de Cycles Peugeot se mesure d’abord aux changements de réglementation que celui-ci induit. En juillet 1979 un Comité interministériel de sécurité routière, tenu sous la présidence du Premier ministre et réunissant un nombre anormalement élevé de ministres, tranche : « les engins de 50 cc à boîte de vitesses non automatique seront à l’avenir exclus de la catégorie cyclomoteurs », le port du casque par les cyclomotoristes deviendra obligatoire en ville, le vélomoteur disparaît au profit de la « motocyclette de 1ère catégorie » d’une cylindrée inférieure à 80 cm³ et dont « la vitesse sera limitée par construction à 75 km/h ». Ces dispositions formeront la matière d’un décret du ministère des Transports, publié au Journal Officiel du 12 janvier 1980. On le voit, qualifier de dossier législatif le rapport de Cycles Peugeot relève à peine de l’hyperbole tant, à la seule exception de l’obligation de port du casque, toutes ses propositions seront fidèlement transcrites dans la loi. Son influence, de plus, ne se limite pas au seul domaine de la réglementation.

Sa description de la moto japonaise et, plus encore, de ces grosses cylindrées si séduisantes pour la jeunesse, si dangereuses que le Japon a la sagesse de les réserver à l’exportation, l’image si parlante pour les profanes, automobilistes en particulier, de ces « engins de 1000 cm3 (qui) atteignent 90 km/h en 1ère. » va, de façon littérale, alimenter la réflexion du délégué à la sécurité routière, Christian Gérondeau et, sans doute, se montrer d’autant plus efficace qu’elle va confirmer les impressions que le celui-ci a retiré d’un voyage d’étude effectué au Japon en 1978.
Le chapitre traitant des deux-roues que le Délégué publie dans La mort inutile, un livre-programme qui paraîtra au second trimestre 1979, soit un peu avant le Comité interministériel de juillet, reprendra mot à mot ces arguments, arguments que l’on retrouvera inchangés des années plus tard, en février 1990, lorsqu’il présidera un groupe d’experts qui rendra pour la Commission européenne un rapport sur la sécurité routière.
Le Délégué va apporter sa contribution personnelle au bouleversement du secteur en reproduisant à l’identique le modèle japonais, coupant en deux l’ancienne catégorie des motocyclettes par l’introduction d’une cylindrée pivot, totalement inédite, de 400 cm³. Il faudra alors définir deux nouveaux permis, appelés A2 et A3, lesquels seront strictement disjoints, sans possibilité d’évoluer de l’un à l’autre. Dans l’esprit du Délégué, suivant sans nuance son exemple japonais, le permis A3 devait être très difficile à obtenir ; il tentera même, sans succès, de faire interdire la commercialisation des motos de plus de 700 cm³.
Pourtant cette stratégie, qui ne tenait aucun compte du réel, qui ignorait les mises en garde provenant tant de la Direction des routes que de bons connaisseurs du secteur, qui négligeait les protestations des motards, lesquels s’organisaient alors dans un mouvement qui deviendra la FFMC, va, sur le plan industriel comme en matière de sécurité routière, totalement échouer.

On l’a déjà dit, durant les années 1970, un accès progressif à la moto s’était, de façon informelle, mis en place. Obtenu à seize ans, le permis pour le vélomoteur permettait une entrée raisonnable dans le monde de la moto, à faible coûts et sans grands risques. Après quelques années d’expérience au guidon d’une machine aux performances modestes mais qui se conduisait comme une moto, on pouvait ensuite monter en gamme au prix du passage d’un nouveau permis, plus complexe. Ainsi, en 1977, 81 520 permis pour les vélomoteurs avaient été délivrés, et seulement 44 270 pour les motos. La réforme de 1980 entraînera, en très peu d’années, la quasi-extinction du permis destiné aux petites cylindrées : en 1982, on recense 21 819 permis A1, pour 71 914 permis A, dissociés en A2 et A3. En 1991, le nombre de permis A1 tombera à 17 946, celui des permis A atteindra 92 412 ; la tendance, depuis, n’a cessé de s’affermir : les chiffres pour 2017 donnent 7 028 permis A1, et 107 844 permis A.

Avec le restriction à 80 cm³, la catégorie des motocyclettes légères a cessé d’intéresser les motards débutants ; en conséquence, les immatriculations de ces nouvelles machines, atteignant un pic avec un peu plus de 30 000 unités en 1982, déclineront ensuite jusqu’à un point bas en 1987, avec moins de 8 000 ventes. Durant toute la décennie, les ventes du 80 cm³ resteront inférieures à celle de la traditionnelle 125 cm³, laquelle était pourtant désormais interdite aux moins de 18 ans, tout en impliquant de posséder au moins un permis A2.
Les constructeurs nationaux, d’autre part, se révéleront incapables de conquérir un marché pourtant conçu pour eux, à leur demande, et en fonction de leurs exigences : Motobécane, alors en phase terminale puisque l’entreprise déposera son bilan en 1983, écoulera à peine plus de 3 000 unités d’une machine fabriquée par l’espagnol Derbi. Peugeot, durant les années 1980, vendra chaque année un peu plus de 2 000 80 cm³ de sa conception ; leur part de marché sur ce petit segment tout neuf de la motocyclette légère ne dépassera guère 10 %. Toutefois, à la fin de la décennie, un engin d’un genre nouveau, destiné à une clientèle nouvelle, celle des automobilistes qui n’avaient pas besoin d’un permis spécifique pour le conduire, atteindra des scores un peu plus conséquents. Le scooter SC 80 ne devait pourtant pas grand-chose au génie national, puisqu’il ne faisait qu’adapter une machine produite par une entreprise avec laquelle Peugeot, dès juin 1981, avait signé un accord, un concurrent devenu allié : Honda.

Combat d’arrière-garde

Entre-temps, un événement inattendu allait contraindre la puissance publique à s’intéresser une fois de plus, mais cette fois-ci selon un scénario inédit, à l’industrie de la moto. À Chambéry, un ingénieur et deux enseignants de l’école de commerce locale avaient en effet créé à la fin des années 1970 BFG, une entreprise dont la raison sociale reprenait les initiales de leurs noms, et qui avait comme objectif d’occuper un segment de marché délaissé depuis toujours par l’industrie nationale, celui de la moto de grosse cylindrée. Pour se libérer du poids financièrement et technologiquement écrasant de la conception d’un moteur spécifique, la BFG 1300 sera dessinée autour d’un moteur automobile, en l’occurrence le 1300 cm³ de la Citroën GS. Ce choix d’une mécanique automobile jouera un rôle essentiel dans l’échec final de la tentative. En matière de propulsion, un deux-roues de 250 kilos et une voiture d’une tonne n’ont de commun que le principe du moteur à explosions, et l’essence qu’ils consomment.
Les exigences techniques opposées, en matière de poids, d’encombrement, de puissance, de couple, d’esthétique même impliquent de concevoir deux types de moteurs totalement différents, et cette disjonction se trouve bien résumée par le compte-rendu d’une série d’essais de la BFG 1300 effectués en 1983 par une équipe dont firent partie deux pilotes alors très connus dans les compétitions d’endurance, Georges Godier et Jean-Claude Chemarin. Leurs critiques visaient essentiellement la motorisation de la machine :

1) Une puissance très inférieure à à ce que l’on peut attendre d’un moteur de cette cylindrée. On peut schématiser en comparant cette puissance à celle d’une 600 cm³ japonaise …
2) Le couple est important mais inutile pour une utilisation moto et mal placé.
3) La plage d’utilisation est assez faible. (…)
5) Le poids du moteur-boîte est de 130 kg !

Aussi, résument les essayeurs,« le principal défaut (de la BFG est) une motorisation dérivée de la voiture et qui n’a pas subi le minimum de transformation nécessaire pour l’adapter à l’usage de la moto. » De fait, l’accouplement contraint de deux éléments incompatibles ne peut produire que des rejetons monstrueux, comme la Münch Mammuth ou, dans le pire des cas, l’effroyable Amazonas brésilienne.

Assez vite, de plus, des dissensions au sein de l’équipe BFG entraîneront le départ de Jean Boccardo, l’ingénieur, lequel créera en Normandie, avec l’appui d’un industriel, une nouvelle entreprise réutilisant le même concept. Moto Française, dont la raison sociale montre combien elle vise l’argument du dernier recours, le patriotisme économique, celui que l’on emploie lorsque rien d’autre ne permet de justifier d’acheter son produit, lancera ainsi la MF 650, toujours équipée d’un moteur Citroën mais, cette fois-ci, le 650 cm³ de la Visa.

En 1983, les difficultés persistantes de BFG, l’insuccès de MF forceront l’intervention de l’État, intervention d’autant plus nécessaire que la puissance publique avait participé au financement de ces projets, et d’autant plus attendue que, durant cette période qui a vu la disparition rapide et la réorganisation à marche forcée de vastes secteurs de l’industrie, un organisme ad hoc, le Comité interministériel de restructuration industrielle, avait vu le jour.
Une fois par semaine, la Direction des industries métallurgiques, mécaniques, et électriques, avec son directeur, Pierre Gadonneix, traitait ainsi les dossiers que lui présentaient des industriels en difficulté, tels Motobécane. Face à la régression continue des ventes de ses cyclomoteurs, la société cherchait depuis 1980 un moyen d’assurer son avenir. La DIMME tentera ainsi de sauver une entreprise qui employait alors plus de 3 000 personnes et, plus largement, de retarder le déclin du cyclomoteur. Les stratégies évoquées tour à tour, et parfois appliquées, mise en commun des capacités de production de Motobécane et Cycles Peugeot, restriction des importations japonaises passant par une « auto-limitation » de celles-ci et par le recours à divers expédients, tels le ralentissement des homologations de nouveaux modèles, développement de nouveaux produits, et de nouveaux concepts, ne firent que retarder l’échéance. Là où, dès juin 1981, Cycles Peugeot et Honda signaient un accord de coopération, Motobécane suivra en avril 1982 en s’associant avec Yamaha. Pourtant, malgré une restructuration lourde qui impliquera l’abandon de son implantation historique à Pantin, l’entreprise déposera son bilan en février 1983.

Mais Pierre Gadonneix et la DIMME n’en resteront pas là. Contraints de prendre en charge les dossiers de BFG et de MF ils essayeront, avec une abnégation et une constance remarquables, de rassembler ces pièces disparates pour mettre sur pied une industrie de la moto cohérente et compétitive, apte à servir tous les segments du marché. Dans une note destinée au ministre de l’Industrie et datée du 23 août 1983, Pierre Gadonneix donne une première liste de candidats à la reprise de BFG, avec leur stratégie, et leurs exigences. On voit ainsi apparaître l’italien Moto Guzzi, intéressé si l’État s’engage financièrement et si : « les pouvoirs publics français, en liaison avec leur homologues italiens, mettent en place un système de protection face aux importations japonaises ». De manière plus inattendue, apparaît aussi le nom d’un fabricant de voiturettes sans permis qui avait alors acquis une forte renommée grâce à ses voitures de course développées pour la Formule 1, Ligier.
Collaborant déjà avec l’italien Ducati pour motoriser ses voiturettes, il envisage, sans plus de précisions, de produire des Ducati en France. Encore très vagues, ces projets « sur lesquels il est difficile d’émettre un avis définitif » posent comme condition l’introduction de mesures protectionnistes que le directeur de la DIMME juge, fort raisonnablement, bien délicates à appliquer :

Il est à noter que « l’autolimitation japonaise » sur les voitures (3 % du marché) et sur les cyclomoteurs (5 % du marché) a pu être mise en œuvre sans trop de problèmes car il n’a pas été demandé aux industriels nippons d’abandonner des parts de marché acquises mais de se stabiliser. Il n’en sera pas de même sur la moto où ils détiennent 87 % du marché.

Mais ses doutes ne l’empêchent pas de poursuivre l’aventure. Un mois plus tard, le 29 septembre, une nouvelle note fait le point de la situation. Le projet de Ligier se précise, lui qui « consisterait à bâtir une véritable industrie de la moto avec une production de plusieurs dizaines de milliers de machines. » Pourtant, il s’agit toujours de s’appuyer sur un partenaire étranger, Ducati en particulier, tout en utilisant un réseau de distribution existant et en imposant de fortes barrières à l’entrée aux importations japonaises. Le directeur de la DIMME se montre toujours aussi dubitatif quant au succès d’une telle démarche, qui ne pourrait être décidée qu’à l’échelon de la communauté européenne. De plus, il note que :

une autolimitation des ventes de motos japonaises en France risque de soulever l’opposition des motards réunis au sein de la puissante Fédération des Motards en Colère.

Une autre option, rapidement évoquée, verrait Yamaha reprendre Motobécane, avec la production de machines de petite cylindrée. Enfin, dans une dernière hypothèse, BFG s’associerait avec l’italien Moto Guzzi, lequel était prêt à tenter l’aventure pourvu que le marché des commandes publiques lui soit entièrement acquis. Et Pierre Gadonneix concluait ainsi :

il me paraît souhaitable que l’étude des projets Ligier et Motobécane soit poursuivie. Dans ce cas, le projet Guzzi, qui vise en fait à obtenir des commandes publiques, serait abandonné, et BFG, dont l’équipe a incontestablement fait preuve de dynamisme, pourrait être intégrée dans l’un des deux projets Ligier ou Motobécane (…) En attendant la concrétisation d’un projet, il me semble souhaitable de soutenir la trésorerie de BFG sous l’égide du CIRI pour que les productions puissent continuer et que soient honorées les commandes en cours (71 motos à livrer d’ici fin 1983 pour les CRS)

À peine quelques semaines plus tard, début décembre, il ne reste plus de ces projets parfois grandioses qu’une seule stratégie applicable, celle qui verrait Motobécane, et donc les repreneurs d’une entreprise alors en dépôt de bilan, absorber BFG pour continuer le production de la BFG 1300 et, au delà, recommencer la fabrication des 125 cm³ tout en envisageant, à terme, de construire une machine de cylindrée moyenne. En somme, il est toujours question de développer une gamme complète même si, comme l’écrit Pierre Gadonneix, « compte tenu de l’urgence liée à la reprise de Motobécane et à la situation de BFG c’est la reprise de cette dernière société qui a fait l’objet d’une étude de détail ».
De fait, avec son schéma industriel, qui verrait la production d’une BFG débarrassée de ses principaux défauts transférée à l’usine Motobécane de Saint-Quentin, son plan de financement, ses objectifs de vente à court et moyen terme, ses projets plus lointains, la solution Motobécane séduit Pierre Gadonneix, qui trouve ici une porte de sortie pour BFG avec la création « d’une industrie française de la moto » développant « trois gammes de produits », tout en faisant l’économie de la « protection vis à vis des marques japonaises. » Et le 19 décembre, le Comité interministériel de restructuration industrielle donne son accord pour la reprise de BFG par Motobécane, et ouvre sa bourse, les pouvoirs publics prenant en charge les coûts de la reprise.

L’intervention de la DIMME prend ainsi fin ; mais le dossier déposé aux Archives nationales comporte une ultime pièce, bien plus tardive puisqu’elle date de janvier 1988, une lettre provenant de MBK Industrie, nouvelle raison sociale de Motobécane désormais filiale de Yamaha, lettre qui, sur quatre pages, expose avec une pointe d’amertume les déboires rencontrés du fait de la BFG. Reprise après bien des difficultés, la production de ces grosses cylindrées verra les premières unités livrées en septembre 1985, pour honorer les commandes de la police nationale. Mais le dépôt de bilan du fournisseur espagnol de fourches, lequel livrait des pièces de si mauvaise qualité que MBK a préféré développer ses propres éléments, aussi bien qu’un manque de fiabilité récurrent des moteurs fabriqués dans une usine Peugeot vont à la fois entraver une production qui se réduira à 94 exemplaires, dont seulement 26 achetés par des particuliers, et obliger la société, qui a finalement décidé d’abandonner la fabrication de la machine, à résilier, à ses frais, les contrats passés avec les administrations publiques, douane, police, et gendarmerie. MBK calcule que les frais ainsi engagés représentent plus du double de la subvention reçue du CIRI et en tire une conclusion qui, pour citer une note manuscrite ajoutée en marge du courrier, « n’aurait pas dû être une surprise », l’inadaptation de son outil industriel, conçu pour fabriquer en série des cyclomoteurs, au montage quasi-artisanal d’une moto de grosse cylindrée.

Renaissances

Vouloir créer – ou recréer – avec des moyens limités une industrie d’une complexité technique modeste comme celle de la moto n’a rien d’irréaliste, comme l’illustre de manière idéal-typique le récit de l’agonie, et de la résurrection, de Triumph. Au début des années 1970, les restes de l’industrie motocycliste britannique, autrefois dominante mais désormais incapable de faire face à la concurrence japonaise, handicapée qu’elle était par une pénurie de capitaux, la fiabilité désastreuse de ses moteurs et ses idiosyncrasies telles la fameuse première en haut à droite, seront fusionnés en une entité unique, NVT, recapitalisée par la puissance publique. En essayant de réduire son outil de production grâce à la fermeture de l’usine Triumph à Meriden, la société déclencha un conflit social qui se résolut, avec l’appui d’un gouvernement travailliste nouvellement élu, par la transformation de Triumph en coopérative ouvrière laquelle, comme souvent, ne fit que retarder une échéance qui interviendra en 1983, avec sa liquidation.
Pourtant, dès 1990, relancée par un investisseur privé qui lui fournit les capitaux, et le temps, nécessaires, la marque reviendra sur le marché avec une gamme entièrement nouvelle, largement conçue autour d’une architecture moteur particulière, le trois cylindres, qui assurera son succès. Profitant et de la notoriété de sa marque et du capital symbolique propre à la moto anglaise, Triumph, qui pouvait toujours compter sur une clientèle prête à acheter ses machines pourvues qu’elles soient proposées à un tarif compétitif et que les défaillances caractéristiques de l’industrie britannique des années 1970 aient disparu, redeviendra ce qu’elle avait cessé d’être depuis des décennies, une entreprise rentable disposant d’une part de marché lui permettant d’assurer son développement.

En France, faute de tradition comparable, une tentative du même genre n’aurait eu aucune chance de succès. Les deux voies détaillées plus haut, qui exposent deux manières radicalement différentes de reprendre pied sur un marché actif, concurrentiel, mais abandonné depuis des décennies décrivent en fait deux façons d’échouer à coup à peu près sûr.
La première, compter sur la puissance publique pour tordre la législation en sa faveur, façonner un marché aux dimensions du produit que l’on sait pouvoir fabriquer néglige deux paramètres fondamentaux. L’État, en effet, ne dispose pas d’autorité sur ce qui échappe à son domaine réglementaire. Dans la situation où se trouvait déjà le monde développé durant les années 1980, les barrières protectionnistes ne pouvaient plus agir que de façon partielle et dissimulée, avec le recours à des expédients tels la conformité aux normes techniques, expédients à l’efficacité limitée, et provisoire. En l’espèce, adapter la catégorie des motocyclettes légères aux capacités de production de Cycles Peugeot ne suffira pas à endiguer les importations japonaises, qui parviendront sans difficulté à prendre une part écrasante d’un marché auquel, de toute façon, l’essentiel faisait défaut, des acheteurs. Obliger les citoyens à acheter un produit dont ils ne veulent pas ne fait pas non plus partie des moyens d’actions d’une économie libérale. Ceux-ci, plutôt que de se retrouver à seize ans aux commandes d’un engin à peine plus gros que le cyclomoteur de leurs quatorze ans préféreront attendre deux ans de plus, passer un permis, et investir leurs faibles moyens financiers dans des machines plus puissantes, disponibles en occasion et, inévitablement, japonaises.

À l’opposé, le feuilleton BFG représente, lui aussi, un genre d’idéal-type. Entreprise privée, démarrée de manière artisanale avec des moyens financiers limités, un effectif d’une vingtaine de personnes et un capital essentiellement constitué de la foi de ses fondateurs, elle perdra rapidement l’un d’entre eux, parti créer une société concurrente. Ressusciter une branche entière d’un secteur industriel disparu en commercialisant un modèle unique dont l’argument de vente se résumait à sa seule nationalité relevait, sans même tenir compte des défauts rédhibitoires inhérents à la conception même de la BFG, de la mission impossible. Raisonnablement, l’échec aurait dû être rapidement constaté, et l’aventure interrompue. Mais l’État, qui avait subventionné le tour de table initial et se trouvait ainsi, en quelque sorte, contraint de chercher une issue honorable, interviendra.
Les plans qu’élaborera alors Pierre Gadonneix posent les conditions minimales de succès d’une telle entreprise, conditions que BFG, dans sa configuration initiale, ne pouvait en aucun cas remplir : proposer une gamme assez large, acquérir une part de marché suffisante, profiter des commandes publiques, tout en évitant de compter sur l’atout illusoire du protectionnisme. Encore ne s’agit-il ici que des exigences sur lesquelles l’État peut intervenir. Les autres, la notoriété, que des marques parfaitement inconnues et, de surcroît, totalement  exotiques puisque japonaises, avaient acquise grâce à leurs victoires en compétition, la modernité et la fiabilité des mécaniques, la conception enfin, dès 1969, d’une machine révolutionnaire qui, répondant aux attentes de sa clientèle, allait connaître un succès mondial, ne peuvent dépendre d’autre chose que de l’initiative privée. Et en effet, grâce à celle-ci, la France se trouve aujourd’hui dans une situation un brin paradoxale puisque, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, elle n’a jamais produit autant de motocyclettes lourdes.

Quand Yamaha a racheté Motobécane, elle a d’abord changé sa raison sociale en MBK, arrêté la production de la BFG et continué la fabrication des bicyclettes et autres cyclomoteurs. De façon moins perceptible, elle a également inséré l’usine de Saint-Quentin dans son appareil de production mondial, transformé au fil des ans et au gré des besoins. Ainsi, à côté des cyclomoteurs et scooters MBK, la société produit des monocylindres Yamaha propulsés par des moteurs construits en Italie par une autre filiale de la marque, Minarelli. Après l’effondrement de 2008, qui, en particulier en Espagne, a fortement réduit le marché des motocycles, Yamaha a fermé son usine espagnole, située dans la banlieue de Barcelone, et rapatrié sa production sur le site de Saint-Quentin qui possédait des avantages comparatifs significatifs, sa situation géographique au centre du marché européen, et la disponibilité de réserves foncières. Les derniers développements d’une politique industrielle gouvernée par les besoins du marché voient la mise en sommeil de la marque MBK, et la production, sous la seule étiquette Yamaha, de scooters et de motos dont la cylindrée approche les 700 cm³. Au fond, le problème insoluble de la création d’une industrie de la moto en France a finalement été résolu d’une manière positive, et assez simple : il suffisait de laisser faire le marché.

santé publique

Malgré de longues années de recherches, il reste toujours aussi difficile de comprendre pourquoi, politiquement, socialement, académiquement même, le monde motard reste terra incognita. En France, la prise en compte de cette catégorie spécifique d’usagers de la route ne se fait guère qu’au travers d’une politique de sécurité routière qui, depuis 2002, a retrouvé sa logique originelle, telle qu’imaginée au milieu des années 1970 : tout faire pour que les motards soit aussi peu nombreux que possible. Les titulaires du permis moto représentant aujourd’hui un homme de moins de cinquante ans sur quatre, la tâche s’annonce difficile. Si habituelle et si répandue, cette méconnaissance constitue en elle-même un sujet de recherche. Elle fournit en tous cas une clé pertinente pour comprendre le peu de cas que nombre d’acteurs, et les pouvoirs publics en particulier, font de ce mode de déplacement, et de ses utilisateurs. Et si cette clé ouvre les portes les plus diverses, un coup d’œil par le trou de la serrure permet de saisir un genre d’instantané de l’action publique lorsqu’elle s’attaque à un domaine précis, restreint, et technique. On peut ainsi tenter d’observer, ou du moins de détecter, ses justifications, ses rationalisations, ses objectifs cachés, ses tensions internes, tous éléments qui, dans le meilleur des cas, avec l’état actuel de la législation française contrôlant l’accès aux archives administratives, ne seront pas accessibles au public avant au moins vingt-cinq ans.

Le prétexte à cet exercice mêlant observation, déduction, et divination se trouve dans l’actualité, avec l’entrée en vigueur au 1er juillet 2016 à Paris de la première réglementation française interdisant l’essentiel du territoire municipal à tous les véhicules à moteur d’un certain âge, au prétexte de leurs émissions de polluants. Le cadre juridique dans lequel cette prohibition s’exerce, le choix des véhicules bannis, les justifications apportés à cette interdiction fournissent autant de terrains d’étude, et alimentent un raisonnement inductif qui permettra de mettre en lumière un mode de fonctionnement caractéristique des élites politiques nationales et de la haute administration, mode de fonctionnement tellement usuel, banal, incorporé, qu’il devient presque inconcevable que l’on en vienne à le contester, en particulier lorsque, comme ici, il prétend défendre le bien le plus précieux, la santé publique.

Le cadre

S’agissant d’une action publique à caractère coercitif, cette politique de santé publique s’inscrit nécessairement, et de façon stricte, à l’intérieur d’un cadre légal. Tout ce qui sera prohibé ne peut l’être que parce qu’une réglementation valide l’interdit, et rien d’extérieur à ce cadre ne peut être interdit. Ce cadre, en l’espèce, est tracé par la directive  2008/50/CE sur la qualité de l’air ambiant, transposée en droit français. Celle-ci dresse une longue liste de substances de nature variée, chimique, comme les oxydes d’azote, le dioxyde de souffre, le monoxyde de carbone ou le benzène, ou physique, avec ces particules fines qui existent en deux diamètres, 10 et 2,5 µm, alias PM10 et PM2,5, substances considérées comme nocives pour la santé humaine à partir d’un certain niveau de concentration dans l’air. Pour chaque polluant ainsi identifié, la directive va déterminer divers seuils, dont le plus important d’un point de vue politique, parce que le plus difficile à respecter, fixe une valeur moyenne annuelle à ne pas dépasser. Quand la concentration d’un polluant reste inférieure au seuil réglementaire, il faut simplement éviter que la situation ne se dégrade. Et dans le cas contraire, les agglomérations de plus de 250 000 habitants doivent mettre en œuvre des plans d’action dont le détail est laissé à leur appréciation, puisque seul le résultat compte. Faute d’action, et faute de résultat, la Commission est fondée à entamer des procédures contre les États-membres. Entre 2010 et 2015, elle a ainsi saisi la Cour de justice de l’Union au sujet des dépassements de seuils en particules PM10 qui se produisent en Belgique, en Bulgarie, à Chypre, en Espagne, en France, en Italie, en Pologne, au Portugal, en Slovénie et en Suède.

Or, cette directive n’est pas un début, mais une fin, celle de la longue lutte contre la présence de substances nocives dans l’air dont témoigne par exemple l’histoire du CITEPA, créé voilà plus de cinquante ans dans le but de mesurer la pollution d’origine industrielle, ou bien la revue Pollution Atmosphérique dont le premier numéro date de 1958. Si une préoccupation pour la qualité de l’air voit le jour en Europe à cette période, à la fin des années 1950, au début des années 1960, ce n’est évidemment pas par hasard. Comme avec bien des problèmes publics, elle peut être reliée à un événement déclencheur, en l’occurrence le grand smog de Londres de décembre 1952. Des conditions atmosphériques particulières, avec un anticyclone hivernal très puissant, et l’usage immodéré du charbon, générèrent un smog intense et particulièrement meurtrier. On trouve assez facilement des rapports épidémiologiques relatifs à cet épisode, lequel a valeur de cas d’école. La concentration de particules fines atteignit alors un niveau estimé à 4,5 mg/m³. Une telle densité dépasse simplement d’un facteur 100 celle qui, aujourd’hui, avec 50 µg/m³, marque le premier seuil réglementaire pour ce polluant, celui qui déclenche la procédure dite d’information du public. Le Clean Air Act, première réglementation visant à contrôler la pollution atmosphérique, promulgué en 1956, découle directement de cet événement meurtrier.
Cela fait donc soixante ans que les acteurs publics comme privés, et l’industrie en particulier, se préoccupent de ces problèmes, que l’administration et le législateur traitent de ces questions et édictent des normes de plus en plus restrictives, touchant de multiples secteurs, et avec un plein succès. De ce catalogue de contraintes, le grand public ne voit guère que ce qui l’intéresse directement, les normes relatives aux biens d’équipement personnels. Transposition de la directive 70/220/CEE, le premier arrêté s’appliquant aux automobiles a été pris le 2 septembre 1970. Un flux régulier de règlements a suivi ensuite, respectant un ordre pragmatique, du plus gros au plus petit, s’attaquant d’abord aux véhicules lourds, à la fois les plus polluants et les plus faciles à contrôler, puis aux véhicules individuels, et enfin aux motocycles. La norme Euro 0 pour les poids-lourds a ainsi été appliquée en 1990, la norme Euro 1 pour les véhicules individuels date de 1993, et pour les motocycles de 2000.
Malgré quelques incompatibilités dont fait état l’ADEME, les progrès ont été spectaculaires. Ainsi, pour ne s’intéresser qu’aux seuls motocycles, la même agence fournit un document maintenant ancien puisqu’il date de 2001, mais d’un grand intérêt. Il compare le niveau de polluants émis par des motocycles conformes à la norme Euro 1 à ceux de la génération précédente, et montre que le simple fait d’édicter une contrainte a permis une baisse de 80 % des émissions de monoxyde d’azote et d’hydrocarbures imbrûlés. Fort classiquement, on a ici affaire à un problème de rendements décroissants. Le premier pas, la première obligation faite aux constructeurs de limiter les émissions de leurs véhicules apporte, à peu de frais et sans grandes difficultés techniques, des résultats significatifs. Mais ensuite, chaque nouveau seuil sera plus difficile à atteindre, et ses effets plus restreints. Après un certain nombre d’itérations, on atteindra un plateau, comme, par exemple, pour les émissions d’oxydes d’azote des automobiles à essence, stabilisées à 60 mg/km depuis la norme Euro 5, ce qui représente malgré tout une réduction d’un facteur huit par rapport à la norme Euro 1. Imposer des contraintes encore plus strictes serait à la fois ruineux, inefficace, et sans effet sur la santé publique. Mais ce serait aussi la meilleure des incitations à la tricherie. Pour le dire autrement, une politique du fil de de l’eau, qui se contenterait de jouer sur le renouvellement du parc automobile et d’attendre la disparition progressive des véhicules les plus anciens, apporterait malgré tout, sans intervention supplémentaire, une amélioration nette, et mesurable, de qualité de l’air, ce dont témoigne, pour l’Île de France, les bilans successifs de la structure en charge du problème, AIRPARIF.

La mise en œuvre

D’une certaine façon, et un peu par défaut du fait de l’échec d’une précédente tentative, cette politique du fil de l’eau restera en vigueur en France jusqu’en juin 2016. C’est seulement alors qu’une réglementation contraignante et visant le grand public a vu le jour, laquelle se décline sur deux niveaux, national et local. Ainsi ont été promulgués l’arrêté du 21 juin 2016 classant les véhicules dans cinq catégories licites, et une illicite, en fonction des normes qu’ils respectent, et donc de la date de leur apparition sur le marché, et le décret 2016-847 du 28 juin 2016 relatif aux zones à circulation restreinte. Bornés, et justifiés, par la directive 2008/50/CE, ces textes dessinent à leur tour un cadre, lequel permet aux collectivités locales de délimiter des espaces dans lesquels la circulation des « véhicules les plus polluants » pourra être interdite. Pour l’heure seule la ville de Paris, sur la portion de son territoire située à l’intérieur du boulevard périphérique, a pris un arrêté en ce sens.
Or, la réglementation nationale possède une propriété à peu près unique puisque, de facto, elle frappe sans guère de nuance et de façon quasi uniforme les deux motorisations thermiques les plus répandues, le diesel, et l’essence, alors même que les polluants générés par ces deux technologies, en nature comme en quantité, ne peuvent en aucune façon se comparer. Principal souci en termes de santé publique, les particules fines restent propres au diesel ; et, comme le montre l’étude de l’ADEME citée plus haut, cette motorisation compte aussi pour à peu près 90 % des rejets d’oxydes d’azote. L’évolution technique ayant permis d’éliminer, parmi d’autres, le plomb et le souffre, ces polluants restent aujourd’hui, avec l’ozone, les seuls à justifier une action publique, étant seuls en mesure de dépasser les seuils réglementaires.

D’une façon générale les États-membres, par définition soumis à des exigences communautaires identiques mais soucieux des conséquences économiques et sociales de leurs décisions, restreignent le plus souvent l’usage des seuls véhicules lourds. Lorsque, comme en Allemagne, les véhicules particuliers sont également pris en compte, la réglementation trace une distinction franche entre diesel et essence. Outre-Rhin, le vert salvateur se trouve ainsi accordé à toutes les automobiles à essence respectant au moins la norme Euro 1, donc mises sur le marché voilà vingt-trois ans, mais seulement aux véhicules diesel conformes à la norme Euro 4, obligatoire depuis dix ans, tandis que les véhicules de collection et les motocycles ne souffrent d’aucune restriction. Depuis 2008, le principe de la zone à faibles émissions a été appliqué dans nombre d’agglomérations allemandes. À voir l’évolution de long terme des émissions d’oxydes d’azote sur le territoire fédéral on constate, là encore, combien la concentration en polluants suivait déjà une pente favorable avant même l’instauration de ces mesures coercitives.
Rien de tel avec l’arrêté du 21 juin 2016. Avec ses cinq classes là où l’Allemagne n’en connaît que trois, la complexité est la première de ses caractéristiques. Mieux encore, cette classification nie très largement la distinction entre essence et diesel. Les moteurs diesel les mieux notés, en classe 2, doivent répondre à la norme Euro 5, valable à partir de 2011. Mais les automobiles à essence type Euro 4, datant de 2006, et les motocycles Euro 3, entrés en service en 2007, sont rangés dans la même catégorie. Or, la norme diesel Euro 5 autorise l’émission de 180 mg/km d’oxydes d’azote, la norme essence Euro 4 seulement 80. Bien plus exigeant que la réglementation allemande, l’arrêté punit avec une sévérité particulière la motorisation qui se trouve pourtant être de loin la moins polluante.

Pour l’instant et pour longtemps, voire pour toujours, on ne peut que spéculer sur les raisons qui ont conduit à des choix si spécifiques. La volonté de gommer la distinction pourtant aussi fondamentale qu’incontestable entre la nocivité du diesel, et celle des moteurs à essence, s’explique sans doute par une classique volonté de protéger des autorités qui ont, depuis longtemps, promu le premier au détriment des seconds. Minimiser par décret cet écart permet d’affaiblir par anticipation la légitimité d’éventuelles actions juridiques. Mais élargir les effectifs des véhicules susceptibles d’être bannis des agglomérations jusqu’à y inclure les motocycles répond à un autre objectif, celui de donner aux municipalités les armes nécessaires pour mettre en œuvre la politique qui leur convient, et qui peut aller jusqu’à l’éradication à peu près totale de tous les véhicules, professionnels ou individuels, à deux ou à quatre roues, propulsés par un moteur brûlant du gas-oil aussi bien que de l’essence.

Les conséquences

C’est donc à Paris que l’on pourra observer les premiers effets des dispositions gouvernementales ; et ceux-ci sont d’abord de nature comique. Visiblement, les deux protagonistes n’ont pris ni le temps ni la peine d’accorder leurs réglementations. Ainsi, la classification gouvernementale distingue malgré tout, dans une même génération de normes, l’essence du diesel : le diesel Euro 2 reçoit la pire note, 5, là où l’essence est notée 3. Une telle subtilité ne perturbe pas la mairie de Paris, qui bannit uniformément toutes les automobiles Euro 2, ouvrant ainsi un boulevard à contentieux. Quant à évaluer les conséquences sur les usagers eux-mêmes, il faudra sans doute attendre bien des mois, voire des années, pour être en mesure de le faire. Car tout dépendra de la volonté municipale d’appliquer sa politique, les propriétaires de véhicules condamnés, dont on peut parier sans grand risque qu’ils n’y ont recours que parce que leur situation sociale ne leur laisse pas d’autre choix, continuant très probablement à les utiliser, comme d’autres, et sans doute souvent les mêmes, roulent sans permis, ou sans assurance.

Or, dans un geste de grande mansuétude, le Conseil des Ministres du 3 août dernier a considérablement accru la force de frappe municipale : en récupérant les pouvoirs de verbalisation de la Préfecture, et les agents affectés à celle-ci, la ville de Paris dispose désormais d’un bras armé qu’elle pourra employer comme bon lui semble. Mais le pire n’est pas certain. Une répression trop frontale, trop brutale ou trop uniforme risquerait en effet de susciter une vive contestation, déjà perceptible au-delà du cercle habituel des motards grincheux, et accentuée par la mise en œuvre simultanée d’autres mesures de restriction du trafic automobile. On spéculerait volontiers sur une politique plus discriminatoire, s’intéressant prioritairement aux précieux arrondissements centraux, visant aussi plus spécialement les fortes têtes, par exemple celles qui roulent à moto. Enfin, pour juger des effets de ces mesures sur ce qui forme à la fois l’objectif et la justification de leur existence, la qualité de l’air, il faudra encore bien plus de temps. Sans trop s’avancer, AIRPARIF a publié une première évaluation, purement spéculative et extrêmement sommaire. Il paraît raisonnable d’attendre une étude plus fouillée, réalisée a posteriori et qui impliquera un travail pour le moins délicat de séparation entre les facteurs propres à la prohibition, et ceux qui dépendent de l’amélioration constante due au renouvellement normal du parc. Taire le second facteur, porter tout succès au crédit de la seule action municipale relèverait bien sûr de la plus complète malhonnêteté intellectuelle. Et il n’est même pas certain que la victoire soit acquise.

Car, en dépit d’un épisode de chaleur estivale entraînant une hausse des émissions d’ozone, 2016 a été une année exempte de pic de pollution, essentiellement parce que les conditions atmosphériques des mois de mars et d’avril n’ont pas été favorables au traditionnel dépassement de la concentration en particules fines. Car, et de plus en plus, l’aléa atmosphérique détermine, sinon le niveau global de la pollution, du moins ses excès. En dépit du volontarisme municipal, 2017 pourrait donc être une moins bonne année : nul doute qu’elle fournirait alors le meilleur des arguments à une intensification de la prohibition, intensification qui figure déjà au plan de marche du Conseil de Paris.

Les justifications

Réduisant son analyse aux seuls motocycles, 125 cm³ et cylindrées supérieures, lesquels sont après tout la raison d’être de ce site, il faut maintenant chercher à comprendre pourquoi une réglementation nationale, qui vient donc de trouver une application à Paris, classe ces véhicules urbains par excellence dans la catégorie des nuisibles. Celle-ci a déjà une propriété qui n’étonne guère, celle d’être seule de son genre en Europe. Si certaines villes italiennes connaissent aussi des restrictions de cet ordre, elles prennent place dans un cadre purement municipal et se montrent aussi complexes que variables, ne ciblant par exemple que les vieux moteurs deux-temps, ou n’étant actives que durant l’hiver. Rien de comparable donc avec la situation nationale, d’autant que cette volonté d’interdire aussi les motos caractérisait les ZAPA, ces ancêtres de la ZCR qui n’ont finalement pas vu le jour en 2011.
On doit donc prêter une attention particulière aux arguments avancés pour justifier une politique aussi spécifique. Et la tâche des autorités ne paraît pas simple. Car la première propriété de ce mode de déplacement réside dans son ignorance totale de la motorisation diesel. Pas de particules fines, sauf sur les deux-temps aujourd’hui quasiment disparus, sauf aussi, en quantité infime, sur les récents moteurs à injection. Peu de dioxydes d’azote, lesquels, on l’a vu, et de plus en plus, proviennent quasi-exclusivement des moteurs diesel et n’ont, d’autre part, pas entraîné de pic de pollution à Paris depuis 1997. Il faut alors trouver autre chose, ce qui ne va pas de soi.

Recevant des représentants de la FFMC en avril dernier, l’adjoint municipal aux transports avançait ainsi des arguments pour le moins déroutants. Exhibant un tableau de données datant de 2010 et attribué, sans plus de précisions, à AIRPARIF, il accusait les deux-roues motorisés de produire des quantités excessives de monoxyde de carbone. Hélas pour lui, ce polluant figure sur la liste d’AIRPARIF ; et l’association mesure une concentration inférieure d’un facteur quatre au seuil légal. Évacuant rapidement ces pénibles questions techniques, l’adjoint évoquait aussi une sorte de punition collective, en affirmant que chacun devait prendre sa part de l’effort général, avant d’en arriver à l’argument ultime, la volonté politique de la maire de Paris, ou, en d’autres termes, le fait du prince.

À l’évidence, le sens réel de la notion d’État de droit échappe à nombre de politiques, en l’espèce à ceux qui placent au-dessus de celui-ci leur vision morale du monde. Là se trouve sans doute le point le plus rebelle à une analyse rationnelle. Adopter la solution germanique, qui s’attaque aux véhicules individuels à moteur diesel tout en évitant presque totalement de pénaliser les conducteurs qui roulent à l’essence aurait sûrement, parce que le diesel joue historiquement un rôle plus important en France, entraîné bien des récriminations. Mais une telle politique aurait répondu aux exigences de l’Union Européenne, limité autant que possible les dégâts collatéraux tout en satisfaisant la majorité rose-verte du conseil municipal. Pourquoi être allé plus loin, de façon si maladroite, en prohibant à l’identique les moteurs à essence, commettant sans doute une erreur politique majeure tout en confiant son destin de façon inconséquente à une justice administrative qui aura à examiner scrupuleusement les justifications environnementales et réglementaires de cet abus de pouvoir ?

Alors pourquoi ?

Si les pathologistes s’amusent à autopsier des tissus humains vieux de soixante ans c’est parce que, comme l’écrivent les auteurs de l’étude sur le smog de Londres citée plus haut, « les niveaux actuels de particules fines dans l’air ambiant sont tellement bas que le recueil d’échantillons associés à des morts reliés à l’inhalation de particules fines n’est plus pertinent. »
En d’autres termes, la qualité de l’air s’est tellement améliorée que la preuve d’un décès lié à l’air pollué ne peut plus être de nature clinique, mais seulement statistique. Or, en la matière, la preuve formelle n’existe pas : seule subsiste une probabilité plus ou moins forte, fonction de multiples facteurs dont chacun devrait être analysé en détail pour savoir si l’on a affaire à une étude qui montre vraiment autre chose qu’un bruit de fond. Et cette disparition de la certitude facilite bien les choses.
On peut en effet tenir pour acquis le total illettrisme du grand public comme de la presse généraliste en matière d’induction statistique. Habillés du costume rigide de la science, recouverts du manteau du bien public, les agendas particuliers d’organismes prestigieux tels l’OMS passent ainsi inaperçus. Il faut un œil attentif pour repérer, dans une énième étude consacrée aux morts de la pollution, la volonté d’une toute nouvelle organisation, France Santé Publique, fusion d’organismes à acronymes tels l’INVS, de se faire un nom, et une place, en jouant à son tour une partition à succès. Ainsi s’explique cet apparent paradoxe selon lequel la pollution urbaine fait d’autant plus peur qu’elle n’a jamais été moins dangereuse. Peu importe la réalité mesurable et objectivable : l’impression compte seule, puisqu’elle fournit une justification plus que suffisante à l’action politique.

Sortir du prétexte de la santé publique permet de comprendre facilement ce qui est en cause. Depuis le début du siècle, au nom d’ambitions diverses, la municipalité rose-verte a promu, puis imposé, une certaine vision de la métropole. Nourrie d’études, de colloques, et de concepts parfois spectaculaires, la « ville apaisée », la « ville durable », la « smart city » vise un objectif évident dès le départ et aujourd’hui affirmé sans ambages, celui de tailler au centre d’une métropole de 12 millions d’habitants un quartier réservé, où nul ne pourra pénétrer s’il persiste dans son intention d’utiliser quelque véhicule individuel que ce soit, du moment qu’il est propulsé par un moteur thermique. Et il est fascinant de constater comment, en toute bonne conscience, pour le bonheur de quelques privilégiés, on décide du sort de tous les autres. Même s’il est maintenant un peu ancien et ne concerne pas directement l’actuelle zone à circulation restreinte, un document d’une des structures d’études de la ville de Paris, l’Atelier parisien d’urbanisme, mérite que à ce titre que l’on s’y attarde.
Il joue un peu le rôle de l’étude d’impact préalable aux plans de cette envergure. Décidant qui pourra faire quoi, il redistribue de façon autoritaire les rôles et les droits, énumérant code NAF par code NAF les professions autorisées à conserver leur véhicule, décrétant que, à la seule exception des artisans, « les personnes qui habitent Paris peuvent facilement utiliser les transports en commun. On élimine donc tous les professionnels habitant à Paris. » Certaines des dispositions de ce texte se retrouvent aujourd’hui dans l’arrêté de la ville de Paris, ce qui n’a rien d’étonnant puisque l’un de ses rédacteurs appartient au cabinet de l’adjoint chargé des transports. Avec cette naïveté qui rend si intéressante ce genre de littérature grise, il montre à quel point, comme à la grande époque de la planification centralisée, des technocrates, persuadés qu’il sont d’œuvrer pour le bien public, décident toujours autoritairement et en tout bonne conscience de ce dont les citoyens ont besoin, et ce qu’on leur permettra de faire.

Mais l’ampleur du chantier et le nombre des ennemis fait que la guerre à la voiture, qui se voit, et la guerre à la moto qui, elle, aurait plutôt tendance à s’entendre, commencent à produire des conséquences s’étendant au-delà du cercle des éternels mécontents. La ville interdite est d’abord celle de l’exclusion sociale, intolérante à toute déviation par rapport à un idéal-type du citoyen moderne, sportif, actif, en bonne santé, doté d’un emploi stable aux horaires réguliers et n’habitant pas trop loin de son lieu de travail. Et de plus en plus de chercheurs critiquent ce modèle. Autrefois pionniers, Hélène Reigner, Frédérique Hernandez et Thierry Brenac sont aujourd’hui rejoints par des économistes comme Gilles Saint-Paul ou, en moins austère et à peine plus polémique, Eric Le Boucher, mais aussi par les pourfendeurs historiques de la gentrification, les géographes.
Ce regain d’intérêt pour des catégories sociales d’ordinaire délaissées s’explique sans doute parce que les contraintes de la ZCR ne touchent pas seulement les victimes habituelles, les pauvres, mais atteindront progressivement tout ce qui n’est pas piéton en centre-ville. Imiter la politique de Grenoble, cet univers orwellien parfait où il suffit tout simplement de décider que ce qui gêne n’existe pas, ne permettra sans doute pas de calmer le mécontentement.

C’est que la chasse aux chimères a un coût économique, social, et sans doute aussi politique qui pourrait bien un jour se révéler redoutable. Et le rapport de force risque d’être assez brutal. Scrutant les pare-brises, le promeneur parisien aura pour l’heure bien du mal à repérer la vignette classificatrice, la seule qu’il ait pu pour l’instant relever lors de ses fréquentes pérégrinations répondant indubitablement aux normes allemandes. A l’évidence, de manière tacite, un genre de résistance citoyenne se met ici en place. Le sort que média et politiques réserveront à celle-ci sera du plus haut intérêt.

Les motocycles, degré de liberté de la mobilité urbaine

À Paris, une réalité spatiale dont personne ne parle s’impose pourtant au regard. Il suffit, pour en prendre la mesure, de parcourir sur quelques centaines de mètres le boulevard Haussmann, entre la place Saint-Augustin et la rue du Havre, avant de s’aventurer dans quelques-unes des voies adjacentes, rue d’Anjou, rue des Mathurins, rue de l’Arcade. Là, procédant à un comptage un lundi matin au mois de février, on pourra dénombrer un total de 333 deux et trois roues motorisés en stationnement. Étendant son recensement aux vélos, on n’en trouvera guère que 27. Dans le détail, ces 333 unités se répartissent entre 22 cyclomoteurs, 201 motocyclettes légères, 47 tricycles de toutes cylindrées et 63 motocyclettes lourdes. Inaccessibles au profane qui ne voit que motos dans cette dernière catégorie, et scooters pour les autres, ces distinctions entre des véhicules que la réglementation regroupe dans une unique famille, vaste et hétérogène, revêtent pourtant une importance pratique considérable.
Car seule la conduite d’une motocyclette lourde implique de posséder un permis spécifique ; motocyclettes légères et tricycles sont en effet accessibles aux automobilistes, au prix, depuis quelques années, d’une journée de formation complémentaire. Quant au cyclomoteur, la formation nécessaire est en principe dispensée au collège. En d’autres termes, plus de 80 % des véhicules recensés lors de cette courte observation peuvent être conduits sans contraintes particulières ; le transfert modal de l’automobile vers le deux-roues motorisé, une question sur laquelle on reviendra un peu plus loin, ne présente alors guère de difficultés. Il en présente d’autant moins lorsque l’on prend aussi en compte le fait que, en France, environ 25 % des hommes âgés de moins de 45 ans possèdent un permis moto.

Le Quartier central des affaires, et les manières de s’y rendre

Choisir les alentours du boulevard Haussmann pour y observer la densité des deux-roues motorisés ne relève pas d’une démarche arbitraire. Car cette portion de territoire correspond au centre d’une zone que l’Atelier Parisien d’Urbanisme et l’INSEE, dans une étude consacrée aux principaux pôles d’emploi d’Île-de-France, qualifient de Quartier central des affaires. On trouve là près de 500 000 emplois salariés, principalement dans les domaines de la finance et de la gestion, avec un pourcentage de cadres qui s’élève à 39 %. Dans une note datant de décembre 2014, l’APUR s’intéresse aux distances que ces salariés parcourent pour rejoindre leur travail, et à leur lieu de résidence. Titrée « La moitié des salariés des pôles d’emploi franciliens parcourent moins de 10 km pour se rendre à leur travail », une élégante façon de voir le verre à moitié plein, l’étude montre, au-delà de cette médiane déjà significative, les très grandes disparités qui existent en la matière. Le cas du Quartier central est spécifique en ceci que « la provenance des salariés » y est « variée et diffuse », et que son attractivité dépasse les limites de la région, puisque plus de 10 % de ses actifs viennent de province, profitant sans doute de sa desserte par des transports en communs lourds. Elle montre aussi l’écart significatif entre la distance médiane parcourue par les cadres, moins de 8 km, et par les professions intermédiaires, 12 km.

Situé entre la gare Saint-Lazare, au nord, et la station Auber, au sud-est, le boulevard Haussmann se trouve ainsi au milieu d’un des quartiers les mieux desservis par le réseau ferré et le RER, donc l’un des plus propices à la mobilité des banlieusards. Sans nul doute les salariés empruntent-ils, en priorité, ces modes de transport. Mais une fraction d’entre eux, ceux qui habitent dans les départements de la petite comme de la grande couronne, a choisi de faire cet aller-retour quotidien au guidon d’un motocycle. De ces mouvements, on ne sait pas grand chose, leur pratique étant autrement moins étudiée, et documentée, que celle du vélo. Directement intéressée à la question, la DRIEA d’Île-de-France a malgré tout entamé, à partir de 2012, une campagne de comptages dont les résultats sont détaillés dans plusieurs documents. En des points stratégiques pour les déplacements de la périphérie vers le centre, l’autoroute A13 au pont de Saint-Cloud, la nationale 118 au pont de Sèvres, à la fatidique heure de pointe du matin, entre 8h45 et 9h00, de mars à novembre, la proportion de motocycles dans le trafic dépasse 30 %.
Grâce à un rapport d’AIRPARIF, la structure chargée de mesure la qualité de l’air en Île-de-France, lequel cite une étude de la mairie de Paris, on peut compléter cette analyse par des données purement parisiennes. En 2012, aux heures de pointe, entre 9h00 et 10h00, 18h00 et 19h00, la part des deux-roues dans le trafic motorisé dépasse les 20 %. Durant ces périodes, un véhicule motorisé privé sur quatre est un deux-roues. Comparant les années 2012 et 2002, cette étude montre de plus le développement de ce mode de déplacement, qui ne représentait au plus que 14 % du trafic en 2002. Comme on va le voir maintenant, on trouve là l’indice d’un transfert modal qui profite d’une opportunité, et répond à une contrainte.

De l’automobile vers le scooter, un transfert modal ignoré

En exploitant une série statistique poursuivie jusqu’en en 2009, les immatriculations de véhicules neufs détaillées par département, on peut estimer l’importance de ce transfert, lequel débute en 1996 grâce à une évolution réglementaire fondamentale. L’entrée en vigueur d’une directive européenne rend alors aux titulaires du permis B l’accès aux motocyclettes légères, lequel leur avait été retiré en 1980. Les immatriculations de cette catégorie de véhicules connaissent alors une forte croissance, qu’il faut analyser un peu plus en détail. Sur le seul territoire de l’Île-de-France, on passe ainsi de moins de 8 000 unités vendues en 1994 à plus de 18 500 en 1997. Les ventes se stabilisent peu après, retombent sous les 18 000 unités en 2002 avant de repartir l’année suivante pour culminer en 2007 avec 34 504 motocyclettes légères pour un total de plus de 60 000 motocycles immatriculés, soit 16 % des immatriculations régionales d’automobiles. Dans le seul département de Paris, on trouve une tendance identique, mais plus accentuée : ainsi, toujours en 2007, le total de 16 480 motocycles vendus, lequel comprend plus de 70 % de motocyclettes légères, représente presque 30 % des immatriculations de véhicules légers. La baisse de ces dernières, très forte entre 2002 et 2003, continue mais moins accentuée ensuite, rapportée à la hausse vigoureuse des ventes de motocycles entre 2002 et 2007 ne laisse guère de doute quant à l’existence, et à l’importance, de ce transfert modal.

Tout se passe comme si le recours aux deux-roues motorisés, d’abord favorisé en 1996 par la réglementation, avait connu à partir de 2002 une impulsion nouvelle. La coïncidence avec la nouvelle stratégie alors développée par la mairie de Paris, réorganisant la voirie pour favoriser les transports en commun et le vélo au détriment des autres modes de déplacement, ne peut être fortuite. Et si les usagers, troquant leur automobile contre un deux-roues motorisé, acceptent par là même un certain nombre de désagréments et un risque bien supérieur, c’est parce que ce véhicule leur permet de préserver l’essentiel : le temps de trajet, la souplesse des déplacements, la capacité de répondre à l’imprévu. Indispensables aux commuters qui, grâce à eux, peuvent maintenir inchangé le temps de parcours entre leur domicile et leur lieu de travail, les motocycles le sont aussi, dans un contexte plus strictement urbain, pour ces professions libérales, cadres dirigeants, hauts fonctionnaires, voire même pour un tout nouveau membre du Conseil Constitutionnel, lesquels ont un besoin incessant de se déplacer tandis que, à cause des obstacles désormais dressés sur leur passage et de la rigidité des transports en commun, ils ne peuvent guère employer d’autre mode de transport.

Une politique parisienne ambiguë

Peu consommateur d’essence pour ces petites cylindrées dont on a vu qu’elles formaient l’essentiel du parc, monopolisant à peine plus d’espace qu’un vélo, le deux-roues motorisé présente aussi des avantages en matière de pollution. À la seule exception des vieilles motorisations deux-temps d’importance résiduelle, il émet en effet si peu de particules fines que les normes Euro n’en tiennent même pas compte. Une étude de l’ADEME montre par ailleurs combien les émissions d’oxydes d’azote, l’autre polluant notable, restent étroitement associées à une motorisation diesel responsable de près de 90 % d’entre elles, motorisation totalement inconnue dans l’univers du deux-roues. Ces propriétés n’ont pas échappé à de grandes métropoles comme Londres, Madrid ou Barcelone, qui reconnaissent l’intérêt de cette solution de substitution à l’automobile et favorisent son emploi, autorisant par exemple la circulation dans les couloirs d’autobus. Le contraste avec les choix parisiens, et plus généralement avec une Île-de-France dont le Plan de déplacements urbains se fixe comme objectif explicite de contrarier le développement des deux-roues motorisés, est donc total.

La politique publique régionale et nationale se retranche dans le non-dit. L’évidence du rôle aujourd’hui indispensable des motocycles dans les déplacements de surface urbains et suburbains ne s’accompagne d’aucun effort significatif. Pierre Kopp, dans un article datant de 2009 et qui vise précisément à analyser et quantifier l’importance des deux-roues motorisés dans la mobilité parisienne, écrit ainsi : « D’importantes dépenses ont été réalisées pour les vélos, notamment afin de sécuriser leur utilisation. Peu ou rien n’a été fait pour le 2RM dont l’utilité sociale est incommensurablement plus élevée ». Localement, l’adaptation à cette réalité nouvelle se fait à minima, répondant avec réticence à une contrainte de plus en plus forte. Ainsi en est-il de la circulation entre les files sur les grands axes, pratique depuis peu dépénalisée sous certaines conditions et à titre expérimental, alors même qu’elle est massivement adoptée par les motocyclistes puisqu’elle permet ce gain de temps qui constitue à la fois le principal attrait de ce mode de déplacement, et une contribution indispensable à la fluidité d’un trafic routier qui serait sans lui, aux heures de pointes où l’on a vu son importance numérique, complètement bloqué.
Ainsi en va-t-il aussi de la rue d’Anjou ou de la rue des Mathurins, comme d’un certain nombre d’autres voies à sens unique et au trafic réduit dont un des côtés a été aménagé pour autoriser un stationnement longitudinal des motocycles. Une telle conversion n’a guère nécessité d’autres dépenses que de peinture, mais il a suffit de quelques mois pour que les dizaines d’emplacements ainsi créés se retrouvent saturés. Parallèlement, et sans que ni la réglementation européenne, ni les impératifs de santé publique ne leurs apportent la moindre justification, ville de Paris et ministère de l’Environnement font assaut de mesures qui conduiraient, à très court terme, à bannir de nombre de territoires urbains la moitié, voire les deux-tiers, des deux-roues motorisés actuellement utilisés. Nul doute que, si elle se confirme, une telle prohibition constituera un intéressant moment de vérité.

Denis Berger 11 mai 2016

Bibliographie

  • Émissions de particules et de NOx par les véhicules routiers, Les avis de l’ADEME, juin 2014
  • Évolution de la qualité de l’air à Paris entre 2002 et 2012, AIRPARIF, juillet 2013
  • Étude du trafic des deux-roues motorisés en Île-de-France, Direction régionale et interdépartementale de l’Équipement et de l’Aménagement Île-de-France, juillet 2012
  • François Dubujet, Yoann Musiedlak, François Mohrt, Pauline Virot, En Île-de-France, 39 pôles d’emploi structurent l’économie régionale, Île-de-France à la page, INSEE, janvier 2014
  • Pierre Kopp, La contribution des deux-roues motorisés à la mobilité dans une grande métropole : le cas de Paris, Transports, n° 456, juillet-août 2009
  • François Mohrt, Pauline Virot, Jean-Wilfrid Berthelot, François Dubujet, La moitié des salariés des pôles d’emploi franciliens parcourent moins de 10 km pour se rendre à leur travail, Note n°83, APUR, décembre 2014

Tribune écrite en février 2016 à la demande de metropolitiques.eu. Engloutie depuis lors dans les marécages de la validation

conclusion

Sociomotards.net a vu le jour en 2005, comme une sorte de complément à un projet universitaire qui inaugurait un retour de plus vers cette université de vieille connaissance, Paris VIII. Il s’agissait alors de reprendre des études de sociologie interrompues sept ans plus tôt, avec une maîtrise abandonnée pour des raisons diverses, au même niveau, celui donc d’un second cycle devenu entre temps master, mais avec un objectif autrement plus solide : documenter un groupe social totalement délaissé, puisqu’il n’est, en France, illustré que par deux articles ethnologiques de François Portet, et plus encore les activités politiques auxquelles s’adonnent certains de ses membres.
Ce deuxième point formait l’intérêt véritable du sujet. Car si, doublant les spécificités qui découlent inévitablement du véhicule qu’ils utilisent d’un certain nombre de propriétés, une histoire connue et partagée, une communauté de pratiques, la connaissance de signes inaccessibles au commun des mortels mais qui permettent d’identifier, et de cataloguer, tel ou tel, les motards forment indiscutablement un groupe social, celui-ci ne présente ni plus, ni moins d’intérêt sociologique que ces centaines de groupes similaires, souvent constitués en clubs, les amateurs de metal, les colombophiles, les reproducteurs de batailles historiques, groupes dont seuls quelque-uns ont, parfois, au détour d’une publication, et parce que l’auteur de celle-ci partage leur destin, l’honneur de se voir institués en objet sociologique.

Mais une propriété fondamentale distingue les motocyclistes des amateurs de vieux gréements ou des cyclo-touristes. Si, comme ces derniers, ils se déplacent dans l’espace public, et se trouvent ainsi nécessairement soumis à des règles définies par l’État, les plus déterminés d’entre eux ont aussi, à un moment historique précis, affronté celui-ci, réagissant à une politique qui naissait alors mais traitait un problème public fort ancien, la sécurité de la circulation routière, politique qu’ils considéraient comme répressive, discriminatoire, et inadaptée à leurs besoins.
L’organisation alors créée, la Fédération Française des Motards en Colère, le développement qu’elle a connu, dont certains éléments restent sans équivalent dans l’histoire sociale française, le rôle national et européen qui est aujourd’hui le sien valent largement que l’on s’y intéresse. Là encore, pourtant, le mouvement motard ne connaît d’autre publication sociologique que les quelques pages que Pierre Lefébure consacre à sa dimension européenne.

Autant dire que, en poursuivant l’analyse, en cherchant, cette fois-ci dans le cadre d’une thèse, à décrire comment, et à comprendre pourquoi, a été élaborée cette politique si décriée par ceux qui en sont l’objet, le parcours se poursuit en territoire inconnu. Ce travail a donc comme première propriété d’être totalement inédit. Ainsi, les quelques 7000 pages d’archives photographiées pour celui-ci, et provenant en quasi-totalité des fonds déposés aux Archives Nationales, voient sans doute pour la première fois la lumière du jour depuis qu’ils ont été rangés dans leurs cartons. Si la sécurité routière a été l’objet d’un certains nombre de travaux, articles, thèses comme celles de Jean Orselli ou de Matthieu Grossetête, si elle a été traitée par des chercheurs renommés tels Claude Gilbert, personne ne l’avait encore prise en compte du point de vue des motocyclistes.
Cette entrée inédite se double d’un processus d’analyse classique, mais relativement inusité. Avec Joseph Gusfield et Howard Becker en particulier, les problèmes publics ont retenu l’attention de sociologues que les amoureux de l’ordre rangent dans le tiroir « seconde école de Chicago ». Situation d’abord considérée comme banale, un problème public voit le jour lorsque des acteurs potentiellement très divers, des groupes d’individus engagés dans une croisade morale, des victimes d’atteintes ou de traumatismes objectivables ou supposés, mais aussi les pouvoirs publics, présentent la situation en question comme intolérable, et exigent qu’il soit rapidement mis un terme au problème ainsi constitué. Tel est bien le cas avec la politique de sécurité routière, qui s’institutionnalise lorsque, en Europe à la fin des années 1960, un risque pourtant vieux comme la roue devient inacceptable. Plus encore, tel est le cas avec le rôle particulier que commencent à jouer les motocyclistes au moment où, durant les années 1970, leur pratique connaît une croissance explosive. En France, il feront alors l’objet d’un traitement particulier, moralisateur et paternaliste, d’un genre que l’on réserve en général aux débordements d’une jeunesse incontrôlable tels qu’un autre sociologue anglophone les a décrits, Stanley Cohen.

Le jeu consiste donc à se lancer dans l’exploration d’un territoire absolument neuf à l’aide d’outils peu employés et étrangers à la tradition locale, puisque l’axe explicatif principal de cette thèse s’appuie sur un corpus cohérent de travaux britanniques ou américains assez rarement traduits en français. Choisir une démarche de ce genre ne procède d’aucune intention mauvaise : il s’agit simplement, de façon aussi simple et pragmatique de possible, et en liaison avec la grounded theory élaborée par un américain de plus, Anselm Strauss, de trouver les éléments les plus adaptés à la compréhension d’une politique qui, souvent, sort du domaine immédiatement accessible au scientifique, celui de la rationalité dans les diverses acceptions du terme. Mais sans le vouloir, on a ainsi réuni les conditions d’une manière d’expérience naturelle originale quoique bien friable, puisque limitée à un cas unique et très particulier. Et, autant être clair, celle-ci s’est mal déroulée.

l’épreuve du réel universitaire

Maintenant que l’on connaît tout de l’histoire et de son dénouement, les erreurs deviennent évidentes, en particulier celle, stratégique, d’avoir enchaîné immédiatement master recherche et doctorat, et de l’avoir fait en montant une manip qui a échoué. Laisser passer une année entre master et thèse aurait permis de chercher un directeur vraiment intéressé, tout en donnant l’occasion de publier un ou deux articles, et de faire ainsi entrer le monde motard et ses agitateurs dans le champ des études sociologiques. C’est que j’aurais bien continué avec Claudette, qui, en plus d’être une rare spécialiste de sociologie politique à Paris VIII, a été une directrice de master attentive et efficace. Hélas, Claudette n’a pas d’habilitation à diriger des recherches ; d’où l’idée d’une co-direction avec Jean-François, professeur, amateur d’expériences inédites et lecteur compulsif de Michel Foucault. Avec un directeur et une co-directrice, on pouvait naïvement s’attendre à être fort bien encadré. Or, sans raison évidente, l’inverse s’est produit puisque cette thèse a bénéficié de bien moins d’attention que le master qui l’a précédé. Ce n’est pas forcément gênant puisque, au moins dans ce domaine des sciences sociales où laboratoire et collectif relèvent de la fiction, on conduit en solitaire un travail supposé se dérouler de manière autonome. De plus, le contrat tacite, quand, de sa propre initiative, on s’engage dans une recherche qui ne répond à aucune espèce de commande et explore un terrain inédit, implique de se débrouiller seul, sans pouvoir bénéficier de l’appui d’un réseau.

Il n’y a là rien de critiquable et, si cette thèse démontre quelque chose, avec la quantité de documents recueillis, avec ces entretiens conduits au sommet de l’État auprès de hauts fonctionnaires, conseiller d’État, inspecteur des finances, premier avocat à la Cour de cassation, mais aussi avec une grosse poignée de X-Ponts, et un X-Mines, contactés par des voies diverses et selon des détours singuliers mais qui, presque tous, ont répondu positivement à la requête d’un doctorant inconnu, c’est bien qu’un tel contrat, pour peu que l’on y consacre du temps, reste parfaitement réalisable.
Mais, quand même, on a beau être autonome, on aurait bien aimé malgré tout, ici ou là, être un peu guidé. Se retrouver le jour de la soutenance, au début du mois d’avril 2015, avec une co-directrice qui s’excuse d’avoir oublié d’envoyer en janvier un message qui suggérait d’apporter au texte des modifications significatives, lesquelles nécessitaient bien un mois de travail supplémentaire, ne console guère. Car j’écris lentement. Cette rédaction a donc commencé deux ans avant la soutenance, et les premiers éléments provisoirement définitifs, les cinq premiers chapitres d’un travail qui, hors introduction et conclusion, en comprendra dix, ont été envoyés en janvier 2014. En d’autres termes, la relecture critique du texte aurait pu débuter un an plus tôt.
La seconde erreur, plus tactique, tient au fait d’avoir accepté une date de soutenance prématurée, qui n’a pas permis de terminer convenablement la rédaction de cette thèse, laquelle souffre en particulier d’une introduction et d’une conclusion bâclées. Les lourdes difficultés rencontrées lors de la constitution tardive d’un jury minimal puisque seulement composé de quatre personnes dont un unique spécialiste des mouvements sociaux, Lilian Mathieu, le temps insuffisant dont ses membres ont pu disposer pour lire un manuscrit qui, manquant de finition, pèse malgré tout ses 1 250 000 caractères, expliquent sans doute en partie les incompréhensions et les critiques infondées qui ont parsemé la soutenance. La composition de ce jury explique aussi pourquoi certains aspects importants de ce travail, en particulier le rôle de plus en plus déterminant que joue le processus de décision européen, un sujet qui, en France, n’intéresse guère au-delà de l’université de Strasbourg, n’ont tout simplement pas été évoqués.

De quelle manière un sociologue, professeur ou directeur de recherches, peut-il aborder un travail qui ne relève pas de sa spécialité, dont le contenu lui est totalement étranger, dont la problématique, classique, reste peu répandue, et qu’il a sans doute accepté de juger moins parce que la question abordée l’intéressait que pour rendre service à un collègue ? Sans doute va-t-il s’appuyer sur ce qu’il connaît nécessairement, au moins par un jugement de sens commun, et prendre alors cette thèse pour ce qu’elle n’est pas, un travail sur la sécurité routière. Il s’étonnera alors de ne pas y rencontrer les acteurs dont il a l’habitude, à commencer par cette très active association de victimes, invitée obligée de tous les débats télévisés consacrés au sujet. Cette absence, pourtant, se justifie pleinement puisque, au-delà du cas d’espèce des motocyclistes, l’influence de cette association, telle qu’elle transparaît dans des archives qui couvrent essentiellement une période qui va de 1972 à 2002, sur l’élaboration de la politique de sécurité routière reste, au mieux, minime. Relever cette absence comme une insuffisance, voire un oubli, revient à accorder plus de crédit aux journaux télévisés qu’au chercheur quant à la manière dont il rend compte de l’objet de sa recherche.
Il en va de même avec d’autres acteurs réputés jouer un rôle en matière de sécurité routière, tels les industriels, dont un des rapporteurs s’étonnera que ma thèse ne les évoque pas. Qu’il s’agisse de la manière dont le plus actif d’entre eux, Peugeot, a influencé avec succès la politique publique, de la façon dont, durant les années 1980, le ministère de l’Industrie a cherché à ressusciter une industrie locale de la moto définitivement morte, ou, enfin, du rôle que joue aujourd’hui à Bruxelles l’association des constructeurs, l’importance qui est la leur, dans le seul grand pays européen qui ne possède pas d’industrie de la moto, a pourtant été évoquée à plusieurs reprises et, à mon sens, à sa juste valeur. Aussi, un tel reproche n’est pas seulement, objectivement, faux : il tend à substituer à la réalité spécifique décrite dans une thèse qui montre, en matière d’industrie comme dans bien d’autres secteurs, à quel point, dans ce domaine précis, la situation française se singularise, la fiction de sens commun d’une rassurante normalité. Si ce que vous avez trouvé s’écarte de cette ligne c’est, simplement, parce que vous n’avez pas assez cherché.

Au fond, juger une thèse comme celle-ci vous enferme dans une alternative unique : accepter sans restriction son contenu aussi bien que l’analyse qui en est faite, ou contester l’un et l’autre. Si l’on choisit la seconde option, et on voit mal un jury de thèse se comporter autrement, il faut alors construire ses arguments, ce qui implique d’aller au-delà de la lecture visiblement rapide d’un manuscrit déjà copieux. Il faut alors aller chercher des éléments de comparaison, et rattacher en l’espèce la politique qui fait l’objet de ma thèse à un monde connu, comme celui de la santé publique.
Pourtant, si un tel rapprochement n’est pas dépourvu de sens, il ne s’applique ni à la manière dont l’État tente de restreindre l’usage de la moto, ni à ses justifications. D’un point de vue général la politique de santé publique, celle par exemple de la lutte anti-tabac, elle qui vise, entre autres, à protéger les mineurs et les non-fumeurs victimes du tabagisme passif, tout en cherchant à diminuer un coût sanitaire supporté par la collectivité, ne permet pas d’échafauder une comparaison valide. Car, par définition, les motards sont adultes, et même plus puisque l’accès direct aux grosses cylindrées n’est aujourd’hui plus possible avant l’âge de 24 ans ; sans même évoquer la question des responsabilités, ils sont, lorsqu’ils ont un accident, quasiment les seules victimes, accident dont les conséquences ne sont pas à la charge de la collectivité, mais de leurs assurances, et en particulier de celle qu’ils ont créée voilà plus de trente ans. Ne vouloir voir dans la façon particulière dont la sécurité routière traite les motards qu’une politique de santé publique comme une autre revient à nier ces spécificités qui justifient précisément d’y consacrer une thèse et, donc, à remettre en cause les fondements de celle-ci.

les conséquences

Dans ce monde de happy few et d’auto-congratulation, soutenir une thèse ne conditionne pas l’attribution du titre de docteur puisque, de toute façon, celui-ci est acquis du seul fait d’être autorisé à soutenir. L’incertitude ne porte que sur la mention qui sera alors délivrée. Et comme l’ont montré en partie les travaux d’Olivier Godechot ou de Charles Soulié, avec de l’ordre de 70 % de mentions très honorable avec félicitations, le pouvoir discriminant de cette procédure reste faible, puisqu’elle ne sert qu’à éliminer les 30 % restants, le marais du très honorable, la honte du tout juste honorable. L’absence des félicitations entraîne en effet une conséquence matérielle puisque, de facto, on perd ainsi toute chance d’accéder à une carrière universitaire.
Cette thèse m’a permis d’obtenir le grade de docteur avec la mention très honorable. Qu’il soit, à l’approche de la soixantaine, un peu trop tard pour entamer quelque carrière que ce soit, que, en d’autres termes, cette sanction soit dépourvue d’effets physiques ce qui, peut être, a aidé le jury à se déterminer ainsi, ne la prive pas de sa valeur symbolique.

En étudiant avec soin un cas d’espèce, ce qui, en principe, est bien le but du doctorat, cette thèse avait une ambition, montrer, à partir de cette situation certes spécifique mais stable sur une durée de plus de trente ans, comment, en France, les pouvoirs publics et la haute administration ont inventé un traitement particulier et sans équivalent ailleurs en Europe pour une population composée d’individus ordinaires mais qui partagent une même propriété, celle d’avoir choisi de se déplacer avec un véhicule qui les expose bien plus que d’autres aux dangers de la route. Elle avait aussi un objectif, faire entrer les motocyclistes, leur mouvement et leurs problèmes, dans le champ d’une analyse sociologique qui les avait jusque-là dédaignés. Les réticences que certains membres du jury ont exprimées lors de la soutenance, l’attribution d’une note inférieure à la norme montrent que, dans le monde académique, ces intentions n’ont pas été reconnues comme légitimes, et, donc, que ce travail se termine sur un échec.
Il était sans doute bien audacieux, loin des chemins balisés de réverbères où se bousculent ethnologues, sociologues et politistes, de se lancer dans une aventure solitaire sur un terrain nouveau, tant une telle attitude revenait à chercher les ennuis. Et bien tentant, pour ceux qui avaient à le faire, de juger tout cela de la manière la plus simple, comme l’aimable lubie d’un quinquagénaire assez désœuvré, de ceux qui, tardivement, se découvrent une passion pour l’étude des cerambycidae. L’expérience, sur le plan universitaire, a donc échoué. Reste le terrain politique. Cette thèse et les master qui l’ont précédée permettent au moins de documenter les pratiques des motocyclistes, et leurs revendications en particulier. À ma connaissance, à la seule exception des articles et du livre de Suzanne McDonald-Walker, rien d’équivalent n’existe en Europe. Pourtant, parce que l’université n’a accordé à cette thèse qu’une attention polie, et parce que l’état actuel du mouvement motard français fait douter de sa capacité à employer des arguments de caractère scientifique, rien ne dit que cette connaissance sera utile à ceux qui en sont l’objet. Alors ce travail, que l’on peut lire ici, aura été entrepris en vain.

et les cyclistes ?

Un temps, caché au fond des fichiers mis à la disposition du public par l’ONISR, au milieu des rapports annuels et des études sectorielles, on trouvait des documents de travail comprenant des diagrammes, et des analyses, qui, trop brutaux sans doute, n’étaient pas nécessairement repris dans les publications futures. L’un d’entre eux présentait la matrice « qui contre qui », laquelle montrait, comme le disait sans ambages Louis Fernique, le responsable d’alors, qui, dans un accident mortel de la circulation routière, risquait d’être tué, et par qui. En d’autres termes, il s’agissait là de calculer, catégorie par catégorie, quel risque un usager avait d’être tué dans une collision impliquant un autre usager ou, plus simplement, de mettre en lumière un facteur que la politique de sécurité routière a une fâcheuse tendance à délaisser, la vulnérabilité.

Ainsi, les résultats qui figuraient dans un document de l’ONISR datant de 2011 étaient pour le moins tranchés, mettant en évidence, sans aucune ambiguïté, quatre situations bien distinctes. On trouvait d’abord le groupe des usagers vulnérables, qui s’étendait des piétons aux motocyclistes ; pour ceux-ci, la probabilité d’être la victime dans une collision mortelle était toujours supérieure à 0,9, soit 0,98 pour les piétons et les cyclistes, 0,9 pour les cyclomotoristes, et 0,92 pour les motocyclistes. Ensuite, on rencontrait les automobilistes, avec une probabilité médiane, soit 0,52, eux qui avaient donc presque autant de chances d’être tués dans un accident que de tuer un autre usager, puis les conducteurs d’utilitaires, avec une probabilité de 0,2 et, pour finir, une catégorie que la sécurité routière n’évoque jamais, bien qu’elle soit approximativement impliquée dans 15 % des accidents mortels, les chauffeurs de poids-lourds. Pour ces derniers, la probabilité d’être tué dans de telles circonstances s’élevait à 0,04.

Il n’y a là rien de bien surprenant, pour peu que l’on délaisse le discours primaire et moralisateur de la sécurité routière, et que l’on s’intéresse à deux paramètres aussi évidents que négligés, la masse, et la vulnérabilité. Le fait que les usagers les plus légers et les plus fragiles, parce que dépourvus de carrosserie, partagent une commune vulnérabilité, donc un risque de même ampleur face aux conducteurs de véhicules à quatre roues qui, eux, sont, et se savent, protégés, relève de la trivialité la plus intégrale.

Parce qu’ils circulent tous les deux sur un deux-roues, parce qu’ils partagent à ce titre tout un éventail de propriétés, la vulnérabilité donc, le risque de chute, l’exposition au froid et aux éléments, les dimensions réduites, en longueur, et bien plus en largeur, et leur cortège de conséquences, la maniabilité, la faible visibilité, rien ne se rapproche plus d’un cycliste qu’un utilisateur de deux-roues motorisé. Un seul paramètre, en fait, les distingue, la vitesse que permet la mécanisation, et qui reste totalement hors de portée de ce véhicule dramatiquement sous-motorisé qu’est le vélo. À cause de ce seul facteur, pourtant, et bien au-delà de la seule question de la sécurité routière, les pouvoirs publics, mais aussi un certain nombre d’acteurs individuels et collectifs directement intéressés à la question, vont ériger une barrière entre eux, et créer deux catégories parfaitement fictives, mais traitées de manière antinomique. La fiction qui traite des motocyclistes va, contre toute rationalité, les assimiler aux automobilistes. Il devient alors facile de porter à leur compte, à celui de leurs vilaines habitudes et de leur constante insoumission, eux qui persistent dans leur refus d’employer le véhicule rationnel, l’automobile, les accidents dont ils sont victimes. C’est sur de tels présupposés qu’à été construite, en France, dès la fin des années 1970, une politique de sécurité routière dont les tendances prohibitionnistes n’ont aucun équivalent en Europe. Un tel sujet mérite bien une thèse.

Et c’est sur une fiction du même ordre mais s’exerçant en sens inverse que, bien plus tard, une politique favorable au vélo verra le jour. Elle va, elle, promouvoir le développement d’un véhicule aux innombrables vertus, grâce, en particulier, à la production d’un argumentaire qui va, d’un côté, réduire jusqu’à l’insignifiance le risque physique qui accompagne pourtant inéluctablement cette pratique et, de l’autre, valoriser l’avantage qui l’accompagne, l’exercice physique, pour réussir, et pas seulement sur un plan symbolique, à totalement compenser l’un grâce à l’autre. Un tel sujet vaut bien un chapitre, d’où est tiré l’article que l’on pourra trouver ici.

bazar urbain

De nos jours, à Paris, ce petit noyau d’une métropole moderne qui compte de l’ordre de 12 millions d’habitants, on respire un air dont la qualité moyenne n’a vraisemblablement jamais été meilleure depuis les débuts de la révolution industrielle. Évidemment, une telle affirmation heurte le sens commun, et se doit d’être empiriquement validée ce qui, faute de données, représente une tâche insurmontable. Aussi faut-il réduire la période en question à un intervalle plus restreint, mais accessible à la mesure, et qui va donc commencer à la fin des années 1950, soit au moment où cette phase d’expansion économique qualifiée de Trente glorieuses a eu comme effet, et comme condition de possibilité, une certaine négligence à l’égard de ses conséquences négatives. Ce désintérêt, pourtant, alors, n’avait rien d’unanime ; aussi, grâce à des organismes tels le CITEPA, grâce à la revue Pollution Atmosphérique, on dispose de quoi documenter cette affirmation, de quoi aussi se faire une idée plus précise du problème dans sa dimension matérielle, en évaluant les facteurs de divers ordres qui contribuent à son existence.

Un article datant de 1994 et publié dans Pollution Atmosphérique montre ainsi, en comparant près de 50 métropoles comptant chacune plus d’un million d’habitants, à quel point Paris connaît une situation privilégiée. La capitale se distingue d’abord par la précocité de son réseau de mesure de la pollution : après Londres en 1935 et New York en 1940 elle sera, en 1954, la troisième métropole de l’échantillon à s’équiper de la sorte. Elle se place par ailleurs en tête des villes les moins polluées par l’ozone et les particules fines, et en quatrième position pour le dioxyde de souffre. Avec des niveaux moyens toujours inférieurs aux normes, elle fait ainsi mieux, et parfois bien mieux, que Londres, Barcelone, Madrid, Turin, ou Berlin.

Publié au début des années 1990, au moment donc où commence la lutte contre certains des facteurs contribuant à cette pollution, l’article dresse ainsi un état des lieux. Il cartographie un point de départ, au moment précis où l’action publique commence à s’exercer. Alors naissent les réglementations limitant les rejets des véhicules à moteur thermique, réglementations qui se feront au fil du temps de plus en plus strictes puisque, pour prendre une catégorie de polluants en exemple, ces particules fines émises notamment par les moteurs diesel des véhicules légers, entre l’Euro 1 datant de 1992, et l’actuelle Euro 6, les normes imposent une réduction des émissions d’un facteur 28. En somme, avec au départ, pour le cas parisien, une situation plutôt meilleure qu’ailleurs, la prise en compte du problème par les autorités va, progressivement, apporter une amélioration aussi significative que mesurable de la qualité globale de l’air. Aussi faut-il se demander pourquoi cette réalité tangible, dans sa double dimension d’un bilan, grâce à des propriétés climatiques et géographiques par définition stables, plutôt satisfaisant, et que les contraintes qui enserrent progressivement les sources de pollution ne peuvent qu’améliorer, se situe à l’opposé de la perception d’un public dont les autorités municipales rapportent qu’il se plaint en permanence d’une pollution qui figure au premier rang de ses préoccupations en matière de santé. Et une partie de la réponse se trouve dans le rôle investi par une catégorie particulière de scientifiques relevant du domaine médical, catégorie à laquelle appartiennent les rédacteurs de l’article de Pollution Atmosphérique, les épidémiologistes.

le combat de l’épidémiologiste

Dans une contribution parue dans un ouvrage collectif publié sous la direction de Bastien François et Erik Neveu, Luc Berlivet, historien spécialiste des questions de santé publique, décrit en détail la façon dont ces scientifiques se sont lancés à la même période, soit au milieu des années 1990, dans le débat public, et autour d’une même question, les conséquences pour la santé de la pollution de l’air urbain. L’histoire, selon un processus maintes fois répété, commence par un dossier en Une du Monde. Le 7 février 1996, le chroniqueur médical du quotidien lance un cri d’alarme : citant une étude à paraître et réalisée par un groupe d’épidémiologistes, lesquels ont développé un modèle associant la pollution dite acido-particulaire, causée par le dioxyde de souffre et les particules fines, et les décès dus aux maladies respiratoires et cardiovasculaires, il dénonce les centaines de morts prématurées que la pollution atmosphérique cause dans les métropoles, Paris et Lyon en particulier. Immédiatement, la controverse démarre : le lendemain, dans un journal concurrent, Libération, un article fait intervenir des contradicteurs, cardiologue et pneumologue qui, écrit Luc Berlivet, occupent en tant que cliniciens « une position radicalement différente dans l’espace de la médecine ». L’épidémiologie, discipline qui s’implante à partir des années 1950, utilise en effet, avec son arsenal statistique, des outils sans rapport avec les diagnostics cliniques, mais qui permettent, eux, de généraliser des cas particuliers au point de rendre visible, et de désigner comme causes des décès, un spectre de plus en plus large de facteurs qui chacun atteignent ainsi une dimension particulière, celle d’un problème public.

Objet sociologique étudié en particulier par Joseph Gusfield, le problème public surgit lorsqu’une situation, jusque là généralement négligée, devient, parce que des acteurs qui la ressentent et la décrivent comme un trouble inacceptable devant impérativement trouver une solution réussissent à populariser cette impression, un problème largement accepté comme tel et qui exige alors l’intervention de la seule puissance à même de faire cesser ce trouble, l’État. Le « coup de force symbolique » des épidémiologistes dont parle Luc Berlivet associe tous les acteurs qui interviennent dans une configuration de ce genre : un public, qui voit sa santé menacée par des polluants contre lesquels il ne peut se défendre, puisqu’il les absorbe en même temps que cet air dont il pourrait difficilement se passer, des scientifiques, qui dénoncent et quantifient ce trouble, des journalistes qui le rendent public. Pour reprendre la métaphore de Joseph Gusfield, la scène où se déroulera désormais le drame de la pollution urbaine se trouve ainsi dressée, et animée par ses principaux acteurs, à l’exception de celui qui n’apparaîtra qu’au deuxième acte même s’il s’impatiente déjà dans les coulisses, la puissance publique.

Car ses armes sont prêtes. Le 30 décembre 1996, Corinne Lepage, ministre de l’Environnement du gouvernement d’Alain Juppé, fait voter sa loi sur l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie, dont le premier article reconnaît à tous le droit de respirer un air qui ne nuise pas à la santé, droit qui se révèle donc incompatible avec la configuration de l’univers tel que nous le connaissons. La qualité de l’air devient ainsi une question de santé publique, le contrôle des polluants et des pollueurs, qui n’a pas attendu cette loi pour s’exercer à l’échelon européen, se fera de plus en plus strict, et les épidémiologistes, nouveaux venus dans le champ médical, parviennent à imposer et leur lecture du problème, et les méthodes grâce auxquelles ils le décrivent et évaluent ses effets sur la santé. Deux appareils statistiques, et deux catégories de discours, cohabitent ainsi : d’une part, les mesures produites par un réseau désormais européen de stations qui relèvent les niveaux des principaux polluants, et éditent des séries qui couvrent désormais plusieurs dizaines d’années, de l’autre, les études auxquelles les épidémiologistes se consacrent, tentant de déterminer et de quantifier la relation entre cet état de l’atmosphère, et les pathologies qu’il est supposé entraîner. Or, dans cette liaison, dans les notions utilisées, dans les définitions contradictoires et confuses de celles-ci, dans les mécanismes parfois déroutants mis en œuvre, dans la validité statistique des analyses conduites, et plus encore dans la manière dont la presse et les politiques en rendent compte, bien des ombres subsistent, ombres que l’on peut tenter d’éclaircir en se lançant sur la trace de ce chiffre ultime, repris à l’envie sur le site du Ministère, lui qui proclame que, « avec près de 42 000 décès prématurés chaque année, la pollution atmosphérique est le premier sujet de préoccupation environnementale des Français».

les calculs de l’Agence

Cette piste a été suivie dès 2013 avec un soin particulier par Audrey Garric, dont l’obstination n’a guère été récompensée. Sa traque la conduit en effet jusqu’à un programme européen aujourd’hui interrompu, lequel avait recours à des estimations anciennes pour les assembler dans une optique strictement spéculative. Aussi paraît-il plus pertinent de suivre une trace différente et qui offre une actualisation bienvenue, celle de l’European Environnement Agency, le think tank de l’Union européenne en charge du problème. Chaque année, celui-ci publie un rapport sur la qualité de l’air qui offre sa propre version de ce fameux chiffre. En page 54 de l’édition 2014, il livre en effet un tableau des « morts prématurées attribuables aux particules fines de 2,5 µm et à l’ozone en 2011 dans quarante pays européens » d’où il ressort que, en France, ces particules-là ont entraîné cette année-là 46 339 décès prématurés. Reste à comprendre la méthodologie employée, ce qui expose à une frustration supplémentaire.

Ces calculs sont en effet attribués à une entité mystérieuse, l’ETC/ACM, réseau sous contrat avec l’EEA et dont on croit comprendre qu’il fournit l’agence européenne en études. Coordonné par l’institut néerlandais de santé publique, le réseau en question comprend quatorze membres, tous anonymes, qui se livrent à des tâches dont on ne sait rien en suivant des méthodologies que l’on ignore. Aussi, puisque l’accès à la méthode scientifique reste bloqué, faut-il se contenter d’une supposition, en s’aidant des éléments fournis par le tableau de l’EEA : puisque l’on associe tel niveau de concentration en particules avec tel degré de mortalité, il ne reste plus qu’à multiplier par la population totale pour obtenir nos 46 000 morts. Ce chiffre effrayant, en somme, ne serait rien d’autre que le produit d’une bête règle de trois.

Une telle légèreté semble difficilement concevable, et fait bon marché des contre-arguments dont le plus simple, exposé par Audrey Garric, met en lumière l’hypothèse implicite et par définition fausse d’un tel calcul, celle d’une répartition uniforme des particules sur le territoire national. Ce procédé simplet, cette façon d’amalgamer des chiffres sans souci de cohérence, et sans se préoccuper de leur signification, se retrouve dans des disciplines voisines telle l’accidentologie, laquelle recourt de façon intensive à un indicateur lui aussi vide de sens parce que frappé du même biais, le nombre de tués sur la route par million d’habitants. Élémentaire à calculer, ce chiffre n’indique rien d’autre qu’une même propension scolaire au classement, dénonçant les mauvais élèves, montrant le chemin qu’ils doivent suivre pour se hisser au niveau des meilleurs. Sans doute faut-il, dans ces incertitudes et ces approximations, moins voir un défaut qu’une propriété, et une propriété indispensable à l’usage politique auquel ces statistiques sont destinées. Ces 46 000 morts n’indiquent rien d’autre que ce à quoi se réduit aujourd’hui la justification politique, un mantra à faire répéter, toujours et partout, par tous et en toutes circonstances.
Ainsi, on cherchera en vain dans cette littérature épidémiologique la signification d’une notion pourtant reprise à longueur de pages, la mort prématurée. Celle-ci se trouve pourtant à l‘INSEE, lequel qualifie de mort prématurée tout décès survenant, quel qu’en soit l’âge ou la cause, avant 65 ans. On imagine que si la qualité de l’air tuait 46 000 personnes avant qu’ils n’atteignent 65 ans, cela se verrait, au moins dans les statistiques. Pourtant, toujours selon l’INSEE, aujourd’hui, en France, l’âge modal du décès s’établit à 87 ans pour les hommes et à 92 ans pour les femmes.

C’est là qu’il faut comprendre que cette mort prématurée des épidémiologistes n’a rien à voir avec le critère objectif déterminé par l’INSEE : il s’agit en fait d’une réduction estimée de l’espérance de vie, par laquelle on considère que, par rapport à un niveau jugé dépourvu de danger, une pollution plus élevée va abréger de quelques mois l’existence de ceux qui en seront victimes. Mais cette conception, et cette façon de compter, à son tour, pose divers problèmes. Le premier, d’ordre épistémologique, est exposé par les cliniciens qui apparaissent dans l’article de Luc Berlivet. Les pathologies en cause, cardio-vasculaires ou respiratoires, existent indépendamment de cette pollution, et ne peuvent lui être reliées par un lien causal : tout au plus, disent ces cliniciens, peut-elle dégrader un peu plus l’état de patients de toute façon en fin de vie et qui, dans un environnement plus sain, seraient morts quelque mois plus tard.

Le second problème, lui, est de nature politique. On conçoit volontiers que l’air que l’on respire au cœur d’une métropole de 12 millions d’habitants soit moins sain que celui qui remplit les poumons des 506 habitants de l’île de Batz, et qu’il ait des conséquences négatives sur la santé des parisiennes et des parisiens. Avec une telle concentration d’activités humaines, il pourrait difficilement en aller autrement. Mais un compte de résultat ne saurait être complet s’il se contente de faire la liste des charges : il lui faut aussi enregistrer les produits comme, par exemple, ce maillage étroit de services de santé tout autant caractéristique des grandes agglomérations et qui, par exemple, contribue fortement à diminuer un risque, celui d’une authentique mort prématurée, celle de ces adultes en bonne santé victimes de défaillances cardiaques ou vasculaires et qui, faute de secours de proximité, ne peuvent être pris en charge à temps. A défaut, il faudrait reconnaître, et mettre en application, le droit des habitants de l’île de Batz à vivre à moins de 3 km d’un CHU.

l’instrumentalisation

Les effets nocifs de la pollution urbaine, en d’autres termes, telle qu’on la rencontre dans nos villes, elle dont l’European Environnement Agency reconnaît, dans le document cité plus haut, qu’elle atteint aujourd’hui un niveau historiquement bas tandis que le même organisme la place en onzième position dans son palmarès des causes de mortalité, le tabagisme occupant la première, ne constituent un problème aigu que parce que les politiques en ont décidé ainsi, parce que, aidés en cela par les épidémiologistes, ils l’ont cadré d’une certaine façon, et parce qu’ils l’instrumentalisent à des fins bien moins avouables que la seule protection de la santé publique. Car les pouvoirs publics n’ont pas attendu les indignations récentes pour traiter cette question, avec, dans certains cas, une efficacité totale. L’historique des mesures effectuées par les organismes agréés se révèle ainsi sans ambiguïté. Le plomb, le soufre ont aujourd’hui disparu. Au niveau national, l’état des lieux le plus récent dressé par l’EEA montre, avec un point de départ en 1990, une très forte diminution de presque tous les polluants, dont les niveaux satisfont dès maintenant à des objectifs donnés pour 2020. A l’échelon local, Airparif, plus circonspect, pointe comme difficultés essentielles les oxydes d’azote, majoritairement émis par les moteurs thermiques, diesel avant tout, et les particules fines, d’origine plus variée. Et de fait, ces deux éléments fondent la justification à agir des autorités, et de la ville de Paris avant tout, dans ses tentatives constantes pour diminuer un trafic attentatoire à la santé des parisiennes et des parisiens. Difficile, pourtant, dans le cadre d’une action nécessairement fondée en droit, de s’en prendre au dioxyde d’azote.

La réglementation fournit en effet un repère en déterminant des seuils de concentration des polluants à partir desquels l’action publique peut s’exercer. Un premier niveau, qualifié d’information, ne s’adresse qu’aux catégories les plus vulnérables de la population, et se limite à émettre des recommandations. Seul le second niveau, l’alerte, autorise la mise en œuvre de mesures coercitives. Or, depuis 1999, en Île de France, pour le dioxyde d’azote, ce niveau d’alerte n’a jamais été atteint. Le dernier grand épisode du genre remonte à septembre 1997, voilà donc presque vingt ans. Mais heureusement, il reste les particules.

Les particules fines cumulent une telle quantité de propriétés physiques et sanitaires exploitables qu’elles méritent de devenir des objets politiques, et sociologiques. Elles se définissent d’abord seulement par leur taille, et pas par leur composition chimique, peuvent venir de n’importe où et contenir n’importe quoi, du sel ou du sable, du caoutchouc ou du carbone. En d’autres termes, quoi qu’on fasse, contrairement par exemple au plomb qu’un changement dans la norme appliquée aux carburants a suffi à éliminer, on peut être sûr de ne jamais en être débarrassé. Considérées comme d’autant plus dangereuses qu’elles sont fines, ce qui explique que les seuils de concentration acceptables pour les particules de 2,5 µm de diamètre, alias PM2,5, soient inférieurs à ceux des plus grossières particules de 10 µm de diamètre, les PM10, et récemment classées cancérigènes, elles s’approchent à grands pas du statut royal de l’épidémiologie, la linéarité sans seuil, statut grâce auquel il sera toujours possible, quelle que soit leur concentration, de relever un effet sur la santé. Et de fait, si l’on s’attarde sur l’historique des épisodes de pollution fourni par Airparif, ces particules, on les voit, même si les données suivent un profil curieux : ainsi, sur les 34 mois qui vont de janvier 2009 à novembre 2011, Airparif recense quinze épisodes durant lesquelles la concentration des PM10 a atteint le niveau d’information, et aucun état d’alerte. Sur les 34 mois qui suivent, on atteint 72 fois le seuil de l’information, et en 14 occasions celui de l’alerte.

Quand on a une petite expérience de l’élaboration des séries statistiques, on sait qu’un changement si brutal ne provient généralement pas d’une subite et catastrophique dégradation de la situation, mais qu’il est, plus prosaïquement, la conséquence d’une modification dans la manière de compter. Avant l’arrêté préfectoral du 27 octobre 2011, le seuil d’information pour les particules PM10 était fixé à 80 µg/m³, le seuil d’alerte à 125 µg/m3 ; à partir de novembre 2011, le seuil d’information est devenu seuil d’alerte et une nouvelle valeur, 50 µg/m³ a déterminé le niveau information. On conçoit facilement qu’une procédure d’alerte qui ne se déclenche jamais échoue à remplir sa tâche, et qu’il convienne donc de placer son seuil à un niveau plus utile. Dès lors, les commentaires éplorés, les indignations vertueuses, les réactions martiales qui accompagnent désormais, cette année comme la précédente, ces épisodes printaniers de pollution d’origine essentiellement agricole prennent un autre sens. On se demande où se trouvaient les poumons asphyxiés par cette atmosphère pékinoise le 27 janvier 2010, quand on a relevé 92 µg/m³ de PM10 sur les Champs Élysées, et ce que faisaient les correspondants de la presse internationale les 2 et 3 mars 2011, lorsque la place Victor Basch a enregistré 104 µg/m³ de PM10, niveaux qui, dans un cas comme dans l’autre, n’ont pas déclenché d’alerte, et ne semblent guère avoir marqué les mémoires. Le 20 mars dernier, Airparif a relevé un niveau maximal de 101 µg, le 18 mars, de 93 µg ; les stations ne sont pas précisées. Sans doute s’agit-il des suspects habituels, le périphérique porte d’Auteuil, l’autoroute A1 à Saint-Denis, au plus près du trafic et de ses émissions, là où l’on ne trouvera que des pollueurs, et de malheureuses victimes au guidon de leur deux-roues.

l’incertain recyclage par la politique municipale

À Paris, dans la plus petite des grandes capitales européennes, donc sur un territoire peuplé de deux millions d’habitants et gouverné par une entité représentative unique, la pollution de l’air permet à l’action publique de s’exercer suivant des modalités assez larges, même si certaines voies, celle de l’inaction par exemple, celle d’une modestie qui avouerait à la fois son impuissance face à un problème d’ampleur continentale et son incapacité à le traiter mieux qu’il ne l’a été jusqu’à présent, ont été condamnées, par la réglementation européenne en particulier, laquelle exige que l’on fasse quelque chose. Relativement minimale, puisqu’elle demande simplement la création, sur le modèle londonien, d’une low emission zone qui restreint l’usage des seuls véhicules lourds, tous propulsés par des diesel, cette requête n’a toujours pas été appliquée en France. Répandu un peu partout, pas très compliqué à mettre en œuvre, ce type d’aménagement ne fait pas vraiment de mal, même s’il ne rapporte guère : ainsi, à Stockholm, où la LEZ se double de plus d’un péage urbain, selon un récent document de l’ADEME, ces contraintes ont entraîné une réduction des émissions locales de PM10 de 40 %. Mais la baisse de leur concentration dans l’air, le facteur qui, après tout, intéresse les poumons, n’est estimée qu’à 3 %. Il y avait pourtant là de quoi satisfaire tout le monde, l’Europe, et l’écolo. À la place, la mairie de Paris s’est lancée dans une vaste entreprise d’édification de la pureté, laquelle repose sur un plan quinquennal détaillé, qui, à première vue, n’oublie rien ni personne, et représente un magnifique compendium de toutes les impasses auxquelles conduit le fait de gérer une capitale comme s’il s’agissait d’une île lointaine, isolée en plein océan, et sur laquelle on règne en maître.

Des diverses étapes de ce plan, seule la première, qui prévoit d’interdire dans un délai de trois mois la circulation des autobus et poids-lourds entrés en service jusqu’en 2001 se situe en territoire connu, puisque les low emissions zones concernent essentiellement les véhicules lourds les plus anciens ; tout au plus fera-t-on remarquer que, dans une capitale libérale, Londres par exemple, on préfère taxer plutôt qu’interdire. Personne ne s’étonnera qu’à Paris, il ne soit question d’autre chose que de prohibition. Mais le reste et sans équivalent, en particulier dans la manière dont est traité un type de véhicule dont, mutatis mutandis, l’exemple londonien montre bien à quel point il contribue de façon quasi-nulle à la pollution de l’air, le deux-roues motorisé. Tel qu’il se présente, le plan parisien prévoit en effet que, d’ici 2020 au plus tard, seuls seront autorisés à fréquenter les rues parisiennes des cyclomoteurs et motocycles qui, aujourd’hui, n’existent pas encore. Le Conseil de Paris, en d’autres termes exige que, en moins de cinq ans, le parc de ces véhicules soit entièrement renouvelé. Les automobilistes, eux, pourront alors continuer à circuler avec des véhicules datant de 2006.

Évidemment, on se trouve ici dans le domaine de la pure fiction, ne serait-ce que parce que le soubassement légal indispensable à cette prohibition n’existe pas encore. Pourtant, dans ce qu’il révèle du fonctionnement de la municipalité parisienne, ce plan se doit d’être pris au sérieux, quand bien même il a peu de chance de jamais être appliqué, et en particulier à cause de l’ignorance et du mépris dont il témoigne à l’égard des habitants des communes avoisinantes. Parisiennes et parisiens, ces citoyens disposaient du privilège d’externaliser leurs nuisances à Clichy-la-Garenne, où débouchent leurs égouts, à Saint-Ouen, Ivry, Issy-les-Moulineaux, où l’on brûle leurs ordures, à Créteil, où l’on traite leurs déchets hospitaliers, à Nanterre et, de nouveau, à Saint-Ouen, où l’on consume le charbon qui les chauffe. Et la Mairie de Paris, cette ville qui ne peut rien sans sa banlieue, après avoir multiplié les obstacles physiques à la circulation motorisée, rêve maintenant de simplement interdire qu’on circule dans ses rues, et d’appliquer cette prohibition à tous les véhicules mais, comme on l’a vu, de manière encore plus brutale aux deux-roues. Pourtant, aujourd’hui, à Paris, sans deux-roues motorisés, plus rien ne bouge. Le succès, sans équivalent ailleurs en Europe, du tricycle de chez Piaggio forme l’élément le plus visible de cette réponse pragmatique apportée par tous ceux, avocats, médecins, kinésithérapeutes, hauts fonctionnaires, experts-comptables, journalistes, qui gardent un besoin impératif de se déplacer en ville de façon autonome, et déjouent ainsi les obstacles édifiés patiemment depuis dix ans par la municipalité et à cause desquels il leur est désormais impossible de circuler en voiture. Si, en dehors du cas particulier de Rome, aucune capitale ne contrarie cet usage, si Londres ou Madrid l’encouragent même, c’est bien parce que le deux-roues motorisé représente un substitut efficace et durable à l’automobile, qui répond presque aux mêmes besoins à des coûts spatiaux et environnementaux bien inférieurs.

Que, dans la plus totale hypocrisie, la Mairie de Paris préfère afficher son dédain à l’égard d’une population qui, plus qu’aucune autre, fait pourtant vivre sa ville, qu’elle néglige tout autant les propriétaires de ces commerces alimentaires de proximité qui animent son Paris-village, et se lèvent à point d’heure pour aller chercher à Rungis et dans leur vieux fourgon diesel de quoi nourrir sa population, qu’elle prévoie à l’inverse, et avec minutie, en déclinant tout le dictionnaire des notions à la mode, de convertir sa ville à l’immobilité, de faire en sorte que chacun reste dans son quartier piéton, laisse la place qui leur revient aux touristes et, surtout, rejette comme s’ils étaient toxiques ces allogènes qui habitent alentours et viennent à la capitale pour y travailler, y acheter et, parfois, s’y divertir, ne doit pas être pris seulement comme une bravade, un effet de manche destiné à satisfaire sa clientèle écologiste. Car la lutte contre la pollution atmosphérique n’est pas le seul axe de sa politique d’assainissement. Philippe Zittoun a bien montré comment l’élaboration de la carte du bruit à Paris, qui n’est pas une carte puisqu’elle ne reprend pas des relevés topographiques mais découle d’une modélisation, et qu’elle n’illustre pas le bruit puisqu’il n’y est question que des automobiles, et pas du bruit des trains ni de celui du métro aérien, sert à la fois à révéler et à quantifier un problème jusque-là ignoré. Il ne manquait plus qu’une étude de l’EEA pour dénombrer les morts prématurées dues à la pollution sonore, et l’appareillage scientifique servant à justifier l’impérieuse et urgente nécessité d’une action municipale coercitive se trouve au complet. Bruit ou pollution, le combat est le même : il s’agit bien, dans la mégalopole la moins adaptée à cet usage, en balayant toutes les oppositions, en ignorant les contraintes de tous ordres, légal, économique, financier, technique, en méprisant les droits des gens ordinaires parce qu’on a réussi à instrumentaliser la justification ultime, celle de la santé publique, et quand bien même celle-ci impliquerait de sacrifier les vivants au profit des bientôt morts, de bâtir ce fantasme aristocratique, cette ville sans défaut qui rencontre bien peu de critiques et dans laquelle, par une étrange amnésie, on se refuse à voir l’incarnation d’une itération supplémentaire de la grandiose perspective de l’avenir radieux.

un engin diabolique

Il n’existe sans doute pas de position intellectuelle plus confortable que celles qu’adoptent les historiens amateurs, quand ils se permettent de juger les erreurs commises bien des années plus tôt par des acteurs coupables de s’être trompés. L’illusion rétrospective à laquelle ils succombent ainsi, et que définissaient en 1976 Luc Boltanski et Pierre Bourdieu, attribue à une position particulière, au moment où celle-ci se construit, des propriétés qui n’apparaîtront que bien plus tard, et seront pour partie les conséquences des décisions qui avaient alors été prises. Lorsque l’incertitude qui domine au moment du choix cède la place à un déterminisme rétrospectif et presque intégral, il devient facile de relever des erreurs devenues évidentes avec le temps, et d’oublier que cette évidence ne s’impose que progressivement, et a posteriori. Mais cette remarque générale ne doit pas interdire d’analyser les processus qui conduisent à prendre des décisions qui se révèleront erronées, en particulier lorsque le jeu était ouvert, les options concurrentes aussi viables que celle qui s’est imposée, et que le choix victorieux a rencontré des opposants actifs et légitimes qu’il a fallu écarter alors même que l’histoire, depuis, a démontré qu’ils avaient vu juste.
La réforme des catégories de motocycles et des permis permettant d’y accéder qui entra en vigueur en mars 1980 représente un exemple captivant d’une situation de cet ordre. Combattue par un mouvement motard alors en cours d’organisation, abandonnée après l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 seulement cinq ans après sa mise en œuvre, cette réforme aura aussi dû surmonter de vives et tenaces oppositions internes, que les Archives Nationales, ouvertes pour cette période, permettent de reconstituer avec un certain détail. Elle se présente, en fait, comme le fruit des décisions d’un homme, Christian Gérondeau, premier Délégué interministériel à la sécurité routière en poste de juillet 1972 à avril 1982. Fort des appuis qu’il saura trouver en particulier auprès du Premier Ministre, et de ses relais dans la presse, il réussira à imposer ses vues contre celle de l’administration centrale en charge des questions techniques des routes, du trafic et des permis de conduire, mais sur laquelle le Délégué ne disposait alors pas de pouvoir hiérarchique, la Direction des routes et de la circulation routière au ministère de l’Équipement et son directeur, lui aussi polytechnicien et ingénieur des Ponts, et en place de 1971 à 1982, Michel Fève.

Les déterminants du choix

L’opposition de circonstance entre ces deux hauts fonctionnaires pourvus du même capital scolaire et tous les deux nés dans la décennie 1930 recouvre sans doute des tensions bien plus fondamentales. D’un côté, on trouve en effet un nouveau venu chargé d’un problème public tout neuf, celui de la sécurité routière, dont l’urgence et l’importance impliquent de le traiter grâce à une procédure particulière, la création d’un comité interministériel dont le responsable permanent, directement rattaché au Premier Ministre, contourne la structure administrative existante. Il représente, en cela, un prototype des réformes qui toucheront la haute administration, en particulier durant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, dans le cadre de l’idéologie modernisatrice d’alors, celle de la rationalisation des choix budgétaires. En face de lui se dresse un directeur d’une administration centrale, celle des routes, qui contrôle donc le cœur de l’activité du ministère de l’Équipement, une activité qui se déploie jusqu’à un échelon très local, celui des subdivisions des DDE, les directions départementales de l’Équipement. Il occupe donc la position centrale dans une administration puissante, dont le maillage couvre le territoire national et qui construit et contrôle une des infrastructures les plus vitales, la route. Comme on s’en rendra progressivement compte, deux conceptions antagonistes de la manière dont l’État doit réguler les pratiques des citoyens lorsqu’elle représentent un risque de santé publique s’affrontent avec eux.

Très tôt détaché de la question globale de la sécurité routière, le problème dont il est question ici naît de la hausse de l’accidentalité des motocyclistes, laquelle progresse très fortement durant les années 1970, et jusqu’en 1980. Totalement disparue durant les années 1960, au point que, en 1967, les motocyclistes ne représentaient plus que 1,4 % de la mortalité routière, la moto connaît alors une croissance explosive, avec à la fois de nouveaux et jeunes utilisateurs, et de nouvelles machines japonaises dont la cylindrée comme les performances croissent sans cesse. Assez vite, dès 1973, la puissance publique va s’intéresser à cette question, et prendre un certain nombre de mesures, s’occupant en priorité des motards. Dans le domaine de la formation, elle va d’abord rehausser de 16 à 18 ans l’âge d’accès au permis A, puis introduire, en 1975, une épreuve de maniabilité sur piste qui viendra compléter l’épreuve de conduite en circulation. Se posera alors le problème de la catégorie inférieure, les vélomoteurs de 125 cm³ qui restaient accessibles dès 16 ans avec le permis A1, obtenu au prix d’une simple épreuve théorique. Deux clans vont alors se former dans la haute administration, d’un côté l’Équipement, avec Michel Fève, partisan d’un renforcement de l’épreuve donnant accès au permis A1 sur le modèle du permis A, et d’un passage automatique du permis A1 au A après l’acquisition de quelques années d’expérience, de l’autre le ministère de l’Intérieur, aux positions plus restrictives. Pour arriver à ses fins, le directeur des routes va user au début de l’année 1977 d’un stratagème commun, en jouant de la hiérarchie des normes. Il va ainsi tenter de subordonner sa réforme à la prise d’un simple arrêté, qui ne nécessite d’autre accord que celui de son ministre de tutelle, et pas d’un décret qui aura besoin d’être signé par le Premier ministre. En cela, comme l’écrit Pierre Favre dans Sida et politique, il suit la stratégie habituelle de la haute administration qui, lorsqu’elle est confrontée à l’apparition d’un nouveau problème public, « tente généralement de le résoudre seule, hors de l’intervention du champ politique. Les gestionnaires ou les experts dans l’Administration se défient des interventions changeantes des cabinets ministériels et cultivent une vision de l’Administration comme lieu d’une compétence technique qui doit être à l’écart des initiatives inopportunes et souvent suspectes des hommes politiques. » (Pierre Favre, Sida et politique les premiers affrontements, p. 75, L’Harmattan 1992).
La réforme voulue par Michel Fève ne verra pourtant pas le jour puisque, avec l’appui du Premier ministre, le Délégué à la sécurité routière, resté en dehors du jeu et prenant par surprise les autres acteurs, va s’emparer du problème, et imposer des choix qui toucheront deux catégories de véhicules, les vélomoteurs et les motos, et répondront à deux logiques distinctes. Dans un courrier adressé en juillet 1977 au ministre de l’Industrie, le président de la chambre syndicale du motocycle s’inquiète d’avoir été tenu à l’écart d’une réunion organisée par le Délégué, lequel souhaitait la création d’une nouvelle catégorie de vélomoteurs dont la cylindrée serait réduite à 80 cm³ et la vitesse limitée à 75 km/h, catégorie à laquelle seuls les titulaires d’un permis A1 remodelé à l’image du permis A auraient accès. Et si la définition du nouveau vélomoteur convenait d’autant mieux aux fabricants français qu’elles répondait à leurs demandes insistantes, et notamment à celles du président de Peugeot Motocycles, Bertrand Peugeot, le fait que leur accès soit réservé aux seuls titulaires d’un permis spécifique, supprimant donc l’équivalence jusque là offerte aux automobilistes avec leur permis B, les privait d’un marché potentiel considérable. En réponse, dès le 8 août, le ministre de l’Industrie écrira à son collègue de l’Équipement pour appuyer la demande des industriels. Prise au nom du danger représenté par les 125 cm³ devenues de « petites motos », le caractère protectionniste d’une réforme des petites cylindrées destinée à soutenir l’industrie nationale du cyclomoteur face à ses concurrents japonais en taillant un véhicule à la mesure de ses capacités techniques ne trompera personne, et surtout pas les japonais. Dans une note à Michel Fève datée du 26 août 1977, Axel Sinding, administrateur civil, en charge de l’éducation routière, écrit ainsi : « sur le plan industriel, les japonais ont assez de ressort et de ressources pour submerger en peu de temps le marché français du A1 quelle que soit sa définition technique. Nos craintes sur ce dernier point sont confirmées par l’entretien téléphonique que j’ai eu avec M. Uno, vice-président de la Honda France. Je lui au donné les raisons officielles (vélomoteur de 125 cm³ = motocyclette) de cette définition technique, en le renvoyant à l’Industrie pour plus ample information. Mais manifestement ils ont compris la manœuvre, dont « Tokyo » est tenu informé jour par jour et dans le détail ; il m’a signalé « incidemment » que Honda, qui a une quarantaine d’usines eu Japon, et quatre en Europe, fabrique déjà à tout hasard 20 000 engins de 75 cm³ par an. Il leur suffira de « très peu de temps » pour en faire des 80 cm³ et tripler, quadrupler la production. »
Essayer de protéger une industrie déclinante et purement nationale contre des concurrents bien plus puissants, puisque appuyés sur un marché mondial en pleine croissance, en jouant d’un astuce règlementaire purement technique ne peut que conduire au résultat très bien anticipé par Axel Sinding. L’invention du 80 cm³ causera d’autant moins de tort aux constructeurs japonais qu’ils seront capables de répondre à la demande bien plus vite, et de manière bien plus large, que les Peugeot et autres Motobécane. Du fait que, là comme ailleurs, il négligera de tenir compte des anticipations, et des capacités d’adaptation des acteurs touchés par sa réforme, le Délégué à la sécurité routière mettra en place un dispositif qui, très vite, se révèlera un échec complet, puisque, par exemple, les ventes de 125 cm³ dépasseront toujours celle des 80 cm³, alors même que cette cylindrée était désormais réservée aux seuls titulaires du permis A, et sanglant.

Pourtant, la réforme de la catégorie des vélomoteurs, désormais appelés « motocyclettes légères », procèdera sur cette base jusqu’à son entrée en vigueur en mars 1980. Mais, parallèlement, un élément totalement inattendu, fruit de la seule pensée de Christian Gérondeau l’accompagnera ; en effet, là où, après la réforme de 1975 qui avait remodelé les épreuves du permis A, rendant la formation plus exigeante et l’obtention plus difficile, la haute administration considérait la question comme close, le Délégué, fort de ses appuis politiques, va bouleverser le statu quo en imposant une réforme de son cru.

Le cheminement du Délégué

Il reste assez difficile de comprendre les raisons qui ont poussé le Délégué à imaginer cette réforme que personne ne lui demandait, tant ses motivations semblent de prime abord éloignées de la rationalité. Certes, à la fin des années 1970, l’augmentation de la pratique a inévitablement conduit à une forte hausse de la mortalité, passée de 306 tués en 1970 à 970 dix ans plus tard ; le fait que, faute d’anciens, et faute de femmes, la moto était alors pour l’essentiel une pratique d’homme jeunes, âgés de moins de trente ans, le fait aussi que les 125 cm³ accessibles dès 16 ans ont représenté en 1979 48 % de la mortalité des motocyclistes expliquent ce souci paternaliste de trouver un moyen de prévenir les risques qui accompagnent ce « symbole de l’accession à l’âge adulte et de la virilité » comme l’écrit Christian Gérondeau dans le livre-programme qu’il publie en 1979, La mort inutile.
Mais on ne peut douter de la sincérité du Délégué, lui qui a poussé le scrupule jusqu’à passer son permis moto, en juillet 1974, et qui, selon ses propos recueillis en entretien, en est « revenu terrifié. Terrifié parce que j’ai passé mon permis moto, j’ai tout fait bien, j’ai été absolument terrifié. Pour des raisons d’ailleurs que, peut-être, la plupart des motards ne connaissent pas (…) ce que j’ai retenu et ce qu’à l’époque, bon maintenant on l’enseigne peut-être mais tout le monde l’ignorait, c’est que c’est un engin diabolique. Quand vous arriviez… vous prenez une route, vous voulez tourner à droite. Quand vous êtes à bicyclette qu’est-ce que vous faites, vous prenez votre guidon, vous tournez à droite, vous allez à droite. Quand vous êtes à moto si vous faites ça, vous partez à gauche. Et c’est comme ça que tous les gamins se tuent dans le premier virage parce que c’est contre nature de dire que si on veut aller à droite il faut faire comme si on voulait aller à gauche, et à ce moment-là on va à droite. Parce que il y a l’effet gyroscopique, mais c’est diabolique, par nature, et j’en suis revenu absolument effaré. Mais le plus effarant c’est que, quand vous interrogiez les motards, vous disiez : «mais c’est pas possible, comment tu fais pour aller à droite ?» «mais je balance». Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que, quand ils sont en situation d’urgence, ils continuent tout droit, ils vont se tuer. Qu’est-ce que vous voulez, moi je l’ai constaté, c’est comme ça, j’étais révolté, en me disant mais ils vont se tuer. » Son effarement sera tel qu’il retranscrira dans La mort inutile cette expérience en des termes similaires, établissant un lien entre « les réactions très particulières » des motos avec leurs « deux roues (qui) se transforment en gyroscopes » au-delà de 40 Km/h, l’ignorance face à ce fait des motards « qui ne peuvent expliquer comment ils prennent un virage, sauf en répétant qu’ils « balancent » leur machine » et les pertes de contrôle suivies de sorties de route aux conséquences dramatiques qui soldent cette ignorance.
Grâce à ces informations, grâce aussi à ses déclarations dans la presse, on peut reconstituer le cheminement mental, compréhensif au sens sociologique du terme, du Délégué. Raisonnant à partir de ce qu’il connaît, la bicyclette, l’automobile, machines dont il ne conteste jamais la légitimité de leur usage, il aborde le domaine pour lui inconnu de la moto, en cherchant à comprendre cet univers de l’intérieur, le permis qu’il passe à trente-six ans à cette seule fin lui apportant des données de première main, non seulement sur l’engin et la façon de le conduire, mais aussi sur l’univers qui l’entoure et qu’il décrit avec une certaine pertinence dans La mort inutile. Pourtant, la rationalité de façade de sa méthode ne l’empêche pas de se tromper, puisqu’elle ne sert en fait qu’à renforcer ses préventions, lesquelles, le test du permis ayant confirmé ses préjugés, se sont désormais muées en certitudes inaltérables. Il est maintenant au service d’une cause, la protection de la jeunesse contre des dangers dont elle n’a même pas conscience, et à la recherche d’un processus technique qui lui permettra de mettre fin à l’hécatombe, processus qu’il importera du Japon.

Le Délégué décrit, dans La mort inutile, son admiration pour ce « fascinant Japon qui, dans ce domaine (de la sécurité routière) comme dans bien d’autres, fait mieux que le reste du monde ». Ses voyages lui fourniront un catalogue de mesures pragmatiques et un enseignement qu’il tentera de reproduire. « Devant le nombre des accidents de moto, » écrit-il, « l’usage de celle-ci a été considérablement restreint, malgré les protestations des producteurs qui, faute de marché local, exportent maintenant ce qui ne peut être vendu au Japon » ; en conséquence, « seul le Japon, paradoxalement, a résolu le problème ». Là, en plus de la démarche des « fabricants japonais (qui) ont tout d’abord accepté, à la demande de leur gouvernement, de ne plus mettre en vente d’engins de plus de 750 cm³ de cylindrée », « des permis très élaborés ont été instaurés pour s’assurer que les futurs utilisateurs de motos de forte cylindrée possédaient bien les aptitudes requises, et orienter les autres vers des engins de cylindrée plus réduite, présentant donc moins de risques ». Ainsi, selon le Délégué, « on a compté en 1977 7 % de reçus » parmi les candidats au permis donnant accès aux plus fortes cylindrées. Tout son raisonnement repose donc sur le postulat selon lequel le risque d’accident serait proportionnel à la cylindrée, et donc aux performances, de la machine, et varierait quasiment de manière linéaire avec elle. Et comme « (les) motos de très forte cylindrée, tous les spécialistes sont unanimes, (…) nécessitent des aptitudes et un entraînement tout à fait spéciaux, en raison de leur puissance et de leur poids qui contribuent à la fréquence des accidents », il faut donc introduire une stricte dichotomie entre les motos moyennes et les grosses, dichotomie qui impliquera la scission du permis A en deux épreuves distinctes, le A2, similaire au précédent permis A, et le A3, qui contraint à réussir des épreuves plus exigeantes. La charnière entre les deux catégories s’articulera autour d’une cylindrée pivot fixée à 400 cm³. Le diable étant toujours caché dans les détails, le choix de cette cylindrée inconnue en Europe puisqu’elle existait alors, et existe toujours, seulement au Japon, le caractère intangible de la frontière, puisque, même pourvu d’années d’expérience, un titulaire du permis A2 désireux d’accéder à des cylindrées supérieures se voyait contraint de passer en totalité le permis A3, cristalliseront une vive opposition qui, malgré l’entrée en vigueur du nouveau permis en mars 1980, aboutira dès 1985 à l’abandon de cette mesure.

La diversité des opposants

Le monde de la moto, à partir de 1977, était en effet entré en ébullition. Les causes immédiates de celle-ci, la très forte hausse des tarifs d’assurance, l’extension aux motocyclistes de la vignette fiscale jusque-là acquittée par les seuls automobilistes, le nouveau permis, les 80 cm³, éléments distincts mais survenant simultanément et qui vaudront comme autant d’indices d’une politique publique devenue brutalement hostile aux motocyclistes, ont largement été décrites par ailleurs. Et si la contestation s’appuyait sur un noyau homogène, celui de ces jeunes militants politiques et syndicaux originaires de milieux modestes et proches du PCF et de l’extrême-gauche qui allaient bientôt fonder la FFMC, les manifestations, comme le montrait la presse spécialisée ou les articles de Gérard Petitjean dans le Nouvel Observateur, rassemblaient des participants de tout âge et de toutes origines, à l’image de la diversité du monde motard. Lors de la séance du 29 octobre 1979, consacrée à l’examen à l’Assemblée Nationale du projet de loi de finances qui introduira la vignette moto, Gilbert Gantier, député du XVIème arrondissement parisien entre 1975 et 2004 appartenant à l’UDF, le parti créé par Valéry Giscard d’Estaing, déclarait ainsi : « Je ne suis pas persuadé que tous les motards soient des loubards, encore que certaines manifestations qui ont eu lieu dans les rues de Paris ces dernières semaines tendent à montrer qu’un certain nombre de loubards se comptent parmi eux. J’admire et j’apprécie le sport motocycliste et les belles mécaniques que sont pour la plupart les motos de prix élevé (…) ». Les propos du député peuvent parfaitement être compris de manière littérale, avec à la fois sa stigmatisation de la moto populaire, jeune et contestataire qui, en raison de la distance sociale et politique, n’a aucun moyen de faire valoir auprès d’un élu de droite ses revendications comme légitimes, et sa reconnaissance de l’existence d’un monde motard qui déborde ces catégories sociales dévaluées, et comprend donc des individus dont les propriétés sociales devraient leur permettre d’être entendus de la haute administration comme du pouvoir politique, individus qui vont, en effet, ailleurs que dans la rue, s’exprimer.

Les Archives Nationales conservent ainsi un certain nombre de lettres dont les auteurs disposent à la fois, en tant que praticiens, d’une connaissance de la moto et de son environnement et, en tant que hauts fonctionnaires, d’un capital social grâce auquel ils peuvent espérer que leurs remarques seront prises en compte. Pierre Borvo, ENA, administrateur civil et président d’un moto-club agréé par la Jeunesse et les Sports écrit ainsi en septembre 1978 au ministre de l’Intérieur une lettre dans laquelle il combat la nouvelle définition du vélomoteur par un argumentaire serré et plein de bon sens, insistant sur le danger du passage « de la conduite de machines qui ne seraient en fait que de gros cyclomoteurs à celle de motocyclettes sans la formation que constitue le vélomoteur actuel », démontrant que « la limitation de vitesse à 75 km/h serait contraire à la sécurité » puisqu’elle introduirait un flux supplémentaire dans une circulation limitée à 90 ou 110 km/h, rappelant enfin que « quatre accidents de vélomoteurs sur cinq se produisent en ville où la vitesse est limitée à 60 km/h et quelquefois à moins. » Jean-Paul Gilli, professeur de droit public, président de l’université Paris Dauphine et de l’Association nationale pour la pratique motocycliste écrit au même ministre exactement un an plus tard, s’inquiétant des « frais qu’auront à engager les jeunes, obligés de passer successivement plusieurs permis », plaidant donc pour que « le passage d’un premier permis à un permis de catégorie supérieure ne comporte que la vérification des aptitudes à contrôler une machine de plus forte cylindrée » et prévenant que « tout autre mesure qui imposerait aux conducteurs de deux-roues des frais supplémentaires ne pourrait être ressentie par eux que comme une brimade. »
Au même moment, au ministère de l’Équipement, Bernard Urcel écrit une « note sur les problèmes moto à la suite de l’annonce du nouveau permis et de la vignette » qui sera transmise au Directeur des routes, Michel Fève. Polytechnicien, ingénieur des Ponts depuis 1973, il avait passé son permis moto en 1970 et acheté en 1972 la Moto Guzzi 850 qu’il gardera des années, sa connaissance du milieu lui permettant, alors qu’il était en poste à Roanne, de faire fonction au ministère de conseiller technique occasionnel en matière de moto. À ce titre, en quatre pages, il va démonter point par point les justifications de la réforme en cours, qui a « un arrière goût très net de protectionnisme suranné ». Contre le 80 cm³, il développe des arguments similaires à ceux de Pierre Borvo, insistant à la fois sur les conséquences néfastes de la limitation de vitesse à 75 km/h, dégradation de la sécurité et restriction des usages. S’il reconnaît l’intérêt de la progressivité qui découle de la distinction entre permis A2 et A3, il plaide pour un passage « à l’ancienneté » de l’un à l’autre. Il insiste enfin sur les bénéfices politiques à attendre d’une suppression de la vignette. En ingénieur des Ponts, il aborde ensuite un certain nombre de points purement techniques, avant de se faire le porte-parole des motocyclistes : « (ils) sont une minorité. Ils l’ont voulu ainsi. Ils sont heureux ainsi mais ressentent très mal tout ce qu’ils peuvent considérer comme agression », ce pourquoi il faut leur « faire sentir qu’ils sont reconnus comme entité existante et estimable ». Légitimer une pratique qui souffre précisément de ne pas l’être peut se faire à un coût modique, par de petits gestes ; mais le catalogue qu’il propose, technique, amélioration des freins et des pneumatiques, ou symbolique, diffusion de publications présentant de bonnes pratiques, reste modeste.
Son intervention sera donc portée à la connaissance de Michel Fève, et sans doute aussi du ministre des Transports, Joël Le Theule. Transmis à Claude Guéant, conseiller technique du ministre de l’Intérieur, le courrier de Jean-Paul Gilli lui vaudra un court accusé de réception du ministre, Christian Bonnet, qui : « fait procéder à l’examen de (sa) suggestion par les différents services intéressés ». La lettre de Pierre Borvo suivra le même chemin, sans qu’il soit possible de déterminer son destin. Rien ne prouve que Christian Gérondeau ait eu connaissance de l’un de ces écrits ; et quand bien même, sa position n’en aurait vraisemblablement pas été modifiée.

A la différence des loubards qui manifestaient dans les rues de Paris en réclamant sa démission, chose qui, selon ses propos recueillis en entretien, « faisait partie de mon job. Ça me faisait rien, hein, ça m’a jamais fait changer d’avis », les rédacteurs de lettres, de notes, de tribunes comme celle que Georges Laurent, chef de la division deux roues à la Prévention Routière publiera en novembre 1978 dans la revue de l’association, défendaient à la fois des positions plein plus conciliantes, se contentant de réclamer de légères adaptations sans remettre en cause les fondements de ses réformes, et disposaient de tout le nécessaire en matière de capital social, de leur appartenance à la haute fonction publique aux relations directes que certains entretenaient avec des ministres, pour espérer faire valoir leurs demandes. Mais ces facteurs, déjà présents dans les propositions de Michel Fève récusées par Christian Gérondeau, ne risquaient pas non plus de le faire changer d’avis, d’autant que leur pondération même, le fait par exemple de prévoir un accès facile au permis A3 pour les titulaires du A2, contredisait totalement sa volonté d’imposer une réforme radicale, qui passait en l’occurrence par une stricte dichotomie entre ces deux permis.
C’est que la réforme de Christian Gérondeau épouse un cadre bien plus large, celui de la modernisation administrative de l’époque giscardienne, qui cherche des solutions techniques aux problèmes publics, et parcourt le monde à la recherche de formules mises en œuvre ailleurs, sans forcément se préoccuper de leur efficience. Si la rationalisation des choix budgétaires se veut, comme l’écrit Bernard Perret dans la Revue française d’administration publique, une « importation du PPBS (Planning Programing Budgeting System) américain, au moment même où celui-ci était abandonné », la réforme des permis moto découle d’un mécanisme identique bien que singulier et nettement plus exotique, qui voit un haut fonctionnaire en voyage au pays de la moto découvrir une solution au problème qui le hante depuis qu’il a acquis la conviction d’avoir, avec la moto, affaire à un « engin diabolique », solution qu’il va imposer, telle qu’elle, et dans les pires conditions. Les Archives Nationales conservent en effet la trace de la recherche effrénée de terrains permettant de passer le permis A3 à laquelle se livrent les fonctionnaires de l’Équipement, Michel Fève, dans une note datée du 20 mars 1980, ne recensant que 43 départements où il sera possible de passer ce permis, alors même que la réforme était entrée en vigueur au 1er mars.

En ne prêtant aucune attention à la très grande quantité d’obstacles techniques, économiques, sociaux, politiques, ou même simplement administratifs qui se dressaient devant sa réforme, Christian Gérondeau va assurer l’échec de celle-ci. Mais ces considérations pragmatiques ne pouvaient de toutes façons guère infléchir sa position : pourvu de l’appui du Premier ministre qui lui permettait d’imposer ses vues à l’administration, certain de l’efficacité de sa réforme puisqu’elle représentait la meilleure des pratiques de la rationalité technocratique d’alors, convaincu de la nécessité d’agir, et de la justesse de son action, par les enseignements qu’il retirait de son expérience du permis moto, le Délégué se plaçait ainsi en propriétaire de cause, défenseur d’une jeunesse mise en péril par le goût du risque inhérent à son apprentissage de la vie en société. Et cette cause imposait à la fois de prendre des mesures radicales, donc inévitablement impopulaires, et contestées dans la rue, et de les imposer à une administration rétive et passive, qui jusque là ne s’était guère souciée du problème, et donc de ne tenir aucun compte de ses objections.
Finalement, une des meilleures analyses de cette dispute se trouve dès 1978 sous la plume de Georges Laurent, qui écrit : « Il semble bien en fait que deux conceptions de la sécurité routière, sous-jacentes à ce débat, s’affirment à nouveau. L’une plus dirigiste, tendant parfois à réduire les accidents dans lesquels sont impliquées certaines catégories de véhicules, en créant des obstacles administratifs et réglementaires à leur utilisation. L’autre, plus libérale, consistant à prendre acte de l’évolution des besoins en matière de transport et à agir sur leur qualité technique, leurs conditions d’utilisation et sur la formation de leurs conducteurs (…) Les « dirigistes » doivent quand même savoir qu’on ne résoud pas les problèmes de sécurité routière par la seule réglementation : si les résistances sont trop fortes elle sera immanquablement tournée le plus légalement du monde. Chassez les grosses motos, elles reviendront au galop sous forme de cylindrées moyennes « super pointues » leur ressemblant comme des sœurs. Cette constatation ne signifie pas l’inutilité de la réglementation mais elle en montre les limites. Un règlement applicable est celui qui obtient une large approbation parce que reconnu nécessaire par la majorité de ceux qu’il concerne ». (Georges Laurent, La Prévention Routière n°49 p. 12, novembre 1978). Avec son excellente connaissance de la technique et du milieu motard, il décrit ainsi deux ans avant son apparition sur le marché le cahier des charges de la 350 RDLC, cette moto forcément raisonnable puisque pourvue d’une cylindrée bien inférieure aux 400 cm³ dont devaient se contenter les titulaires du permis A2, et qui fera tant de dégâts.

tribune libre

C’est arrivé près de chez moi. J’avais fait le plein, et je rentrais donc en utilisant l’un de ces itinéraires de contournement dont l’usage, pour les 12 millions de résidants de l’agglomération parisienne qui ont l’occasion de circuler sur un véhicule motorisé à proximité de la capitale, est devenu obligatoire s’ils souhaitent continuer à exercer leur liberté de se déplacer malgré les entraves mises à celle-ci par la politique de Bertrand Delanoë. En l’occurrence il s’agissait, à la porte dite d’Asnières, d’emprunter le boulevard du Fort de la Vaux. Bordé par le périphérique et sa bretelle d’accès côté nord, et, côté sud, par la zone, où l’on trouvera d’abord un hôtel et des bureaux, et puis rien, passant sous les voies ferrées les plus fréquentées de la région, celles qui mènent à la gare Saint Lazare, et changeant au passage son nom en Douaumont, le boulevard n’est en fait qu’une étroite artère à sens unique, servant essentiellement au stationnement des camionneurs, et où s’exerce une activité prostitutionnelle dont les jours, comme déjà ceux de la station-service qui occupait l’angle avec l’avenue de la Porte de Clichy, sont vraisemblablement comptés, puisque le vaste terrain vague qui s’étend à l’est des voies ferrées accueillera très bientôt le nouveau palais de justice de Paris avec sa tour haute de 160 mètres, et la police judiciaire.

Mais le boulevard longe donc, à hauteur, le périphérique. Et la bretelle d’accès à l’autoroute urbaine dispose d’une échappatoire qui permet aux étourdis de la quitter avant même d’y être entrés. C’est ce qu’avait décidé de faire cet écervelé – ou cette lobotomisée, la Nissan Micra rouge étant du genre à laisser planer le doute sur le sexe de son conducteur – adepte du non, personne ne m’a jamais appris à tourner la tête, et qui, brutalement, venant de la gauche, s’est approprié ma voie. Incident banal, au demeurant, qui, d’ordinaire, se règle d’un petit évitement par la droite. Sauf que là, l’évitement était impossible. Car le boulevard du Fort de la Vaux, minuscule rue menant de rien à nulle part, est malgré tout équipée d’une large séparation qui restreint un peu plus son gabarit, et délimite un espace protégé réservé aux seuls cyclistes, séparation qu’un évitement conduirait inévitablement à percuter. La manœuvre, alors, consiste à se rapprocher autant que possible de la bordure sans, surtout, la toucher, à serrer les fesses, et à espérer que ça passe. Et c’est passé.

En première analyse, on trouve ici une simple illustration de ces conséquences involontaires des décisions publiques commodément désignées par la notion d’effet pervers, analysée par Raymond Boudon : l’infrastructure mise en place afin de protéger une certaine catégorie d’usagers se révèle dommageable pour une autre catégorie d’usagers, sans que cela relève d’une intentionnalité particulière de la part de ses concepteurs. On retrouve une situation comparable avec les glissières métalliques de sécurité, qui protègent les conducteurs de véhicules carrossés en général, et les automobilistes en particulier, des conséquences d’une sortie de route, mais dont les supports tranchants tuent plusieurs dizaines de motocyclistes par an. Pourtant, on remarquera d’emblée que les bénéfices de ces aménagements profitent à des usagers distincts, alors que, dans les deux cas, leurs effets négatifs s’exercent au détriment des mêmes. L’histoire montre, de plus, que ces effets négatifs n’ont pas remis ces aménagements en cause, et qu’ils n’incitent même pas à remédier à leurs inconvénients en apportant les correctifs nécessaires, lesquels, la question technique étant depuis longtemps réglée, ne réclament pourtant rien d’autre que quelques investissements. Cette situation pose l’intéressante question de savoir jusqu’à quel point un État peut se permettre de sacrifier délibérément la vie de certains de ses citoyens afin d’en sauver d’autres, à la seule fin de s’épargner quelques dépenses, et quelle peut bien être la nature de l’État en question, programme à l’évidence fort ambitieux. Plus modestement, on se contentera ici d’étudier les justifications qui ont entraîné la généralisation de ces maudites bordures et, de façon plus générale, de s’intéresser à la politique d’aménagement de la voirie au niveau de la ville, du département et de la région, collectivités qui, depuis 2003, se partagent la responsabilité pleine et entière d’une fraction considérable des routes, et des rues.

choisir qui protéger

La politique conduite depuis 2001 par nombre d’autorités locales, à Paris et, de plus en plus, dans les communes des départements limitrophes, voire au niveau de la région, politique imitée par bien des grandes villes, consiste à favoriser systématiquement certains moyens de déplacement – les transports en commun, le vélo – au détriment d’autres – les véhicules individuels à moteur thermique ; en matière de voirie, cette politique se traduit par un remodelage méticuleux et universel de l’allocation d’espace public au profit des premiers, et au détriment des seconds. Et elle vise notamment, en construisant des pistes cyclables physiquement séparées du reste de la rue, à préserver, au nom de leur vulnérabilité particulière, la sécurité des seuls cyclistes. Ce qui pose deux questions qu’il convient de bien distinguer, celle de l’équité, et celle de l’égalité. Une politique équitable, cherchant à corriger les déséquilibres de toutes sortes entre citoyens, sera nécessairement inégalitaire : tel est par exemple le cas de l’impôt progressif sur le revenu, qui taxe plus lourdement les plus aisés. Il n’y a donc, a priori, rien de choquant à voir la puissance publique s’inquiéter particulièrement des plus vulnérables. Sauf que le même impératif d’équité voudrait qu’elle s’intéresse aussi au sort d’autres usagers vulnérables, quand bien même ils le seraient un tout petit peu moins, les motocyclistes, en leur ouvrant par exemple, comme aux cyclistes, l’accès à certains couloirs de bus. Or, d’une manière générale, on sait que, en France, il n’en est rien ; c’est que le principe effectif qui guide l’action municipale n’est pas la recherche de l’équité mais, à l’inverse, l’instauration d’une discrimination entre les usagers, fondée sur des motifs qui ne relèvent pas de la sécurité même si, dans le discours, il s’agit bien de protéger les usagers vulnérables, du moins ceux qui, dans l’idéologie municipale et contre les faits, profitent seuls de ce qualificatif, piétons et cyclistes. Or, il se trouve que, dans son objectif avoué, à Paris au moins, cette politique a complètement échoué.

Lorsque l’on aborde la question de la comparaison des statistiques d’accidents, le problème de disposer d’un étalon commun se pose. Comparer les risques que prennent les citoyens en choisissant tel ou tel mode de transport implique de pouvoir mesurer le risque en question ; pour ce faire, on ramène le nombre des victimes à la part du trafic total propre à chaque mode. Impraticable, pour des raisons diverses, en ce qui concerne cyclistes, motocyclistes et piétons, à l’échelon national ou même régional, une telle approche a été tentée par Pierre Kopp, économiste et professeur à Paris 1, dans le seul cas parisien. Dans un article publié en 2009 dans Transports, il analyse les avantages pour la capitale du développement des deux-roues motorisés. Il écrit notamment :

« On peut toutefois avancer l’idée qu’une partie significative de la dangerosité provient des autres véhicules. Le cas du vélo souligne cet aspect. Le fait que depuis son lancement, le 15 juillet 2007, on recense six accidents mortels en vélo en libre service dans la capitale est inquiétant. Le fait qu’il y ait, en moyenne, 21 tués en 2RM à Paris (moyenne 2006-2007), mode qui assure 16 % des passagers*km réalisés chaque jour dans Paris et six (moyenne 2006-2007) pour le vélo qui n’assure que 0,1 % des déplacements, offre un contraste saisissant. D’importantes dépenses ont été réalisées pour les vélos, notamment afin de sécuriser leur utilisation. Peu ou rien n’a été fait pour le 2RM dont l’utilité sociale est incommensurablement plus élevée et dont l’accidentalité est à la fois, beaucoup trop forte par rapport aux modes protégés (voitures et transports en communs) et faible par rapport au vélo. » (Pierre Kopp, Transports n° 456 juillet-août 2009 p.226)

Pierre Kopp, avec l’aide de ses étudiants, a employé une méthode représentative pour calculer la part des deux-roues motorisés dans le trafic parisien, en l’espèce durant le mois de novembre 2008 ; comme on le verra plus loin, ses estimations sont vraisemblables. Il n’a malheureusement pas procédé de la même manière avec les cyclistes, et les chiffres qu’il donne sont sans doute fortement sous-évalués. Une autre source, le bilan de la sécurité routière pour l’année 2010 de la Préfecture de Police évoque, sans plus de précision, les parts dans le trafic de la capitale des deux-roues motorisés, et des vélos, lesquels s’élèvent respectivement à 17 %, et à 3 % du total. Ces maigres données permettent malgré tout de tenter une comparaison approximative entre les risques que courent ces usagers vulnérables. On va d’abord déterminer un risque de référence, fictif, qui serait égal à la part des usagers dans le trafic, pour calculer ensuite le sur-risque que doivent affronter cyclistes et motocyclistes, dont on connaît et le nombre des victimes, et la part dans le trafic total. Cet écart à la norme, à Paris intra-muros, pour les motocyclistes, s’élève à 4, tandis que celui des cyclistes atteint 3,4. En d’autres termes, compte tenu de l’imprécision des données, ces deux modes de déplacement sont, du point de vue du risque qu’ils représentent, statistiquement équivalents. A l’inverse, et comme l’écrit Pierre Kopp, un gouffre les sépare, pour peu que l’on s’intéresse à la politique municipale ou régionale qui les concerne : celle-ci s’adresse exclusivement s cyclistes, à la sécurité desquels elle consacre chaque année des millions d’euros, et néglige totalement les motocyclistes, pourtant tout autant vulnérables, et tout autant citoyens. On auxse trouve bien là face à un traitement clairement inéquitable ; il est, de plus, fondamentalement inégalitaire.

l’élu et le planificateur

Pour s’en rendre compte, il faut essayer d’évaluer de quelle manière, dans des circonstances similaires et, donc, dans les grandes métropoles européennes, Londres, Madrid, Milan, Bruxelles, sont traités les mêmes motocyclistes. La complexité de la tâche, l’impossibilité de récolter un matériau homogène impose de s’en tenir à quelques aperçus. Ainsi, comparer la façon dont, sur leur sites web, Paris, uniquement préoccupée de vélos, et pour laquelle les deux-roues motorisés ne sont rien d’autre que des genres d’automobiles, en tout aussi méprisable mais en bien plus dangereux, et Madrid ou Barcelone s’intéressent aux usagers de motocycles ne fait que souligner l’opposition entre deux conceptions diamétralement opposées, l’un qui voit dans les deux-roues motorisés une alternative positive à la voiture, en matière d’encombrement, d’occupation de l’espace ou de rejets de gaz à effet de serre, ce pourquoi il convient de la favoriser, l’autre qui préfère ignorer cette réalité et ne veut rien connaître d’autres deux-roues que du vélo, alors même que ceux-ci, à la différence des motocycles, sont bien incapables de remplacer les automobiles, ne serait-ce qu’à cause de la portée bien plus faible de leurs trajets. L’exception parisienne apparaît alors dans toute son ampleur : à Londres, Madrid, Bruxelles, nombre de voies de bus sont ouvertes aux deux-roues motorisés. Le développement des low emissions zones, ces centre-villes où la circulation des véhicules diesel émetteurs de particules fines est restreinte, voire prohibée, ne se fait nulle part en Europe au détriment des deux-roues motorisés, et pour des raisons des plus élémentaires. La France, et Paris, fait seule exception, puisque les ZAPA en projet prohiberont aussi les motocycles dès lors qu’ils seront âgés de plus de huit ans. Enfin, toutes les métropoles qui ont mis en place des péages urbains, Stockholm, Londres et, tout récemment, Milan, laissent systématiquement l’accès libre aux deux-roues motorisés : on ne prend aucun risque en postulant que, si une telle mesure était prise en France, et à Paris, il n’en irait pas de même.

On comprend alors ce que la politique française, et parisienne, a de strictement inégalitaire, puisqu’elle refuse aux motocyclistes français des droits très largement accordés ailleurs ; et cette inégalité trouve sa source dans son choix d’une politique inéquitable, qui distingue les usagers, et les citoyens, non pas en fonction de critères neutres, objectifs et mesurables, en l’espèce leur vulnérabilité, mais selon des critères moraux qui opposent des modes de déplacements qualifiés de doux et valorisés en fonction notamment de leur neutralité affirmée à l’égard de l’environnement – vélo et marche à pied – aux autres usages, dépréciés pour des raisons inverses. Et cette dévalorisation touche particulièrement les motocyclistes, eux qui pourtant sont à la fois physiquement vulnérables, et bien moins nocifs pour l’environnement que les automobiles, tout en transportant, en ville, une quantité à peu près équivalente d’individus. Ces avantages, on l’a vu, sont reconnus dans nombre de métropoles européennes, mais pas à Paris ; ici, la ligne politique fermement appliquée depuis 2001 consiste à réduire le trafic de tous les véhicules personnels à moteur thermique, quels qu’ils soient, et passe notamment par ce remodelage systématique évoqué plus haut, lequel diminue dans des proportions considérables l’espace que, malgré tout, on ne peut faire autrement que de concéder aux indésirables. Or, les conséquences de ces choix ne s’exercent pas à leur seul détriment.

Le 17 mai 2011 à Clichy la Garenne, un piéton a été tué par le conducteur d’un semi-remorque qui, venant du boulevard du Général Leclerc, rue à deux fois une voie très fréquentée par les habitants puisqu’elle constitue la seconde artère commerçante de la ville, tournait à droite vers l’avenue Victor Hugo. Chaque jour, au cœur de la ville, à ce carrefour aussi urbain que le croisement entre boulevard Haussmann et rue du Havre, qui dessert les grands magasins parisiens, défilent plusieurs centaines de semi-remorques. Côté nord en effet, le boulevard Leclerc mène au port de Gennevilliers, et à l’autoroute A15 ; côté ouest, l’avenue Victor Hugo prend fin porte de Clichy, à hauteur de périphérique. Les transporteurs qui on besoin de relier ces deux charnières d’ une importance nationale pour les échanges de marchandises n’ont d’autre choix que d’emprunter cet itinéraire, étroit, encombré, et purement urbain. Une analyse superficielle blâmerait ces aménageurs qui n’ont même pas eu la prévoyance d’établir entre ces deux points une liaison spécifique ; mais, bien sûr, il n’en est rien.

Celle-ci, en effet, dort dans les cartons depuis quarante ans sous l’appellation de boulevard urbain ; et ce projet n’a pour l’instant produit d’autre effet que de mettre de côté les terrains nécessaires, qui longtemps n’ont connu d’autres riverains qu’un dépôt pétrolier, une fourrière automobile et des terrains vagues, et de prévoir un point de raccordement sur le périphérique, entre les portes de Clichy et de Saint-Ouen. C’est en partie l’antagonisme entre les deux municipalités, la seconde risquant de récolter des nuisances pour l’heure uniquement supportées par la première, et en partie l’opposition du Conseil général, produit de stratégies clientélistes à l’intérieur du nid de vipères des Hauts de Seine, qui expliquent que cette indispensable liaison soit restée en projet. Mais, depuis peu, celui-ci réapparaît dans une version raccourcie, sous l’appellation de Boulevard urbain Clichy Saint-Ouen, alias BUCSO. Sa configuration, modernisée, adhère strictement aux canons du jour : au départ, ses 32 mètres de large acceptaient sans difficulté une deux fois deux voies, avec terre-plein central et bande d’arrêt d’urgence en prime ; cet espace, désormais, sera consacré aux autobus, aux vélos, et aux arbres, au seul profit desquels l’essentiel du terrain sera réservé, au détriment des automobiles. Les indésirables n’ont désormais plus droit qu’à 21,5 % de la largeur de la voie ; celle ci, en d’autres termes, est passée du statut d’artère de contournement à vocation régionale à celui de petite desserte locale. Sans nul doute, la construction du nouveau BUCSO coûtera aussi cher que le projet initial, mais elle ne résoudra aucun des problèmes pour lesquels le boulevard a été conçu à l’origine. Ce qui fait surgir d’autres questions, et notamment celle de la responsabilité.

La responsabilité pénale de la mort du piéton du boulevard Victor Hugo repose très probablement sur le conducteur du semi-remorque. Les élus, pourtant, et même si personne ne les poursuivra jamais, la partagent. Car on ne peut à la fois empêcher la construction d’une voie de contournement, puis changer totalement la destination originale de celle-ci, et refuser en même temps d’assumer les conséquences de ces décisions qui, en l’espèce, conduiront les semi-remorques au cœur de la ville, au milieu des piétons, une situation dont on ne peut ignorer qu’elle aura un jour des conséquences fatales. Le même raisonnement s’applique à ce remodelage des rues, qui vise moins à faciliter la circulation des cyclistes au détriment de celle des autres usagers vulnérables, qu’à contraindre, en multipliant les obstacles physiques à leur déplacement, les automobilistes à abandonner un moyen de transport dont, dans des aires urbaines aussi énormes que Paris, ils ne peuvent bien souvent se passer. Il s’agit, en somme, de produire une forme clandestine de péage urbain, tout en affirmant bien haut son intention de n’en rien faire. Il s’agit, aussi, d’ignorer la première conséquence de cette politique, ce basculement modal qui a vu l’essor des deux-roues motorisés, devenus envahisseurs à combattre dans les nouveaux plans de déplacement urbains et qu’il faut physiquement contenir, sans aucun souci pour leur sécurité.

Cette nouvelle manière de concevoir la voirie et son rôle revient à défaire le très long travail, décrit notamment par Jean Orselli, de construction, de classification, de sécurisation, d’entretien d’un réseau routier conçu par les ingénieurs des Ponts à l’intérieur d’un schéma national cohérent, avec comme objectif de permettre la circulation des véhicules dans des conditions optimales ou, en d’autres termes, de rendre au mieux les services pour lesquelles les routes ont depuis toujours été conçues. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes que de constater combien la recherche de l’intérêt général, le respect de l’égalité entre les citoyens étaient bien mieux défendus hier par des hauts fonctionnaires pesant fortement sur les choix politiques qu’ils ne le sont aujourd’hui par des élus censés représenter la population dans son ensemble mais qui, tranquillement, à petits coups d’investissements matériels et législatifs, organisent en toute conscience de cause une forme de discrimination entre les citoyens qui s’appuie sur, et se justifie par, la manière dont ceux-ci se déplacent. À ce titre, le BUCSO constitue une formidable métaphore. Le futur boulevard témoigne d’un état des lieux dans l’évolution de rapports de force qui, en trente ans, ont vu l’affaissement de la puissance des aménageurs, et du corps des Ponts, aménageurs dans les traces desquels de nouveaux venus, techniciens et idéologues du développement durable, viennent implanter leurs conceptions de ce que doit être une liaison routière de ce genre, en la vidant totalement de sa fonction d’origine. Mais il témoigne aussi de l’impasse dans laquelle s’engagent ces nouveaux concepteurs. Impasse financière, puisqu’automobilistes et utilisateurs de deux-roues motorisés, par leurs dépenses en véhicules et en carburant, et par les taxes qu’ils génèrent, financent un aménagement dont ils sont exclus au profit des cyclistes, passagers clandestins, et des usagers de transports en commun, lourdement subventionnés. Impasse économique, puisque, compte tenu de la longueur et de la singularité des trajets de chacun, il n’existe, pour ceux qui n’ont pas d’accès facile aux transports en commun, d’autre substitut à l’automobile que le deux-roues motorisé. Impasse politique enfin, puisque derrière la niaiserie du déplacement doux se profile une conception autoritaire de ce que doit être le citoyen d’aujourd’hui, enchaîné à son quartier, pratiquant le vélo à tout âge et dans toute condition physique comme une saine activité sportive, apportant sa contribution positive au bien-être collectif à travers sa participation à la vie locale, une conception, en somme, qui correspond idéalement aux propriétés des catégories intellectuelles moyennes et supérieures des centres-villes, et rejette toutes les autres.

le lobby prohibitionniste 1 : l’origine des représentations

Précédé par l’engagement direct des usines japonaises en compétition, amplifié par le succès commercial de modèles qui allaient entraîner la renaissance d’une pratique moribonde durant les années 1960, le développement explosif de la pratique de la moto au cours des année 1970 aura aussi des conséquences dans le domaine sportif. L’arrivée massive, dans le circuit des Grands Prix, de ces jeunes pilotes européens issus de compétitions nationales intenses, et dont les meilleurs pouvaient capitaliser une notoriété d’autant plus rémunératrice que l’audience de leur sport ne cessait de croître, entraîna un vif conflit entre ces nouveaux venus et les structures, matérielles, organisationnelles et symboliques d’un sport qui était, lui, resté en l’état, conflit qui porta essentiellement sur la question de la sécurité. La dangerosité de ces compétitions alors meurtrières tenait essentiellement aux infrastructures, les courses se déroulant sur des circuits traditionnels mal sécurisés et trop longs, comme celui du Nürburgring, tracés en partie sur des routes ordinaires, en ville comme à Brno ou à la campagne avec le circuit finlandais d’Imatra et son attraction unique, un passage à niveau, voire cumulant ces deux handicaps pour le cas symptomatique de la manche britannique du championnat du monde de vitesse, le Tourist Trophy couru sur l’île de Man. Épreuve de loin la plus dangereuse du programme, elle sera dès 1972 boycottée par les pilotes les plus prestigieux, tels Angel Nieto ou Giacomo Agostini, les seuls à pouvoir, sportivement et financièrement, se permettre le luxe de manquer volontairement un Grand Prix. L’arrivée, à la fin de la décennie, de pilotes américains, et en particulier de Kenny Roberts, qui disposaient du soutien direct des usines japonaises et donc des moyens de faire valoir leurs exigences, cristallisa une opposition qui conduisit à la grève, les pilotes refusant de participer aux épreuves les plus dangereuses. Dix ans de conflits trouvèrent, au début des années 1980, une solution avec l’abandon des circuits les moins sûrs. Les conséquences de ce succès se mesurèrent immédiatement sur la mortalité des pilotes : vingt-cinq victimes durant les années 1970, dont douze décès sur la seule île de Man, quatorze durant les années 1980, deux la décennie suivante, une lors de la décennie 2000. Pourtant, bien que l’épreuve ne figure plus depuis longtemps au programme du championnat du Monde, on court toujours le Tourist Trophy à l’île de Man, sur le même circuit, et avec les mêmes conséquences : trois morts pour l’édition 2011, dont un équipage de side-car, Kevin Morgan, le singe, et Bill Currie, le pilote lequel, âgé de 68 ans, participait à l’épreuve depuis 1967.

Gérer le risque

Dans Le risque calculé dans le défit sportif (L’Année sociologique 2002/2 p.351 – 369), Luc Collard analyse, en procédant à des comparaisons entre pratiquants de disciplines sportives distinctes, les « jeux sportifs dangereux » du motocross et de la plongée sous-marine d’une part, les sports plus calmes des tennismen ou des gymnastes de l’autre, la façon dont un échantillon de ces sportifs, tous d’un bon niveau, apprécient les dangers propres à leur sport. Malheureusement, son approche essentiellement mathématique et taxinomique, qui emprunte notamment à la théorie des jeux, le conduit à négliger des différences pratiques pourtant déterminantes entre les disciplines qu’il compare. Ainsi, si les plongeurs sous-marins « ne manifestent aucun intérêt pour les prises de risques », sachant à quel point les accidents, dans leur discipline, sont rarement bénins, et s’ils évitent « l’audace délibérée (…) car le jeu n’en vaut pas la chandelle, il y a tout à perdre et rien à gagner », le fait que les motocrossmen « également amateurs de jeux sportifs dangereux, apprécient les prises de risques délibérés » ne les transforme pourtant pas en écervelés incapables de mesurer les conséquences de leurs actes. Le motocross, qui se pratique à des vitesses relativement faibles sur des circuits au développement court et sur terrain mou, boue, sable, connaît de façon routinière des accidents corporels, lesquels sont très rarement mortels ; en cela, il s’oppose terme à terme à la plongée sous-marine. Et il n’y a rien d’illogique à avoir une approche différente du danger lorsque l’on risque, dans un cas, un poignet cassé et, dans l’autre, la noyade.

Mais Luc Collard ne se contente pas de cette comparaison binaire, puisqu’il s’intéresse à d’autres propriétés qui distinguent elles aussi les sports qu’il étudie : motocross et tennis sont des compétitions où les pratiquants affrontent directement leurs adversaires, et ils s’opposent en cela à la gymnastique avec sa performance solitaire et, plus encore, à la plongée. On comprend donc que, pour les tennismen et les motocrossmen, « l’enjeu compétitif en simultané » durant lequel s’affontent « ceux pour qui relever le défi est plus important que de protéger ses arrières » conduise à « (partir) à l’assaut d’une situation sans tenir compte de sa dangerosité ». À l’inverse, « en l’absence d’adversaire direct, la reconnaissance active de l’enjeu corporel et la capacité des acteurs à montrer qu’ils accomplissent leur « forfait » avec minutie, sans céder aux tentations irréfléchies » fournit aux plongeurs « l’occasion d’endosser certains traits de la force de caractère : le cran, l’intégrité et le sang-froid ». Il n’empêche : à un David Le Breton, théoricien de « l’ordalie », qui voit dans ces pratiques sportives qui n’apportent a priori à leurs adeptes aucun bénéfice quantifiable une occasion de « défier le carcan des normes sociales en tutoyant la mort », Luc Collard oppose un travail de terrain qui contredit les « affirmations préremptoires » et montre combien les praticiens de ces sports à risque cherchent avant tout à maîtriser celui-ci, au point de simuler des situations dangereuses lors des entraînements : l’important étant d’apprendre à garder le contrôle de soi en toutes circonstances, et, loin de lâcher prise lors des moments critiques et de s’abandonner à l’aléa, de posséder le sang-froid nécessaire, cultivé par la pratique, calculé par la rationalité, pour faire face avec les meilleures chances de succès à une situation périlleuse.

C’est bien ainsi que se comportent les compétiteurs des Grands Prix de vitesse moto. Pour le profane, le fait que ces pilotes se retrouvent parfois à faire frotter leurs carénages à des vitesses qui, en bout de ligne droite, dépassent les 300 km/h, vaut comme preuve incontestable de cette inconscience qui seule permet d’expliquer que l’on prenne des risques pareils, tandis que les chutes, fréquentes, spectaculaires, seront à coup sûr les seules scènes d’un Grand Prix moto qui, en France, auront les honneurs du journal télévisé. Ces incidents témoignent en tout cas de la force de cet enjeu compétitif dont parle Luc Collard, enjeu qui, parfois, quand les places sont chères et les compétiteurs débutants, conduit à aller trop loin. Ils sont, aujourd’hui, le plus souvent, sans conséquence, précisément parce que le long travail mené sur les circuits, la refonte totale de leur sécurité, la construction de nouvelles pistes comme à Brno ou en Catalogne, l’abandon même de certaines épreuves comme la Finlande ont aujourd’hui comme conséquence que ces chutes, autrefois mortelles, se soldent désormais par une clavicule cassée. Ainsi, depuis trois décennies, la dangerosité des Grands Prix moto, et leur mortalité, a rejoint celle de ces disciplines que seul un Luc Collard considèrera comme ce qu’elles sont effectivement, des sports à risque, le ski, le cyclisme. Sans doute l’évolution du statut du risque dans la société en général, cette civilisation des moeurs chère à Norbert Elias et à laquelle se réfère Luc Collard, aurait-elle de toute façon contraint les organisateurs à améliorer la sécurité des pilotes : il se trouve que, historiquement, les choses ne se sont pas passées ainsi, et qu’ils doivent à leur seule action collective d’avoir obtenu ce résultat eux qui, pourtant, pratiquant un sport où chacun lutte contre tous les autres, et dans lequel la diversité des nationalités ne favorise pas les rapprochements, ne semblaient pas les plus aptes à faire efficacement valoir leurs revendications. En d’autres termes, loin des surhommes, ou des têtes brûlées, que le sens commun imagine voir en eux, les pilotes moto ne sont pas seulement avant tout soucieux, en sportifs, mais aussi en professionnels rémunérés, de leur sécurité : il sont, lorsqu’on leur impose des conditions de travail dans lesquelles le risque à la fois atteint un niveau inacceptable, et découle non pas de la compétition elle-même, mais de l’inertie de ses organisateurs, parfaitement à même de lancer un mouvement social couronné de succès, et qui conduira à un état stable où leur sport malgré tout risqué se déroule dans des conditions de sécurité qu’ils n’ont plus ni raison ni occasion de contester.

Pourtant, le Tourist Trophy existe toujours sur l’Île de Man, et sa dangerosité extrême demeure. Expliquer cette situation implique sans doute d’appeler à la rescousse un certain nombre de traits culturels et sociaux. Ainsi, ces épreuves de vitesse sur circuits routiers, en Europe, ne se rencontrent aujourd’hui plus guère qu’au Royaume-Uni, où il n’est pas concevable qu’une régulation étatique viennent s’opposer à la libre volonté de participants qui ne sont plus contraints de l’être par le calendrier sportif, où l’on rencontre aussi la force d’une tradition qui, dans un pays qui domina longtemps, en matière sportive et industrielle, le monde de la moto, reste prégnante. Les participants au Tourist Trophy sont, pour l’essentiel, des pilotes amateurs ou des professionnels retraités pour lesquels le prestige de l’épreuve, souvent purement national, voire local, compense sa dangerosité, une situation que l’on retrouvera dans d’autres cas particuliers, comme le rallye Paris-Dakar, lui aussi meurtrier. Impossible, on le voit, de recourir à des explications autres que singulières et conjoncturelles pour comprendre le maintien d’une épreuve aussi anachronique sur le plan de la sécurité. Sans doute le Tourist Trophy possède-t-il une dimension anthropologique, celle d’une épreuve sans équivalent dont les concurrents ne peuvent ignorer à quel point ils mettent objectivement, en y participant, leur vie en danger, épreuve dont ils ne retireront que des satisfactions symboliques, en terme de prestige, en termes aussi d’accomplissement personnel. Mais leur choix de prendre le départ, purement individuel, délivré des contraintes institutionnelles, peut difficilement justifier d’une analyse sociologique. Et, même en se limitant au cadre de la vitesse moto, il ne peut en aucun cas prétendre à quelque représentativité que soit, sinon pour rappeler les conditions de travail qui, historiquement, ont été celles des pilotes durant les années 1950 et 1960. Avec le Tourist Trophy, on se trouve indiscutablement en présence d’une épreuve extrême : mais, justement à cause de cela, elle est aussi unique, délaissée, et totalement marginale. Et ce qui vaut dans la compétition peut aisément se transposer à la pratique quotidienne de la moto.

Cultiver les représentations

On peut fort bien illustrer l’écart entre extrême et quotidien au moyen d’une simple comparaison des statistiques de mortalité sur deux circuits tous deux tracés sur la voirie ordinaire, celle que tout le monde emprunte à des fins utilitaires, mais qui se distinguent radicalement par l’emploi qui est le leur, celui sur lequel se court le Tourist Trophy de l’Île de Man, et le boulevard périphérique parisien. Avec quatre catégories, avec le plus souvent deux courses par catégorie, avec la formule propre à cette épreuve d’une course individuelle contre la montre, laquelle explique le nombre considérable des engagés, un total approximatif de 450 pilotes et passagers ont participé à l’édition 2011 du Tourist Trophy. Le bilan s’élève donc à trois morts, soit, pour les participants, une chance sur 150 d’avoir un accident mortel. Sur le périphérique parisien, on mesure une fréquentation journalière de l’ordre de 1,2 millions de véhicules, avec un trafic approximativement constitué, selon le bilan 2010 de la sécurité routière publié par la Préfecture de police, de deux-roues motorisés à hauteur de 17 %. On peut donc grossièrement estimer que, chaque année, scooteristes et motocyclistes effectuent un peu moins de 75 millions de trajets sur le périphérique, boulevard sur lequel, en 2010, on a dénombré un seul mort. Un motocycliste possède donc 500 000 fois moins de chances de trouver la mort en roulant sur le périphérique qu’en participant au Tourist Trophy.

Et la comparaison n’est pas aussi artificielle qu’on pourrait le penser au premier abord. Les concurrents du Tourist Trophy, amateurs pour l’essentiel, utilisent en effet des motos à peine différentes des supersports que l’on croise quotidiennement sur le périphérique, même si celles-ci représentent une part infime du trafic. En d’autres termes, ce n’est ni la puissance de la moto, ni l’usage qui en est fait, et pas nécessairement les capacités de son propriétaire ni les intentions de son acheteur qui permettent de distinguer la façon dont les motards utilisent des machines du même type sur ces deux catégories de circuits, mais bien le fait que l’on ne se comporte objectivement pas de la même manière quand on prend un risque sportif incontestablement élevé, et que bien des pilotes professionnels considèrent comme très au-delà de ceux qu’ils acceptent de prendre durant leur carrière, et quand on utilise la voie publique pour aller au travail le matin, et rentrer chez soi le soir. Confondre ces centaines de milliers d’usagers ordinaires avec les quelques individus qui, ne parvenant pas à bien saisir la différence entre ces deux genres de circuits, font de temps à autre les gros titres des dépêches de presse, revient à considérer que tous les cygnes sont noirs, au prétexte qu’il arrive parfois que la police en attrape un.

Pourtant, depuis l’origine, que l’on peut situer au milieu des années 1970, de la politique de sécurité routière qui s’applique aux motocyclistes, toute une catégorie de justifications produites par les autorités à l’appui de leurs décisions se caractérise par cette volonté d’ignorer une telle distinction, quand bien même elle se traduirait de la manière la plus évidente, aussi bien dans l’expérience quotidienne qu’à travers les données plus rationnellement fondées de l’accidentalité. Tournant le dos à une réalité qu’elles ne veulent pas connaître, ces justifications mettent en scène, à travers un bavardage pseudo-savant qui rejoint ces variations du système de légitimation dont Luc Boltanski donnait quelques exemples dans son article paru en mars 1975 dans les Actes de la recherche en sciences sociales, un imaginaire extrêmement pauvre qui voit les motards comme des individus privés d’autonomie intellectuelle, asservis à leurs machines, et incapables d’agir autrement qu’en exploitant en toute circonstance et sans retenue toutes les capacités de celles-ci. Présentes notamment dans les écrits d’un Christian Gérondeau, à la fin des années 1970, ces représentations restent, aujourd’hui encore, efficaces, comme en témoigne un objet récent et très singulier, même s’il peut sembler mineur.

Il s’agit d’un rapport produit en 2007 et répondant à une commande des préfectures de la région Aquitaine et du département de la Gironde, commande dont il n’a malheureusement pas été possible de retrouver les termes. Censé aider à comprendre les attitudes à l’égard du risque des seuls motards, titulaires donc du permis moto, dans leur pratique quotidienne, il est l’oeuvre de trois experts, Aurélie Chêne, universitaire spécialiste de la communication, Patrick Baudry, sociologue enseignant à l’université de Bordeaux 3 et Xavier Pommereau, psychiatre au CHU de Bordeaux. Au même titre qu’un David Le Breton dont il partage l’approche comme les sujets d’étude, Patrick Baudry s’intéresse aux mises en danger volontaires de son intégrité physique, selon une démarche elle aussi sans lien avec la pratique scientifique ; Xavier Pommereau est quant à lui spécialiste du suicide chez les adolescents.

La démarche de la préfecture se révèle donc riche de sens. Si elle fait appel à des experts du monde social, c’est qu’elle pense être confrontée à l’un de ces grands problèmes de société face auxquels, parce qu’ils sortent du champ de la normalité administrative et de la manière dont elle gère les difficultés banales, elle se considère comme impuissante, ce qui la conduit à réclamer le secours de spécialistes disposant d’un savoir qui lui fait défaut. Et la déviance adolescente sous toutes ses formes, délinquance, consommation de drogue ou d’alcool, prises de risques de tous ordres, forme à la fois un des thèmes les plus fréquents dans ce type de recours, un des plus anciens, et un des plus prisés. Elle a donc généré son bataillon de spécialistes, dont font partie Xavier Pommereau et Patrick Baudry, spécialistes dont l’intervention est d’autant plus nécessaire que, s’adressant à des adolescents, et donc à des mineurs, la préfecture ne peut ni rester passive ni se contenter de sa manière ordinaire de faire, en restant à l’intérieur du domaine de la loi et de son application. Or, comme on vient de le voir, les compétences des experts en question, qui ignorent tout du monde de la moto, s’exercent dans un sens très particulier et sur un objet précis, sur lequel ils ont déjà eu l’occasion de collaborer. Ils auront, de plus, contrairement à leur habitude, affaire ici à des adultes, souvent déjà d’âge mûr. Deux fonctionnaires participeront aussi à ce travail, un officier de police, chef de projet sécurité routière, et un agent du Centre technique de l’équipement qui exerce également la fonction de Monsieur vélo, réseau créé en 2006 et reproduisant, à petite échelle, celui qui existait pour la moto depuis plus de dix ans. A l’inverse le M. Moto départemental, dépositaire officiel des compétences en la matière au sein de la préfecture, ne sera visiblement pas consulté. Le contrat des chercheurs, en d’autres termes, comprenait à la fois des clauses implicites, et une stratégie visant à éliminer d’avance les mauvaises surprises : et en effet, les objectifs seront tenus.

Obéissant à une méthodologie d’apparence éprouvée même si les auteurs évitent de la détailler, recherche documentaire, entretiens nombreux mais d’une durée inconnue avec des acteurs du monde motard, observations d’événements tels les coupes Moto Légende, « le plus grand rassemblement de motos de collection et d’exception », le rapport étonne par l’usage extrêmement pauvre qu’il fait d’un matériau pourtant, a priori, riche. Sa façon de prendre au mot, de paraphraser même, des contenus de nature publicitaire, son regard normatif sur des pratiques qui ne sont presque jamais décrites comme ce qu’elles sont, le quotidien d’usagers de la route qui ont comme caractéristique essentielle de ne pas être des automobilistes, mais qui sont toujours ramenées à une dimension mythique et se déroulent dans un monde ésotérique peuplé de pilotes, et pas de conducteurs, lesquels semblent appartenir à une espèce distincte du commun des mortels au point que l’on en vienne à s’étonner qu’ils ne soient pas, selon le vocable en usage en Italie, qualifiés de « centaures », donnent à la fois l’impression que ses auteurs n’ont pas cherché autre chose que la confirmation de leurs préjugés, et qu’ils n’ont pas non plus trouvé utile de perdre trop de temps à traiter une commande qui sort de leur champ d’activité habituel et semble les avoir fort peu intéressés.

À ce titre, avoir pris comme terrain les coupes Moto Légende constitue un choix fortement significatif, lequel contraindra étroitement le matériau ainsi recueilli, qui peut difficilement prétendre à quelque représentativité que ce soit tout en correspondant parfaitement aux attentes du chasseur de mythes. Le circuit de Dijon accueille en effet chaque année une manifestation unique, qui voit tourner, au guidon de machines de compétition d’époque, survivantes capricieuses qui nécessitent les soins attentifs de propriétaires passionnés, d’anciens pilotes de Grand Prix dont certains, tel Phil Read pour l’édition 2011, ont effectivement acquis une dimension héroïque. Un tel événement permet de saisir le quotidien du motard avec autant de pertinence que le meeting aérien de l’Amicale Jean-Baptiste Salis celui du pilote d’un avion léger. Passer sous silence la singularité de cette manifestation, et la spécificité du public qui y prend part, ignorer aussi, de manière plus globale, à quel point les rassemblements de ce type, à l’inverse des concentrations des années 1970, sont devenus rares et n’attirent désormais plus qu’une fraction marginale des usagers de deux-roues motorisés, permet à l’inverse de continuer à filer la fiction du mythique, de l’extraordinaire, du surhumain, qui parcourt le rapport. Pas forcément fausse mais aussi singulière qu’essentialiste, généralisant abusivement des situations toujours particulières, privée tant de données sociométriques que d’une approche sociologique des populations étudiées, la vision du monde motard que donne le rapport se révèle, au fond, totalement désuète : décrire celui-ci tel qu’il a peut-être été lorsque la moto n’attirait plus que quelques milliers d’irréductibles ne fournit aucun élément permettant d’éclairer son état actuel. Difficile de concilier cette volonté de ne voir la moto que comme une machine d’exception avec la statistique des permis moto délivrés chaque année, et grâce à laquelle on se rend compte que cet objet mythique et exclusif peut désormais être légalement conduit par un homme de moins de quarante ans sur quatre. Le commanditaire du rapport, en d’autres termes, n’en a pas forcément eu pour son argent : il peut, par contre, être assuré de ne pas trouver dans ce travail d’universitaires de quoi modifier ses représentations.

Il y a naturellement quelque chose d’anecdotique à étudier un corpus composé d’un seul élément ; malheureusement, il est difficile de faire autrement. Il ne semble pas, en effet, que la puissance publique ait jugé bon, aujourd’hui comme hier, de financer d’autres travaux du même type. À titre d’exemple, le rapport « Gisements de sécurité routière : les deux-roues motorisés » publié en 2007 sous la responsabilité du préfet Régis Guyot, et dont les premières pages, et la conclusion, sont disponibles en ligne, se place, lui, dans un cadre bien plus traditionnel, celui d’un travail en commission avec auditions de personnalités, expérimentations diverses et compilation de données, avec comme objectif de produire une série de recommandations pratiques. Rien ne permet donc de rapprocher ces deux genres de littérature administrative, et si les rapports comme celui du préfet Guyot sont assez communs, le travail des universitaires aquitains semble bien unique en son genre.

Aussi sera-t-il plus pertinent, si dissemblables que soient leurs natures, de comparer, dans le domaine du risque, les approches de Patrick Baudry et Xavier Pommereau à celle de Luc Collard, une tâche pas nécessairement aisée dans la mesure où, assez rapidement, celles-ci se révèlent mutuellement exclusives. Pourtant, au départ, tous s’intéressent à la même chose, la manière dont une population confrontée à un risque à la fois grave, puisque potentiellement mortel, et significativement plus élevé que celui qu’affrontent d’autres catégories, ici les tennismen ou bien les automobilistes, va prendre en compte cette situation. Chez Luc Collard, la précaution accompagne indissociablement la pratique des sports à risque, et leurs adeptes, par une série de mesures pratiques qui vont de l’équipement à l’entraînement, feront tout pour limiter les conséquences d’accidents éventuels : ils agiront, en somme, en adultes. Pour Patrick Baudry et Xavier Pommereau, la stratégie du motard face au risque relève de la dénégation. À partir de fragments d’entretiens, ils décriront ainsi toute une série de réactions de motards, considérer, par exemple, qu’une chute lors d’une leçon de conduite ne peut être qualifiée d’accident, croire en la vertu salvatrice de son expérience ou des capacités d’accélération de sa machine, ou bien, en dernier recours, avoir de l’accident une conception fataliste, ce qui « a pour conséquence de détacher l’accident de tout risque de mort ». Chaque fois, ces conceptions pragmatiques seront contredites par des experts, formateurs, concessionnaires, médecin spécialiste de rééducation ; le discours du sens commun motard, en d’autres termes, sera systématiquement invalidé et ramené à ce que les auteurs du rapport veulent qu’il soit : des propos immatures de gens inconscients des risques qu’ils prennent.

Il aurait pourtant suffit de poser quelques questions, de dresser par exemple le catalogue des équipements de sécurité facultatifs que les motards achètent, de chercher à savoir combien d’entre eux suivent des formations complémentaires tout autant facultatives, ou de s’intéresser aux raisons pour lesquelles les débutants choisissent pour l’essentiel, sans subir de contrainte légale pour ceux qui ont passé le cap des 21 ans, des motos de faible puissance, de faire, en somme, guidé par son terrain, un peu de sociologie, pour dresser un portrait du motard radicalement différent, et bien plus proche de la réalité. Emprunter cette voie aurait permis de mettre au jour, dans le sillage de Luc Collard, une culture de sécurité propre aux motards, culture que l’on retrouvera rarement chez les automobilistes convertis au scooter. On se rend pourtant compte, en consultant des statistiques qui distinguent depuis peu ces deux catégories de motocyclistes, que les seconds ont autant, voire plus d’accidents que les premiers, même si le caractère essentiellement urbain de ceux-ci les rend moins graves.

Les utilisateurs de scooters, pourtant, n’intéressent pas la préfecture d’Aquitaine. Ces usagers, objets de l’attention du préfet Guyot, seront spécifiquement exclus du Rapport sur la pratique de la moto. Limiter celui-ci à une catégorie qui n’est pas tant réglementaire que culturelle et sociale, prendre en compte la moto sous le seul angle du risque revient à relier par un lien de causalité mécanique deux propriétés parfaitement distinctes, rouler à moto, et adopter des comportements dans lesquels on se met en danger. Facile, dès lors, de conclure que l’on choisit la moto par amour du risque, et pas en dépit de celui-ci. Il ne reste, dès lors, qu’à apporter la caution de l’universitaire aux représentations négatives de l’administration, et la boucle est bouclée et le contrat rempli à la satisfaction de tous.

la concertation

Une des difficultés de l’analyse des politiques publiques, et en particulier de ce processus qui gouverne leur élaboration, puis leur mise en œuvre, peut se résumer dans un paradoxe : on dispose toujours, à leur sujet, du moins tant qu’elles ne sont pas couvertes par un secret particulier, d’une quantité souvent considérable de données, rapports préalables, compte-rendus de concertations, textes règlementaires, audits. Et malgré tout, il est très difficile à la fois de mesurer la pertinence de ces éléments d’information, et de déterminer s’ils permettent bien de décrire les choses de la manière dont elles se sont effectivement passées. Il existe, bien sûr, une tentation : celle de postuler la stricte neutralité des agents de l’État, la transparence des procédures suivies, lesquelles sont présupposées entièrement déterminées par des contraintes légales, la parfaite adéquation entre une politique telle qu’elle est menée, et les documents officiels qui la décrivent, la tentation, en somme, de croire que les archives disent tout, et qu’il n’existe d’autre difficulté que d’y accéder. Mais sans doute, en particulier lorsque la politique en question s’élabore contre, ou avec, un groupe social qui dispose de ses propres instances de représentation, lorsque, donc, l’administration, sa structure, ses corps de fonctionnaires, se trouve forcée de composer avec un adversaire remuant, organisé, et informé, cet écart entre les faits et l’image qu’en garde les archives atteint-il des sommets. On disposera alors, lorsqu’une politique se met en place non pas par la seule volonté du pouvoir, mais à la suite d’une négociation avec un tel partenaire, d’un matériau abondant, provenant de sources officielles aussi bien que des archives du partenaire en question, et des souvenirs des acteurs, sans pour autant pouvoir déterminer dans quelle mesure ce qui a été dit, et parfois décidé, correspond bien à ce qui a été appliqué.

Tel est bien le cas pour la situation dont il sera question ici, et dont on cherchera, en particulier avec l’aide du recul du temps, à savoir dans quel mesure ce qui a été collectivement décidé est bien entré en œuvre. Il s’agit d’une concertation organisée par le ministère des Transports et la Délégation à la sécurité routière et qui, se déroulant sur plusieurs mois, avait comme objectif, grâce à la participation d’individus qualifiés et supposés représenter l’ensemble des intérêts en jeu, et la FFMC parmi d’autres, grâce à un travail s’effectuant pour l’essentiel à l’intérieur de commissions spécialisées, de faire un état complet des problèmes touchant les utilisateurs de deux-roues motorisés, et de chercher à y apporter des solutions pertinentes. Ceux qui connaissent un peu l’actualité s’étonneront sans doute que l’on juge ainsi un processus entamé en juin 2009, et toujours en cours. Mais il n’en est rien : en effet, cette concertation-là s’est déroulée de mars à décembre 1982, voilà donc près de trente ans.

expériences préalables

Et celle-ci, de plus, avant d’avoir commencé, avait déjà une histoire, qu’il est possible de reconstituer à partir des archives des ministères des Transports et de l’Intérieur versées d’une manière qui semble assez aléatoire aux Archives Nationales et qui sont, pour l’heure, conservées à Fontainebleau. Le 23 mars 1981 à la mairie de Suresnes, ville dont le sénateur-maire socialiste, Robert Pontillon, avait fourni à la toute jeune Fédération Française des Motards en Colère son premier local, la Fédé organise de concert avec l’Association de Défense de la Conduite Automobile, réseau d’auto-écoles indépendantes qui, en particulier en la personne de son secrétaire général, Maurice Pissaruk, l’accompagna dans ses premières actions, un « colloque » livrant des « réflexions sur le phénomène moto » et des « mesures susceptibles d’assurer la sécurité des motocyclistes ». L’intérêt de cette journée tient sans doute moins dans sa conclusion – l’abandon du permis moto mis en place par Christian Gérondeau, alors Délégué à la sécurité routière, avec ses trois déclinaisons A1/A2/A3, les épreuves qui lui étaient associés, et les catégories de véhicules qu’il générait, en particulier ce 80cm³ avec sa vitesse limitée par construction à 75 km/h – que dans les propriétés de ses participants. Outre de nombreux membres de la FFMC et de l’ADECA, on retrouve en effet des élus, députés et sénateurs communistes ou socialistes, leurs homologues de l’UDF et du RPR, invités, étant mentionnés comme « excusés », les dirigeants du syndicat national des inspecteurs et cadres du Service National des Examens du Permis de Conduire, qui prendront soin de préciser que « les examinateurs n’ont jamais été consultés jusqu’à ce jour pour déterminer les modalités d’examen. Ils entendent maintenant exiger de participer pleinement à l’élaboration de nouvelles mesures », un journaliste de Moto-Journal et un représentant de la chambre syndicale des importateurs de motocycles.
La liste des participants au colloque constitue ainsi le négatif exact d’un groupe constitué deux ans plus tôt, lors d’une consultation organisée en 1979 pour déterminer les modalités pratiques du nouveau permis alors en gestation. Maître d’œuvre, le ministère des Transports y avait convié la Prévention Routière, association créée en 1949 par des sociétés d’assurance longtemps restées sous tutelle publique et intimement liée à l’appareil d’État, les grands réseaux d’auto-écoles, une chambre syndicale qui était celle de la réparation automobile, un syndicat d’enseignants de la conduite, la police et la gendarmerie, le tout placé sous la responsabilité du directeur du SNEPC. À deux années d’écart, sur un thème identique, ces réunions qui, chacune, par leur nature même de consultation, impliquaient le recours à des experts d’origine variée, ont pu satisfaire cette exigence tout en faisant appel à des acteurs absolument distincts. Chaque organisateur mobilise pour l’occasion son réseau, constitué selon le principe de sélection qui lui est propre et le définit dans l’espace social. Pour le Ministère, il s’agit d’un axe institutionnel, avec la participation des services de l’État, de ses interlocuteurs attitrés, représentant des constructeurs ou des auto-écoles, et de la Prévention Routière. À la FFMC, on retrouve un axe militant, avec des élus de gauche, des syndicalistes, et l’ADECA, réseau d’auto-écoles à la fois associé à la FFMC, et luttant contre les grandes entreprises du secteur.
En conclusion de son colloque, la FFMC appelait à « mettre en place à partir de l’actuelle assemblée une commission nationale moto ouverte à tous ceux qui ont compétence pour y participer », sans préciser plus avant le programme qu’aurait à étudier une telle commission. Mais pour qu’elle soit entendue, plusieurs relances seront nécessaires. Le 23 décembre, le 9 février, le 23 mars, trois courriers signés Jean-Marc Maldonado, porte-parole officiel et dirigeant réel de la Fédération, parviennent au ministère de l’Intérieur. Utilisant le registre de la menace, celui du boycott des 80 cm³ produits en France, celui aussi d’un retour dans la rue, ils jouent de la proximité politique entre la FFMC et le nouveau pouvoir, et emploient les arguments classiques de la déception et de la trahison des attentes, opposant les promesses électorales d’un François Mitterrand évoquant la mise en place d’une « plan d’urgence pour la sécurité routière » élaboré avec « les représentants des enseignants et des usagers » aux décisions prise lors du Comité Interministériel de Sécurité Routière du 19 décembre 1981, qui ne prévoyaient pas de remettre en cause le permis moto en trois étapes élaboré par Christian Gérondeau. Bien que ces quelques documents, avec les commentaires qui les accompagnent lorsqu’ils sont transmis de l’Intérieur aux Transports, avec aussi les soulignements qui relèvent les arguments efficaces, ceux qui par exemple mettent en scène les motards comme manifestants, mais aussi comme électeurs déçus, ne permettent d’échafauder que de fragiles hypothèses, on a un peu l’impression d’assister à un jeu entre trois personnages, la FFMC, le tout nouveau pouvoir socialiste, et une haute fonction publique toujours représentée par les mêmes acteurs. Tout se passe comme si la FFMC endossait ici plusieurs costumes, celui de l’organisation militante capable de mettre ses troupes dans la rue, celui du compagnon de luttes d’un nouveau pouvoir au succès duquel elle a contribué, celui aussi, avec le réseau qu’elle a commencé à construite, d’une capacité d’expertise sans guère d’équivalent dans l’univers de la moto. À ces rôles, le pouvoir politique en ajoutera bientôt un autre, faisant des motards le levier qui, contre la haute fonction publique, mettra en marche une nouvelle politique de sécurité routière, prototype d’un modèle bien plus vaste, celui de la politique participative. On trouvera plus loin bien des éléments venant confirmer ces hypothèses.
Et les pressions seront efficaces puisque, le 16 avril 1982, Pierre Mayet, nouveau Délégué à la sécurité routière à peine nommé à la place de Christian Gérondeau, annoncera la mise en place d’une commission chargée d’étudier « les problèmes spécifiques de sécurité posés par l’usage de la motocyclette », et plus particulièrement ceux liés aux infrastructures, aux véhicules, et à la formation des conducteurs. Dès le 30 avril suivant, la Commission nationale motocycliste commencera ses réunions.

autour de la table

Réunir l’ensemble des parties intéressées, hauts fonctionnaires aussi bien que militants motards, pour évoquer toutes les questions touchant à la sécurité des motocyclistes impliquait un programme aussi complexe que varié : l’intérêt, l’originalité sans doute, de la concertation de 1982 tient au fait que celui-ci a été tenu, l’a été dans des délais courts puisque les conclusions finales seront rendues au moins de décembre de la même année, neuf mois après l’ouverture des débats, et a donné lieu à un travail intensif en partie conduit lors de rencontres mensuelles, et parfois bi-mensuelles, et en partie mené avec des expérimentations de terrain, à l’autodrome de Monthléry où le ministère des Transports possédait une piste d’essais. Cinq sous-groupes seront constitués, travaillant chacun de manière indépendante tout en rendant compte de la progression de leurs débats, puis de leurs conclusions, à la Commission qui, elle aussi, tiendra régulièrement séance. Leurs champs d’activité seront, respectivement, la formation, les infrastructures, le véhicule, les statistiques et les assurances. Et chaque sous-groupe comprendra des représentants de toutes les parties, réunissant ainsi autour de la table les divers ministères avec leurs spécialistes du domaine siégeant en tant que tels au Comité interministériel de sécurité routière, par exemple le directeur du Service des examens du permis de conduire pour les Transports, un membre de la sous-direction de la règlementation et du contentieux pour l’Intérieur, ou la direction des Assurances pour les Finances ; ils seront accompagnés par des membres des diverses forces de l’ordre, police, gendarmerie, CRS. La Prévention Routière, l’ONSER, organisme d’études de la sécurité routière depuis lors absorbé par l’INRETS, les compagnies d’assurances complètent la représentation de l’Etat et des structures qui lui sont, depuis longtemps, associées. Côté motards, la FFMC marque fortement sa présence, avec, parfois, comme dans le groupe infrastructures, jusqu’à cinq représentants ; l’ADECA l’accompagne dans le groupe consacré à la formation. De fait, on retrouvera autour de la même table, par nécessité côté FFMC, parce que le changement politique n’a pas eu de conséquence sur leur carrière côté hauts fonctionnaires, précisément les mêmes personnes qui, jusque là, chacune de leur côté, cherchaient à influer sur la politique publique relative à la moto, ou bien la déterminaient. Dans cette concertation se retrouvent les individus même qui, côté FFMC, participaient au colloque du 23 mars 1981 et, côté administration, ont élaboré dès 1979 la réforme de Christian Gérondeau. Dans ce débat qui réunit pouvoirs publics et usagers, seuls manquent les politiques.

La grande hétérogénéité des questions traitées, leur plus ou moins grande pertinence, l’apport ponctuel de spécialistes, du Laboratoire Central des Ponts et Chaussées par exemple, et, parfois, des éléments plus conjoncturels, expliquent largement pourquoi la lecture des rapports rendus en conclusion par les divers sous-groupes paraissent d’un intérêt bien inégal. Ainsi en est-il des assurances, groupe à l’intérieur duquel « la discussion a été franche et ouverte » (compte-rendu de la Commission, 30 juin 1982, p. 4). Elle l’était sans doute d’autant plus qu’elle se produisait quelques mois après le lancement, par la FFMC, de la souscription qui devait permettre la constitution du dépôt de garantie grâce auquel, en septembre 1983, la mutuelle d’assurance du mouvement motard verra le jour. Réponse de la FFMC à la forte hausse des cotisations d’assurance qui avait suivi la libération des tarifs, en 1979, la création de cette mutuelle vidait ainsi le débat de sa substance. Aussi le rapport final du groupe Assurances, extrêmement concis, se limite-t-il à un plaidoyer pro domo des sociétés d’assurance, en réponse aux griefs qui leur était adressés par la FFMC. Pour celle-ci, et pour Jean-Marc Maldonado, les primes majorées dont devaient s’acquitter les jeunes conducteurs, avec comme conséquence un défaut d’assurance significatif, représentaient un axe de revendications majeur, exemplaire de la politique « anti-jeunes » que le porte-parole de la FFMC associait au pouvoir giscardien. En réponse, le rapport du groupe de travail justifiait le montant de ces primes par une « qualité du risque (…) bien inférieure à (celle) d’une personne plus expérimentée », et contestait les chiffres avancés par la FFMC selon laquelle on trouvait chez les jeunes conducteurs « 20 % de non-assurés ».
Chargé de répondre aux questions qui lui seraient adressées par les autres groupes de travail et « d’effectuer un cadrage général sur le problème », façon sans doute diplomatique de dire à quel point sa mission, et son utilité, étaient difficiles à définir, le groupe statistiques ne tiendra que deux sessions, pour conclure « qu’on sait peut de chose », par exemple sur le kilométrage annuel parcouru par les motocyclistes, ou même sur les accidents dans lesquels ils sont impliqués, puisque « les données disponibles permettent un cadrage général sur le problème mais pas une analyse fine » (compte-rendu de la Commission, 30 juin 1982, p. 2). Le groupe suggère une amélioration des statistiques d’accidents qui différencierait les motocyclettes légères, 80 et 125 cm³ des grosses cylindrées, et, pour la question du kilométrage, propose de s’en remettre à l’enquête périodique Transports et Déplacements de l’INSEE.
Elles aussi d’ampleur modeste, les recommandations du sous-groupe véhicules se limitaient pour l’essentiel à proposer une « utilisation des phares blancs pour mieux différencier les motocyclettes des voitures particulières » et un « meilleur éclairage des véhicules agricoles en rendant obligatoire l’usage du gyrophare ». Ces mesures, pourtant, ont une histoire. Car l’emploi des phares blancs était une revendication d’une FFMC alors à la recherche de nouveaux motifs de mobilisation, laquelle incitait ses sympathisants à remplacer leurs ampoules jaunes alors obligatoires par des blanches, interdites ; quant à l’équipement des véhicules agricoles avec des gyrophares, il s’agit d’une demande portée par Patrick Robinet, alias Bikette, tête d’affiche et militant très actif du mouvement motard et qui, habitant les Ardennes, était directement concerné par une question qui, disait-il dans un entretien, mobilisait fort peu les Marseillais. Il explique, dans la même entretien, la manière dont cette très modeste avancée a pu, de haute lutte, être obtenue :
« Nous dans les réunions qu’on avait dans les ministères on nous disait mais attendez, les accidents avec les engins agricoles ça fait 120 morts par an, alors je leur disais : « vous mettez ça sur le rapport et que ça soit écrit », et puis c’est trop cher, les agriculteurs pourront jamais se le payer et parallèlement à ça la Prévention Rurale (…) fait une promo sur les gyrophares, alors nous on monte un dossier, on discute avec les énarques, hauts fonctionnaires et tout ça y disent non, on peut pas, je dis : « on peut pas, regardez, la Prévention elle le paye ». Un mois après ils avaient accepté qu’on mette des gyrophares. Nous, au niveau de la sécurité, c’est important. (…) Et ça, c’est un des trucs que la Fédération a obtenu mais après un combat terrible.« 

sujets majeurs

Mais l’essentiel de la concertation se résumera en deux thèmes centraux, qui, en plus de nombreuses réunions, donneront lieu à des expérimentations de terrain, qui, aussi, conduiront aux résultats les plus fructueux et qui, enfin, répondaient chacun à une logique propre. Le sous-groupe formation avait à s’occuper de l’exigence essentielle de la FFMC, l’abandon de la réforme élaborée par Chrsitian Gérondeau et entrée en vigueur au 1er mars 1980, avec ses trois permis de difficulté croissante et les trois catégories de motocycles auxquelles ils donnaient accès dont deux, le 80 cm³ et la 400 cm³, avaient été inventées pour l’occasion. Les débats, fournis, techniques, et parfois animés, conduisirent assez vite à des recommandations qui prévoyaient le retour des 125 cm³, l’abandon des 400 cm³ et, donc, la fusion des motocycles de plus de 125 cm³ en une catégorie unique, et un projet d’élaboration d’un permis pour les cyclomoteurs. Grossièrement, ces principes revenaient à retrouver la situation antérieure à la réforme Gérondeau : aussi, les détails, des épreuves pratiques en particulier, seront-il longuement et âprement discutés, puisque les procès-verbaux de séance consigneront par exemple le barème de points à attribuer, seconde par seconde, à l’épreuve sur plateau qui se déroule en temps limité. Car si Christian Gérondeau avait comme objectif avoué de décourager l’accès à la moto en rendant le permis nécessaire aussi sélectif que possible, la FFMC défendait une position qui, tout en « refusant d’avaliser un permis-cirque tels qu’ils sont aujourd’hui » (compte-rendu du groupe Formation, 26 octobre 1982, p.2) acceptait des épreuves au contenu plus complexe, et donc plus difficiles que celles du permis d’avant 1980. On a, en somme, affaire à une situation où les deux conceptions antagonistes de la FFMC et des fonctionnaires des Transports et de l’Intérieur vont se retrouver dans un compromis qui sera longuement négocié, testé sur le terrain à Monthléry avec la participation des motocyclistes de la police et de la gendarmerie et qui, en fait, n’entrera pas en vigueur avant le 1er janvier 1985, après que se soit déroulé un autre cycle de rencontres dont il sera question plus bas.

Circonstancielle, la négociation autour de la définition des permis moto et du contenu des épreuves y donnant accès relevait en fait d’une opportunité politique exploitée par la FFMC. A l’inverse, l’adaptation aux propriétés des deux-roues motorisés d’infrastructures exclusivement pensées pour les véhicules à quatre roues et les automobiles en particulier était alors, et reste aujourd’hui, une question récurrente. Elle soulève un problème théorique, celui de la prise en compte, dans une infrastructure destinée au public le plus large et donc financée par ce même public, d’une catégorie minoritaire d’usagers dont les besoins spécifiques ne sont guère partagés, et de façon partielle, que par une autre catégorie tout autant minoritaire, les cyclistes. Et la concertation fournira précisément l’occasion d’une relation directe entre, d’un côté, ces usagers qui possèdent une expérience concrète de ces aménagements, avec les conséquences que des conceptions erronées et des matériaux inadaptés entraînent sur leur sécurité, et, de l’autre, avec notamment le Laboratoire Central des Ponts et Chaussés, le Sétra, les services techniques du ministère de l’Intérieur, tous les agents de l’État directement en charge, depuis l’élaboration des normes jusqu’à la pose des produits, de la conception, de la fabrication et du contrôle de ces mêmes aménagements. Pour les premiers, l’enjeu sera de réussir à faire comprendre aux seconds les risques auxquels ils sont exposés, et à faire légitimer les solutions qu’ils proposent, à réussir, en somme, à ouvrir les portes de leur monde à des fonctionnaires qui en ignorent tout et n’ont aucune raison d’y jouer un rôle. Il faudra parfois, comme le rappelle Patrick Robinet, se montrer un peu coercitif :
« Sur les bandes blanches avec Jean-Marc (Maldonado), une anecdote, un jour, on travaille sur les bandes blanches, les gars nous disent quand les bandes blanches sont posées dans les normes, ça glisse pas. Il y avait une nana en grande robe à fleurs, je me rappellerai toujours, qui présidait la séance, je dis à Jean-Marc : « tiens prends mon casque, il pleut, et puis vas-y ». Il me dit : « qu’est-ce qu’il y a ? » « Il pleut ; la grosse, là-bas, tu prends mon casque et tu l’emmènes sur ta moto derrière ». La bonne femme, elle hurlait : « mais laissez-moi » ; « vous dites que ça glisse pas, les bandes blanches, quand il pleut, mais je vais vous montrer que ça glisse ». Ils ont accepté de faire une étude pour voir si les bandes blanches, sous la pluie elles glissaient ou pas.« 
D’une certaine façon, Bikette inventait ce jour-là les opérations Motard d’un jour, durant lesquelles, avec l’idée que la meilleure façon de faire comprendre ses problèmes est encore de les faire partager, des militants de la FFMC prennent comme passagers élus locaux et responsables techniques de la voirie, et parcourent les routes et les rues dont ceux-ci ont la charge à la recherche d’aménagements problématiques.
Le rapport de sept pages issu de ce groupe de travail, et articulé en quatre thèmes dont deux, la chaussée et les obstacles, l’occuperont presque totalement, permet de vérifier l’efficacité de la méthode, puisque le paragraphe relatif au marquage des chaussées reprend précisément les objections soulevées par Patrick Robinet : « Les produits utilisés pour les marques de chaussées sont soumis à homologation. L’usage de produits homologués est obligatoire sur toutes les voies ouvertes à la circulation. (…) Les normes françaises dans ce domaine équivalent à celles de la plupart des pays européens. Toutefois, les résultats observés en utilisation réelle peuvent s’avérer différents en raison d’applications mal contrôlées surtout en milieu urbain, entraînant éventuellement des insuffisances en début de vie des produits. Un effort d’information sur les « règles de l’art » pour la mise en place des produits a été entrepris par le Ministère des Transports. (…) Il apparaît que l’information n’a pas dans de larges mesures atteint les personnes concernées. » (rapport du groupe Infrastructures, 29 juin 1982, p.2-3). On trouvera sans doute assez caractéristique la manière dont le centre, en charge de la normalisation, à la fois se décharge sur la périphérie de la responsabilité des problèmes causés par la mise en oeuvre des produits qu’il normalise, et porte ceux-ci au compte de l’exception, et du provisoire. Sans craindre la contradiction, et sans doute surtout à titre de concession au coût modeste, cette justification n’empêche pourtant pas de recommander : « que soient mis en oeuvre des essais pour vérifier la validité de la norme actuellement en vigueur. Des essais de tenue sur route grandeur réelle sur des planches expérimentales seraient réalisés. (Cette étude sera réalisée par le LCPC sur la piste de glissance de Nantes. La section locale de la FFMC participera à l’étude). Des passages piétons existants qui seront perçus glissants et d’autres qui sont perçus non glissants seront signalés au Laboratoire pour que des mesures physiques soient faites. » (rapport du groupe Infrastructures, 29 juin 1982, p. 3)
Le sujet essentiel restera toutefois celui des obstacles latéraux, aménagements parfois anciens comme les plantations d’arbres en bord de route, aux usages variés, mais qui ont tous comme propriété commune, lorsqu’un motard les heurte, de transformer une chute sans gravité en accident mortel. On touche là, en particulier avec les glissières métalliques de sécurité dont les supports se révèlent particulièrement dangereux, une question cardinale. Installer ces glissières revient en effet à assurer la sécurité d’une catégorie d’usagers – les automobilistes – en dégradant significativement celle de cette autre catégorie qui partage les mêmes aménagements – les motocyclistes. Or, les alternatives, le remplacement des glissières métalliques par des bordures en béton, ou leur doublement en partie basse, ne présentent aucune difficulté technique, comme le confirme le rapport du groupe de travail :
« Les études menées depuis deux ans par les Services Techniques du Ministère des Transports, au sujet de l’amélioration des glissières de sécurité, ont permis d’arriver à une solution pour les modèles utilisés actuellement, initialement conçus pour retenir les véhicules légers. La solution adoptée consiste en l’adjonction d’un élément de glissement inférieur solidaire de la lisse existante, et qui élimine pour un conducteur de deux-roues les risques de heurt sur les parties inférieures des supports. Différents essais de choc ont été réalisés sur cette nouvelle glissière (…) et ont montré que la sécurité des conducteurs de deux-roues pouvait être améliorée sans incidence sur celle des autres usagers de la route. » (rapport du groupe Infrastructures, 29 juin 1982, p. 4). Les difficultés se limitant donc à dégager les financements nécessaires, le rapport précise que : « Le groupe propose que des virages dangereux, et notamment les sorties de voies rapides, où doit être implanté un dispositif de retenue puissent être équipés du dispositif métallique cité ci-dessus ou par les dispositifs en béton. Le coût complémentaire pour la fourniture et pose de l’élément de glissement inférieur de la glissière métallique est de 100 F/m environ. » (rapport du groupe Infrastructures, 29 juin 1982, p. 5)
Comme on le verra plus bas, ces recommandations seront bien loin de résoudre un problème qui deviendra, durant des décennies et à l’échelle européenne, un des thèmes majeurs de mobilisation des mouvements motards. Patrick Robinet témoigne de cette situation, comme d’avancées obtenues sur un autre sujet : « Là où on n’arrivait pas à décoincer, c’était sur les glissières de sécurité, on avait quand même décoincé avec la DDE, c’était de leur faire virer toutes les balises en bois qu’il y avait dans les virages parce qu’à l’époque les balises, elles étaient rectangulaires. Et quand les gars de la DDE les mettaient, ils les mettaient avec du béton, c’était des trucs avec des angles vifs et tout. Mais à la DDE, il y avait déjà des gens qui avaient travaillé dessus, donc on a pas eu beaucoup à compter pour les faire virer. Quand ils ont mis des machins en plastique à la place ça a été un sacré progrès. » Sur ce point, le rapport se montre en effet simple et définitif : « Les anciennes balises de virage en béton ou en bois sont dangereuses en cas de sortie de chaussée. Les balises actuelles en plastique ne présentent pas ces inconvénients. Le groupe propose :
– que les normes d’agrément des matériels prennent en compte la non agressivité,
– que soit engagée la suppression des anciennes balises. » (rapport du groupe infrastructures,  29 juin 1982, p. 5)

Comme le laisse entendre ce texte, comme le rappelle Patrick Robinet, le processus de remplacement des anciennes balises était déjà engagé au moment de la concertation ; il était donc d’autant plus facile de le mener à son terme, et de le porter au crédit de celle-ci, qu’il se serait de toute façon déroulé quand bien même la concertation n’aurait pas eu lieu. Le rapport examine pour finir un autre type d’aménagement dangereux disposé celui-là sur la chaussée, dans les grandes villes, ces séparateurs physiques pour les couloirs réservés aux autobus et qualifiés de « bordurettes ». Or, « Ces dispositifs sont perçus par les représentants de la FFMC comme très dangereux pour des raisons de mauvaise visibilité (…) (ils) demandent le retrait des dispositifs de ce type mis en place récemment à Paris. » (rapport du groupe Infrastructures,  29 juin 1982, p. 5). Très circonspect à l’égard d’aménagements dont la nécessité semble douteuse et le risque avéré, le rapport, reprenant sans doute la position du ministère de l’Équipement, propose de rechercher des solutions « qui éviteraient l’emploi de dispositifs faisant saillie sur la chaussée » ou, au moins, « de définir des règles techniques (…) qui seraient issues d’une approche globale « sécurité et circulation. », en étudiant les paramètres, hauteur, profil, signalisation, les « moins dangereux pour les deux-roues ». (rapport du groupe infrastructures, 29 juin 1982, p. 6) À en juger par l’état de la voirie des villes contemporaines, mais aussi de ces villages tranquilles dont les maires sont de grands expérimentateurs en matière de ralentisseurs, ces sages conseils n’ont eu aucun écho.

les effets

Daté du 1er décembre 1982, le rapport final de la Commission nationale motocycliste rappelait en préambule son objectif, « faire le point, par une concertation avec tous les intéressés, sur les problèmes de sécurité routière concernant la motocyclette », ce pourquoi il « reflète l’opinion de la commission et précise les quelques points de divergence qui on pu apparaître. » (Commission nationale motocycliste, rapport final, 1er décembre 1982 p. 1-2). Ces conclusions, et ces divergences, dont les principales ont été détaillées plus haut, se limitent, comme le rappelle le préambule, à dresser un catalogue des controverses, à préciser un état de l’art dont certains points se doivent d’être approfondis, et à formuler une série de recommandations le plus souvent, au moins dans l’immédiat, sans effet réel. Et il faudra attendre un an et une nouvelle table ronde, directement animée par le Délégué à la sécurité routière, Pierre Mayet, qui débutera le 13 octobre 1983 et comprendra sept sessions, pour passer aux applications. Les Archives Nationales ne conservent malheureusement de ces rencontres qu’une synthèse de onze pages portant la date manuscrite du 8 février 1984 et sans indication d’émetteur ni de destinataires ; cette synthèse, en particulier si on la compare avec le rapport de la Commission, constitue pourtant un document d’une grande richesse.

Elle se place d’abord dans un cadre bien plus large, celui de la « nouvelle politique de sécurité routière » inaugurée par Pierre Mayet et décrite par une de ses chargées de missions, Monique Fichelet, dans un article de Déviance et Société. Après avoir constaté que les mesures prises par Christian Gérondeau, d’abord efficaces en termes de baisse de la mortalité routière, atteignent rapidement « leurs limites, celles de mesures techniques articulées en une politique nourrie de l’idéologie technico-économique dominante à une époque où la rationalisation des choix budgétaires était en quelque sorte l’alpha et l’omega des milieux de la décision ») (Fichelet, La nouvelle politique de sécurité routière en France et la question des sanctions pénales, Déviance et Société, 1984, vol 8 n°1 p. 103-104), Monique Fichelet présente cette nouvelle politique qui, comme l’ancienne, se fixe toujours « des objectifs quantitatifs », continue à « mettre en oeuvre des moyens techniques, quantifiables », mais introduit en plus « une approche qualitative et une remise en question des pratiques administratives classiques (le programme REAGIR est une bonne illustration de ces orientations méthodologiques puisqu’il repose sur l’analyse approfondie de chaque accident mortel, au cours d’une enquête technique menée parallèlement à l’enquête judiciaire, par des équipes territorialisées pluridisciplinaires) ». (Fichelet, 1984 , p. 104). Il s’agissait, en d’autres termes, d’inviter, au moins à l’échelon local, des acteurs sans aucun lien avec l’appareil d’Ètat à participer à la mise en oeuvre d’une politique publique.
Deux conditions au moins étaient nécessaires pour satisfaire une telle ambition, la première étant de trouver, dans la société civile, des individus prêts à apporter leur contribution, compétents, motivés, bénévoles, des militants, en somme. On comprend alors le rôle que la FFMC, qui se distinguait d’autres regroupements d’usagers à la fois par son militantisme et par son expertise d’un milieu dont les subtilités échappaient totalement aux agents de l’Ètat, sera amenée à jouer dans un tel dispositif. Monique Fichelet raconte ainsi cette rencontre un peu inattendue : « Il est intéressant en ce sens de signaler le dialogue, d’abord difficile, qui s’est instauré depuis un an entre le Délégué interministériel et cette fraction des usagers de la route souvent rejetée par l’opinion comme déviante : les jeunes amateurs de moto (Fédération Française des Motards en Colère). Cette expérience vient en effet de déboucher sur un projet de réforme du permis moto qui satisfait les deux parties. (…) il semble que l’on n’ait, pour une fois, plus affaire à deux logiques irréductibles : celle du pouvoir, des décideurs, des technocrates …, d’un côté et, de l’autre, celle des administrateurs, des usagers, des justiciables… » (Fichelet, 1984, p. 111). Cette image de la FFMC en fer de lance de la nouvelle politique se trouve confirmée à la fois par la synthèse de la Table ronde de 1983, où l’on peut lire que : « la démarche de construction commune qu’a été cette table ronde doit son succès à certaines caractéristiques du milieu motard, milieu de jeunes et de passionnés, qui peut faire de ce secteur un exemple dans le domaine de la prévention active des accidents. » (synthèse de la table ronde, 8 février 1984 p. 2) et par les souvenirs de Patrick Robinet : « Oh, c’était extraordinaire de travailler avec Mayet. Extraordinaire, un mec d’ouverture. Il nous disait : « allez-y, foncez, parce que vous allez les remuer, les hauts fonctionnaires. » Il nous donnait carte blanche, on faisait le travail qu’il aurait voulu faire.« 

Si l’on peut faire totalement confiance aux militants de la FFMC pour bien exécuter un tel programme, encore faut-il, pour qu’il soit fructueux, qu’une seconde condition soit remplie, celle, sinon de la collaboration active, du moins de l’absence de résistance passive de la part de ceux qui, dans l’affaire, avaient surtout à perdre, les fonctionnaires en question. L’histoire de REAGIR montrera combien ce second point sera difficile à conquérir. Et la synthèse de la Table ronde, liste détaillée de mesures opérationnelles là où la concertation de l’année précédente se contentait d’énumérer les recommandations, montre bien un certain art du compromis. Ainsi en est-il de ce nouveau permis moto, qui entrera en vigueur le 1er janvier 1985. Il consacre bien l’abandon de la catégorie des 400 cm³, et « l’institution d’un permis de conduire unique après 18 ans donnant accès à la conduite de toutes les motocyclettes », mais « ce permis sera conçu de manière à exiger une formation plus complète et davantage tournée vers la maîtrise des situations réelles de conduite ». (synthèse de la Table ronde, p. 2). Privilégier l’épreuve en circulation, concevoir les épreuves sur plateau « de manière à vérifier que l’élève a acquis la maîtrise des manoeuvres essentielles, tout en éliminant la possibilité de « bachotage » et l’acrobatie » (synthèse de la Table ronde, p. 3) répondait bien aux exigences de la FFMC, et à sa dénonciation du « permis cirque ». Mais, à quelques détail près, cette épreuve de plateau désormais obligatoire pour tous les candidats conservait les principes du permis A3 élaboré par Christian Gérondeau, et spécifiquement conçu pour être aussi sélectif que possible. Et avec le permis à A1 pour les motocyclettes légères, le compromis ira encore plus loin : la 125 cm³ supprimée par la réforme de 1980 fera son retour, mais elle sera accessible seulement à partir de 17 ans : à 16 ans, on pourra toujours passer le permis A1, et sur une 125 cm³, mais le jeune titulaire de ce nouveau permis n’aura que le droit, durant sa première année d’exercice, de conduire un 80 cm³. En évitant de condamner cette catégorie à une mort brutale, on préserve les intérêts de l’industrie, mais aussi des propriétaires de l’engin, et on évite de déjuger les auteurs de la réforme de 1980, tout en concédant à la FFMC une satisfaction partielle de ses revendications : un compromis parfait, en somme. Enfin, cette réforme se payera d’une contrepartie plus globale, sur les raisons de laquelle le document reste muet, la : « Limitation des motos admises en circulation à une puissance de 100 CV » (synthèse de la Table ronde, p. 2)
La synthèse de la Table ronde prévoit d’autre part la mise en place d’un vaste dispositif participatif, avec la création d’un « groupe « moto » au sein de l’observatoire national de la sécurité routière », « groupe technique à caractère permanent » auquel participeront usagers, constructeurs, sociétés d’assurance et administrations, chargé d’assurer « la publication d’un suivi statistique de l’évolution de la pratique moto et de la sécurité » et de servir « de support aux actions de prévention envisagées par chacun des partenaires » ; il serait assisté d’une sous-commission moto intégrée au ministère des Transports et en charge de questions purement mécaniques, au sein du ministère des Finances, d’un groupe de travail spécialiste de l’assurance, et enfin, avec l’unité expérimentale de Montlhéry, d’un groupe chargé de « préciser les modalités d’examen du nouveau permis moto » auquel participeront « des experts de toutes origines ». (synthèse de la Table ronde, p. 6 ) Et le document conclut que « la clôture des travaux de la table ronde, fixée au 1er janvier 1984 dans un souci d’assurer une mise en place rapide de la réforme ne doit pas signifier une pause dans le dialogue établi entre pouvoirs publics et milieu motard. Les différents groupes de travail fourniront un cadre à la poursuite des discussions qui, le contact ayant été établi au cours de la table ronde, ne nécessitait pas dans tous les secteurs la mise en place d’une structure formelle, mais doit plutôt s’envisager en fonction de la demande » (synthèse de la Table ronde, p. 7)

Faute d’informations complémentaires, et en particulier de témoignages des participants, faute aussi de documents décrivant l’application des mesures envisagées, il reste pour l’instant difficile de pousser la comparaison entre la Commission de 1982 et la Table ronde tenue l’année suivante plus loin que par la constatation de quelques évidences, et en particulier cette différence de nature entre ces deux instances pourtant chargées, en gros, de discuter des mêmes problèmes avec les mêmes personnes. La Commission, née d’une demande pressante de la FFMC, semble moins avoir été une arène de concertation que d’affrontement entre des positions au départ fortement antagonistes, et, sur la fin, un peu plus conciliantes ; elle n’a, de plus, rien produit d’autre que des recommandations. La Table ronde, à l’opposé, inscrite dans un laps de temps d’à peine deux mois, montre une ferme volonté d’aboutir, vite, à des résultats concrets, et s’inscrit dans un cadre bien plus large que la seule question de la moto, celui d’une politique nouvelle qui veut faire participer les usagers à la prise des décisions qui les concernent et inscrire, par le biais de structures permanentes, ce programme dans la durée, politique pour laquelle la moto sert de prototype. Sans doute le parcours de Pierre Mayet, tout juste nommé lors du lancement de la Commission de 1982, puisque son décret de nomination date du 21 avril 1982, et visiblement bien plus présent, dix-huit mois plus tard, lors des travaux de la Table ronde, explique-t-il en partie cette différence. Mais, dans l’écart entre le rythme lent de la Commission dont les débats durent neuf mois, et le tempo bien plus bref de la Table ronde, peut-être faut-il aussi lire une nécessité de brusquer les choses, une intention indéniable, sous la pression de la nécessité, de bel et bien les remuer, ces hauts fonctionnaires.
Ces processus de concertation, en somme, ne sauraient décrire autre chose que ce qu’ils sont, une confrontation entre les thèses complémentaires ou opposées d’un certains nombre d’acteurs auxquels l’État, à l’initiative de ces rencontres, accorde cette légitimité minimale qui rend leurs propos dignes d’être entendus, et débattus. Un tel point n’est pas nécessairement acquis, et il ne l’était pas pour le mouvement motard avant le changement politique consécutif aux élections de 1981. Mais, une fois l’accord obtenu sur des conclusions communes, la route de l’effectivité est longue et semée d’obstacles. La mise en oeuvre des décisions prises par des assemblées éphémères, sans statut et sans pouvoir, dépend d’abord de la bonne volonté des pouvoirs publics, celle qui permet de transformer les recommandations de la Commission de 1982 en ces réformes effectives qui seront précisées par la Table ronde de 1983. Leur destin, ensuite, dépendra de la capacité des appareils centraux à imposer leur décisions, et à contrôler leur application. Et ce qui n’est guère compliqué dans le cadre seulement national et essentiellement réglementaire du permis de conduire devient presque impossible, lorsqu’il s’agit de vérifier que, sur telle route, tel virage a été mis aux normes. Après tout, il reste difficile de placer un gendarme derrière chaque terrassier de la DDE, de manière à contrôler que sa manière de répandre des gravillons sur la chaussée répond bien aux règles de l’art, et aux consignes du ministère. Emblématique, la question du doublement en partie basse des glissières métalliques de sécurité animera durant des dizaines d’années, et jusqu’à aujourd’hui, les manifestations motardes, et se déplacera à l’échelon européen, où il s’agira d’imposer pour les équipements futurs des normes tenant compte des spécificités des motocyclistes : si l’on s’en tient aux recommandations de la Commission, elle était pourtant résolue dès 1982.

On ne peut donc manquer de conclure autrement que par une comparaison avec la Concertation nationale inaugurée en juin 2009, et qui poursuit ses travaux à un train de sénateur. Car son dispositif est si proche de celui de la Commission de 1982 qu’on pourrait presque jouer entre elles au jeu des sept erreurs : la Concertation se déroule elle aussi à la fois en assemblées plénières, et en groupes de travail eux aussi au nombre de cinq, avec toujours comme objets d’étude le véhicule, la formation, et les infrastructures. Assurances et statistiques ont disparu, en partie fondues dans un nouveau thème, l’analyse des causes et des conséquences des accidents. Reste enfin un groupe Usagers, règles et équipement, dont les débats sont surtout consacrés au dernier sujet, lequel a énormément évolué depuis les années 1980. Les acteurs, pouvoirs publics, Prévention Routière, assurances, FFMC, eux non plus n’ont pas changé, le rôle des derniers arrivés dans ce débat public, les associations des victimes de la route, étant exactement à la hauteur de leur connaissance et de leur intérêt pour la question du deux-roues motorisé. Une concertation, en somme, en particulier dans le milieu de la moto où une organisation militante, et un groupe d’usagers, la FFMC, détient, directement comme au travers de ses structures associées, mutuelle, presse, organisme de formation, une expertise sans équivalent, à la fois ne peut se dérouler sans elle, et n’offre aucune garantie de bonne fin, si minime soit-elle. Il est, ainsi, extrêmement symptomatique de constater que, près de trente ans après la Concertation de 1982, les statistiques d’accidentalité confondent toujours motocyclettes légères et grosses cylindrées, et que les publications annuelles du ministère des Transports précisent toujours que, en ce qui concerne les motocycles, « seules les immatriculations figurent, le parc n’étant pas encore géré pour ces véhicules », que l’on sait toujours très « peu de choses » sur ces machines et leurs utilisateurs, et que le recours palliatif au résultats de l’Enquête nationale transport de l’INSEE figure, comme en 1982, à l’ordre du jour d’une prochaine réunion de groupe de la Concertation démarrée en 2009.

Page 1 of 4

Fièrement propulsé par WordPress & Thème par Anders Norén